Jean-Christophe Rufin : « Sarkozy n’a jamais rompu avec la Françafrique »
Membre de l’Académie française, ancien vice-président de Médecins sans frontières puis président d’Action contre la faim, Jean-Christophe Rufin a été ambassadeur au Sénégal de 2007 à 2010.
Jean-Christophe Rufin est une sorte de Romain Gary des temps modernes. Médecin de formation, humanitaire par engagement, écrivain par passion, il aura été diplomate en Afrique, le temps d’un séjour à Dakar de près de trois ans comme ambassadeur, avant qu’Abdoulaye Wade ne demande et obtienne son départ, en juin 2010. En cause, son franc-parler sur la gouvernance du président sénégalais.
De cette expérience, Jean-Christophe Rufin a notamment tiré un roman, Katiba, sur le terrorisme islamiste au Sahel et quelques certitudes. La Françafrique a encore de beaux restes, et les promesses sarkoziennes de rupture se sont perdues dans les entrelacs des réseaux remontant jusqu’à l’Élysée.
S’il a décidé aujourd’hui de se consacrer à temps plein à l’écriture, le plus jeune académicien français (59 ans) n’en a pas pour autant fini avec le continent. Conseiller écouté de Martine Aubry durant la primaire socialiste, il observe avec sympathie, mais à bonne distance, les premiers pas du candidat François Hollande. Avec un espoir : que l’absence de tropisme africain de l’élu de Corrèze soit finalement une chance.
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Alain Juppé est un homme honnête. Il déteste les circuits parallèles qui parasitent l’autorité de l’État. Nul doute qu’il ait la volonté de débarrasser notre politique africaine des réseaux occultes qui l’encombrent. Mais qu’il y soit parvenu est une autre question…
La crise sénégalaise, après l’affaire libyenne ou la question du génocide arménien, montre que sur de nombreux dossiers, en Afrique comme ailleurs, l’autorité du ministre d’État est encore loin de prévaloir. Le désir sincère d’Alain Juppé de prendre ses distances avec le président Abdoulaye Wade a été contrecarré par des influences venues de plus haut. Après des propos bienvenus appelant au « changement de génération », un discret rétropédalage du ministre a montré qu’il n’était pas suivi par le chef de l’État sur cette ligne.
Le Sénégal est emblématique de la relation franco-africaine sous Sarkozy. Le président Wade ne se permettrait pas une épreuve de force avec son peuple s’il ne se savait pas soutenu par la France. Quand Juppé le critique, il ne se prive pas de lui rappeler avec arrogance que les décisions ne se prennent pas à son niveau. Ainsi la France, qui se prétend dans le monde championne des droits de l’homme, est le dernier pays à faire preuve au Sénégal d’une complaisance coupable pour un régime qui, au fil des années, a vidé la démocratie sénégalaise de son contenu – tout en préservant ses formes – et créé les conditions d’une autocratie héréditaire.
Meeting du candidat socialiste, le 22 février à Évry au sud du Paris où vit une importante communauté africaine.
© Albert Facelly pour J.A.
Ce n’est assurément pas le seul pays africain dans lequel nous ayons choisi de soutenir des régimes peu démocratiques (même s’ils prennent soin, comme au Cameroun, d’être périodiquement « réélus » !). Parallèlement, la France s’est aliéné les élites par une politique de visas humiliante (autant qu’inefficace), et le discours de Dakar a produit des effets désastreux dans les mentalités africaines. Ce cocktail (soutien aux autocrates et rupture avec la société civile) est exactement celui qui s’est révélé explosif dans le monde arabe… Si un printemps africain se déclenche, il se fera à nos dépens.
Mettre en avant la renégociation des accords de défense pour prouver la fin de la Françafrique me paraît assez peu convaincant. Je ne suis pas certain que les nouveaux accords soient plus transparents que les anciens. Les clauses secrètes ont, certes, disparu, mais elles laissent la place à des arrangements informels non écrits qui ne sont pas moins opaques. Globalement, le dispositif militaire français en Afrique n’a d’ailleurs pas beaucoup changé, hormis les réductions d’effectifs motivées par nos nouvelles contraintes budgétaires.
Surtout, l’interventionnisme français en Afrique a rarement été aussi fort que pendant ces cinq dernières années. Sauvetage militaire d’Idriss Déby Itno au Tchad, soutien au général putschiste Mohamed Ould Abdelaziz en Mauritanie, coup de pouce électoral à Ali Bongo Ondimba au Gabon, intervention armée en Côte d’Ivoire, appui à la transition guinéenne, interventions armées au Niger contre Al-Qaïda, sans parler de l’intervention en Libye, le quinquennat écoulé a été marqué par un activisme français tous azimuts, secret ou à visage découvert, sur le continent africain.
L’interventionnisme français a rarement été aussi fort que ces cinq dernières années.
Quel que soit le jugement que l’on porte sur ces interventions, force est de reconnaître qu’elles n’ont en rien le caractère « normal » qu’elles pourraient avoir dans le reste du monde. Elles sont largement fondées sur des relations personnelles anciennes (entre Alpha Condé et Bernard Kouchner ; entre Alassane Ouattara et Nicolas Sarkozy) ou nouvelles (entre Mohamed Ould Abdelaziz et Claude Guéant). La politique africaine de la France doit peu au Quai d’Orsay et beaucoup encore aux réseaux de toutes natures. La rupture avec la Françafrique, annoncée par le candidat Sarkozy à Cotonou en 2006, est loin d’être consommée.
Le candidat socialiste ferait-il mieux que l’actuel chef de l’État ? Il n’est pas encore possible de le dire car ni l’équipe de campagne de François Hollande, ni ses déclarations ne sont véritablement convaincantes. Il n’a délivré jusqu’ici ni discours programmatique ni propositions concrètes sur ces sujets.
De tous les prétendants à l’investiture socialiste pendant la primaire, Hollande était certainement celui qui avait le moins d’expérience africaine. Mais, après tout, être un homme neuf présente aussi des avantages. Hollande ne porte pas le poids moral de l’ère mitterrandienne et de ses pénibles compromissions africaines (Rwanda, Angolagate, etc.). Tous ceux qui déplorent le poids excessif de l’Élysée dans ces affaires africaines ne peuvent que se réjouir de voir arriver au pouvoir un président qui n’aurait pas d’appétit particulier pour ces questions.
Encore faudrait-il savoir à qui Hollande choisira de confier l’élaboration et éventuellement la conduite d’une politique africaine. On en est réduit sur ce point à des supputations. Son équipe de campagne comporte une personnalité de grande compétence sur les questions de coopération, Jean-Michel Severino. Ancien directeur de l’AFD (Agence française de développement), il a construit une « Banque mondiale à la française », instrument de choix pour mener une politique de développement. Il est bien placé pour savoir que les cinq dernières années ont été marquées par une importante régression dans ce domaine. Une profonde désorganisation de notre outil de coopération a été causée notamment par la création absurde et éphémère du ministère de l’Immigration, auquel ont été confiés, sans compétence ni règles claires, une part importante des budgets de développement. On peut compter sur Severino pour rectifier ces erreurs.
Mais dans le domaine des relations politiques avec l’Afrique, le casting est plus inquiétant. Attribuer ce secteur à Kofi Yamgnane n’est pas vraiment un signe de rupture avec le passé mitterrandien. L’idée de confier les affaires africaines à un Africain pourrait être bonne s’il s’agissait d’un homme neuf, symbolisant un changement d’époque et de méthode…
Plus étrange encore est le rôle de Laurent Fabius. L’ancien Premier ministre s’est saisi des questions internationales et en particulier africaines. Avoir choisi le Gabon pour effectuer son premier voyage ne témoigne pas, c’est le moins que l’on puisse dire, d’une grande volonté d’en finir avec la Françafrique.
Entre Printemps arabe et crise financière mondiale, entre rivalité énergétique des grandes puissances et appétit de terres des pays émergents surpeuplés, l’Afrique est confrontée à des défis immenses. Les prochaines années seront décisives. Soit la France achève la décolonisation et mène en Afrique une politique cohérente avec les autres Européens, respectant la démocratie là où elle existe et soutenant ceux qui se battent pour l’établir là où elle fait défaut, et elle a un avenir en Afrique ; soit elle tente de s’accrocher à ses vieux réseaux d’affairistes et d’autocrates, et elle sera balayée.
Le candidat Hollande bénéficie auprès des Africains d’Afrique ou de France d’un préjugé favorable lié au rejet de Sarkozy et de sa politique. Cette adhésion par défaut ne le dispense pas d’élaborer un programme cohérent sur ces questions et de montrer sa volonté de renouvellement. Faute de quoi Alain Juppé aura beau jeu de mettre en avant sa nouvelle gestion des affaires africaines et de donner à penser qu’en la matière la vraie rupture serait… la continuité !
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