Tunisie : Leïla Ben Ali, la femme fatale

Avec son époux, Leïla Ben Ali, la première des trois reines déchues dont nous parlons dans ce dossier (avec Suzanne Moubarak et Safia Kadhafi), a régné sans partage sur la Tunisie pendant vingt-trois ans. La femme de Zine el-Abidine Ben Ali incarne les vertiges du pouvoir : ambitions démesurées, clanisme familial, enrichissement personnel… L’aveuglement de cette petite fille des quartiers pauvres aura précipité la chute du couple présidentiel, parti en exil en Arabie saoudite.  

Leïla Ben Ali à l’ouverture du 3e congrès de l’organisation de la femme arabe, à Tunis en 2010. © Hassene Dridi/Sipa

Leïla Ben Ali à l’ouverture du 3e congrès de l’organisation de la femme arabe, à Tunis en 2010. © Hassene Dridi/Sipa

Publié le 13 mars 2012 Lecture : 10 minutes.

Toutes deux avaient une soif démesurée d’argent et de pouvoir. Leïla Trabelsi, la femme de l’ex-président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, rappelle à bien des égards Imelda, l’épouse de Ferdinand Marcos, l’ancien président des Philippines. Toutes deux ont été de ravissantes jeunes femmes, belles et ambitieuses. Ces ex-premières dames symbolisent l’extravagance et les vertiges de deux règnes sans partage – de 1965 à 1986 pour Marcos, de 1987 à 2011 pour Ben Ali – interrompus brutalement par des révoltes populaires. Dans leur fuite, Imelda et Leïla ont laissé derrière elles les traces de leur coquetterie sans limites : trois mille paires de chaussures pour la première, un millier pour la seconde… Contraints à l’exil, les Marcos comme les Ben Ali ont ensuite été poursuivis par la justice de leur pays.

À Djeddah, le couple Ben Ali – qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt international déposé par la justice tunisienne – est logé dans l’un des palais d’hôtes entretenus par la famille royale saoudienne. Le 15 janvier, quelques heures après leur arrivée, un général s’est présenté. Le discours a été clair : il n’y aura pas d’avion pour rentrer au pays et seuls les contacts avec la famille sont autorisés. Il leur a ensuite fourni des téléphones portables avec des cartes de l’opérateur Mobily. Ben Ali ayant quitté Tunis sans rien emporter, Leïla s’est rendue au centre commercial Red Sea Mall avec son fils, Mohamed, sa fille Halima et le fiancé de celle-ci, Mehdi Ben Gaied, pour lui acheter des vêtements. Le lendemain, les autorités saoudiennes lui ont envoyé un tailleur. Selon plusieurs témoignages recueillis depuis, l’ancien président tunisien évite de regarder les chaînes d’informations satellitaires, contrairement à Leïla, qui a ainsi assisté à la découverte des fastes du palais de Sidi Dhrif. « Je vais porter plainte. Ce n’est pas normal qu’ils ouvrent ma maison de cette manière. Cherchez un avocat pour porter plainte », a-t-elle apostrophé Ben Ali.

Leïla et son mari continuent de vivre à Djeddah et, contrairement à ce qui a été dit, ils n’ont jamais mis les pieds à Abha, dans le sud de l’Arabie saoudite.

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Une semaine après son arrivée à Djeddah, accompagnée de sa fille Halima, du fiancé de celle-ci et d’une dame se faisant appeler Souad Trabelsi, elle s’est rendue à La Mecque pour la omra (petit pèlerinage), alimentant la rumeur d’une fuite. Depuis, Ben Gaied est rentré à Tunis, où il a été entendu comme témoin par un juge d’instruction. Leïla et son mari continuent de vivre à Djeddah et, contrairement à ce qui a été dit, ils n’ont jamais mis les pieds à Abha, dans le sud de l’Arabie saoudite. Ben Ali n’a pas non plus été hospitalisé. Son ex-épouse, Naïma Kefi, restée à Tunis, sa fille Nesrine (mariée à Mohamed Sakhr el-Materi), réfugiée au Qatar, et Belhassen Trabelsi, en fuite au Québec, ont pu lui téléphoner à l’époque pour s’en assurer. Depuis, le couple présidentiel poursuit une vie d’exilés à la retraite…

Une retraite dorée à laquelle rien ne destinait Leïla, née dans un quartier pauvre de la médina de Tunis, rue de la Carrière, impasse du Mortier, dans une vieille maison où s’entassaient ses dix frères et soeurs. Son père, Mohamed, s’adonne au petit commerce informel dans les souks. Sa mère, Saïda, est domestique dans un hammam. Au milieu des années 1970, la famille déménage à Khaznadar, à l’ouest de Tunis. La jeune Leïla quitte le lycée, travaille comme secrétaire et séduit un homme d’affaires, qui l’épouse. Le mariage dure trois ans. En attendant que le divorce soit prononcé, elle travaille au gré des occasions et de ses connaissances : hôtesse de l’air sous le pseudonyme de Monia, secrétaire dans une entreprise de bâtiment, commerciale voyageant entre Tunis, Paris, Rome… Elle s’affiche dans les restaurants chics. « Leïla Gin » – sa boisson préférée -, ou « Leïla Jean » – en référence à son pantalon moulant -, commence à avoir sa petite réputation.

Fausse échographie

Grand amateur de jolies filles, le jeune Ben Ali remarque cette brunette aguichante après sa nomination comme directeur général de la sûreté nationale à la suite des émeutes de janvier 1984. Elle joue de sa beauté. Il cède à ses charmes. Leïla a pris sa décision : elle sera la maîtresse de ce militaire décidé à monter très haut. Après son expérience de quatre ans comme ambassadeur en Pologne, il a secrètement résolu de succéder à Habib Bourguiba. En janvier 1987, la jeune femme donne naissance à leur premier enfant, Nesrine. Quelques mois plus tard, le 7 novembre, Ben Ali écarte Bourguiba.

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Leïla s’installe au palais présidentiel de Carthage et, fin 1991, tombe enceinte une deuxième fois. Est-ce un garçon ? Fausse échographie à l’appui, elle fait croire à son amant que oui. Le contrat notarié de mariage est conclu en mars 1992, quatre mois avant la naissance du bébé… une petite fille, Halima.

C’est le début d’une ascension vertigineuse. La nouvelle première dame va passer du statut de maîtresse dépendante à celui d’épouse dominante. Ses dix frères et soeurs, avec leurs enfants, ont un accès libre au palais présidentiel. Chaque mois, chacun reçoit de la présidence une enveloppe contenant entre 200 000 et 300 000 dinars (100 000 à 150 000 euros) en cash. Très vite, grâce à leur patronyme et aux passe-droits qui vont avec, ils vont « voler » de leurs propres ailes en se lançant à corps perdu dans le business.

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Dotée d’un fort caractère, la mère, Saïda, surnommée affectueusement Hajja Nana, acquiert une grande influence. C’est auprès d’elle que Leïla puise mille et une recettes pour envoûter son mari. Tout y passe : l’encens, la magie, le recours régulier à des « spécialistes », dont une Marocaine. Ben Ali ne refuse presque rien à sa belle-mère, même des postes ministériels pour ses protégés. Lorsque cette dernière décède, en 2008, Leïla demande à son mari de décréter un deuil national de trois jours. Il refuse. La colère de l’épouse sera mémorable. Rien ne doit lui résister.

Cessez de parler de ma femme, sinon je suis capable de vous liquider.

Message de Ben Ali à un journaliste

Méthodiquement, elle pousse son époux à faire le tri dans son entourage immédiat, ne gardant pratiquement que ceux qui font allégeance aux Trabelsi. Petit à petit, le clan étend sa toile : à la présidence, au sein du gouvernement, à la tête des administrations, dans les grandes entreprises ou banques publiques, aux comités de direction de sociétés privées… Un simple appel téléphonique suffit pour obtenir un crédit ou effacer une ardoise. Pour les privatisations, particulièrement juteuses, l’obtention de marchés publics ou de concessions, l’« arbitre » Ben Ali répartit les prébendes.

Parallèlement, Leïla se constitue un réseau au sein de la société civile avec l’association caritative Basma, qu’elle fonde en 2000 et qui va se transformer très vite en pépinière pour courtisanes. Au très select club Alyssa, qu’elle a ouvert à deux pas du palais de Sidi Dhrif, les épouses de ministres et d’hommes d’affaires se pressent pour deviser gentiment, siroter du thé mijoté au feu de bois et jouer à la « chkobba », en une surréaliste réplique des réceptions de Marie-Antoinette au Petit Trianon. Leïla excelle à ce jeu de cartes dans lequel gagne celui qui ramasse le plus de cartes, porte le plus de coups à l’adversaire et emporte le 7 de carreau – ce chiffre a fait l’objet d’un véritable culte durant l’ère Ben Ali.

La "dame de Carthage"

Pour rapprocher les siens des grandes lignées bourgeoises de la banlieue nord de Tunis, la « dame de Carthage » multiplie les alliances. Elle a marié son frère Belhassen avec l’une des filles de Hédi Djilani, l’ancien patron des patrons. Sa fille Nesrine a jeté son dévolu sur Sakhr el-Materi, qui appartient à une grande famille de la bourgeoisie tunisoise. Halima, sa cadette, qui ne porte pas les Trabelsi dans son coeur, s’est fiancée avec Mehdi Ben Gaied, issu également d’une grande famille.

L’étoile de Leïla va briller de mille feux en février 2005. Âgée de 48 ans, elle donne à Zine el-Abidine Ben Ali, 68 ans, un héritier mâle, Mohamed. L’année précédente, le couple, profitant d’une visite de travail aux États-Unis, avait effectué un séjour privé et très discret en Californie, destination célèbre pour ses cliniques de fécondation in vitro offrant la possibilité de choisir le sexe de son enfant.

L’équilibre des forces au sein du couple est bouleversé. Leïla prend le dessus sur son époux, sous traitement pour un cancer de la prostate. Les chancelleries commencent à élaborer les hypothèses pour la succession, et on chuchote même le nom de Leïla. Ben Ali est devenu un « président à mi-temps ». Il se rend le matin au palais de Carthage, où il laisse les parapheurs traîner des semaines sur son bureau, rentre à l’heure du déjeuner au palais de Sidi Dhrif, à cinq minutes de route. Il y consacre l’après-midi à jouer avec Mohamed et la soirée à discuter des grandes et petites affaires avec Leïla et le frère préféré de celle-ci, Belhassen. Les deux Trabelsi initient les décisions, lui ne fait qu’apposer le sceau présidentiel.

Leïla ordonne même à Hassen Ouertani, huissier du président depuis Bourguiba, de lui rendre compte de l’agenda du chef de l’État. Celui-ci refuse, arguant qu’il n’est qu’un « simple planton ». Leïla obtient son renvoi mais, suite à une enquête du chef de la garde présidentielle, Ali Seriati, Ben Ali parvient à convaincre son épouse de le réintégrer un mois plus tard.

En 2005 toujours, l’anniversaire de Leïla réunit le clan, le 20 juillet – date qu’elle préfère à celle du 14 octobre figurant sur son état civil. Mais la reine de la fête est d’humeur maussade : « Le meilleur cadeau que tu puisses me faire, c’est d’assurer la sécurité de notre enfant et de toute la famille », dit-elle à son mari. Le chef de l’État décide alors de faire adopter une loi accordant à vie, à lui-même et à ses proches, une série de privilèges « dans les mêmes conditions que ceux accordés au président de la République en exercice ». Sans attendre l’ouverture de la session parlementaire, mi-octobre, la Chambre des députés est convoquée en session extraordinaire le 26 septembre. Le texte est adopté à l’unanimité des présents, en quelques minutes et en catimini (seul J.A. l’a révélé à l’époque).

"Leïla présidente"

Un bas de laine bien garni

Les actifs du couple sont estimés à 3,7 milliards d’euros. Si quelque 42 millions de dinars (21 millions d’euros) en liquide ont été découverts au palais de Sidi Dhrif, les biens des Ben Ali et de leurs proches saisis en Tunisie en 2011 comprenaient 233 titres fonciers, 117 participations ou parts dans des sociétés, 34 voitures de luxe, 48 yachts et bateaux de pêche, ainsi que des biens immobiliers. Le palais de la Marina, à Hammamet – dont le terrain avait été acheté à l’État pour… 100 dinars -, a été construit en grande partie sur le budget de la présidence, alors que Leïla avait bénéficié d’un crédit de 55 millions de dinars. L’École internationale de Carthage, ouverte par la première dame, a elle aussi été bâtie sur un terrain public, obtenu pour 1 dinar symbolique. Le projet a en outre bénéficié d’une subvention de 3 millions de dinars. Enregistré au nom de Ben Ali, le palais de Sidi Dhrif est édifié sur un terrain acheté à l’armée à un prix très sous-estimé. Les militaires ont aussi contribué, avec l’État, à financer sa construction. AZ.B.

Cette « assurance vie » prise, la campagne présidentielle de 2009 permet à Leïla d’entrer de plain-pied dans l’arène politique en tenant la vedette dans cinq meetings en neuf jours. Très en verve, elle sillonne la tribune en saluant la foule et martèle que « le mérite d’un Tunisien par rapport à un autre Tunisien, ou d’une Tunisienne par rapport à une autre Tunisienne, ne vaut que par son apport utile au profit de son peuple et de sa patrie ». Cette Tunisienne, serait-ce elle ? La première dame fait déjà figure de régente. Une campagne « Leïla présidente » est envisagée.

« L’épouse du chef de l’État a mis du piment dans la préparation de cette échéance en apparaissant pour la première fois comme un acteur politique sur lequel il faut désormais compter », écrivait J.A. en octobre 2009. C’était un sacrilège de parler, avant l’heure, d’un destin politique pour Leïla. Convoqué illico presto par le ministre de la Communication, Oussama Romdhani, le journaliste a eu droit à une franche explication du chef de l’État. « Cessez de parler de ma femme, sinon je suis capable de vous liquider ! » lui fait dire Ben Ali par son ministre pendu au téléphone.

Le soulèvement populaire a mis un terme à ce vertige du pouvoir. Durant les jours précédant sa fuite, Leïla, recluse au palais de Sidi Dhrif, est restée accrochée au téléphone, en contact avec Ali Seriati et sa famille. Le 14 janvier 2011 au matin, alors que les premières maisons des Trabelsi brûlent, elle ordonne aux membres de son clan de quitter le pays et commence à faire ses bagages. Elle remplit à la hâte plus d’une vingtaine de valises. Les derniers attributs d’une reine en fuite. 

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