Tunisie : Moncef Marzouki, la révolution au palais présidentiel de Carthage
L’anticonformisme et la personnalité du chef de l’État tunisien Moncef Marzouki n’ont pas manqué de rejaillir sur le fonctionnement du palais présidentiel, où plus rien n’est comme avant. Enquête.
« Depuis l’arrivée, le 13 décembre, de Moncef Marzouki, le palais présidentiel a connu des bouleversements majeurs. » Chauffeur depuis deux décennies au palais de Carthage, Tahar, 45 ans, n’a aucune nostalgie de l’ère Ben Ali, même s’il déplore une croissance exponentielle du volume de travail. « Ma journée commence à 7 heures et s’achève rarement avant 21 heures, mais je le fais avec plaisir. Auparavant, l’activité présidentielle ne s’emballait qu’à de rares occasions : sommets internationaux, visiteurs prestigieux ou organisation des villégiatures de madame, ses enfants et ses neveux. Aujourd’hui, malgré des prérogatives moindres, l’activité est plus dense. » Et si vous lui demandez ce qui a changé dans son travail, il répond sans hésitation : « La disparition de l’angoisse de la brimade et de l’humiliation par le boss, sa famille ou son staff. » Mais l’avènement de Moncef Marzouki à la présidence de la République n’a pas eu d’impact sur le seul petit personnel du palais. L’anticonformisme du nouveau locataire de Carthage, son éducation, sa personnalité et ses convictions politiques, ont provoqué une véritable révolution au palais à tous les niveaux.
Principales prérogatives du chef de l’État
Représente l’État tunisien.
Commandant suprême des forces armées.
Nomme et révoque, avec l’accord du chef du gouvernement, les cadres de l’armée, les hauts fonctionnaires des Affaires étrangères et les diplomates.
Définit la politique étrangère en accord avec le chef du gouvernement.
Reçoit les lettres de créance des représentants des États et organisations régionales et internationales.
Signe et promulgue les lois votées par l’ANC.
Nomme le chef du gouvernement.
Exerce l’amnistie.
"Est-ce le bureau de Bourguiba ?"
Au lendemain de son élection, le 12 décembre, par l’Assemblée nationale constituante (ANC), et de sa prestation de serment en qualité de président de la République provisoire, le professeur Moncef Marzouki, 66 ans, arrive au palais de Carthage accompagné d’Imed Daïmi, appelé à devenir son directeur de cabinet. Peu de monde pour les accueillir. La cérémonie de passation avec Fouad Mebazaa, président par intérim, est assez rapide. Le directeur de cabinet sortant, Mondher Rezgui, et les rares conseillers demeurés fidèles au poste sont priés de prolonger leur bail pour quelques semaines, « le temps que la nouvelle équipe soit installée ». Moncef Marzouki inspecte les lieux, ne s’attarde pas sur l’aile privée et ses deux appartements et prend rapidement sa première mesure : changer de bureau. Après son coup d’État, en novembre 1987, Zine el-Abidine Ben Ali, sans doute par superstition, a refusé d’utiliser le bureau de son prédécesseur, Habib Bourguiba. Il en a fait aménager un autre et fait graver en lettres d’or sur une immense plaque de marbre blanc la mention « Maktab er-Raïs » (« bureau du président »).
Au fond de l’immense pièce, une porte mène vers un second bureau, celui de la première dame, que Leïla Trabelsi avait doté de toutes les commodités. Marzouki demande à l’huissier : « Est-ce le bureau de Bourguiba ? » Réponse négative du préposé, qui lui indique une sorte de salle d’attente attenante au bureau de Ben Ali. « Je m’installerai ici », décrète le nouvel arrivant, qui précise qu’il souhaiterait avoir une configuration identique. Toutefois, Marzouki apporte quelques retouches. Sur son bureau, un ordinateur (le président est féru d’internet et des réseaux sociaux), des photos de ses petits-enfants derrière trois portraits en noir et blanc. De droite à gauche, Mohamed Bouazizi, premier martyr de la révolution ; Farhat Hached, fondateur de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), assassiné en 1952 par la Main rouge ; et Mohamed Daghbaji, fusillé en 1924 pour avoir organisé une insurrection armée contre le « protecteur » français. À gauche, sur une commode en bois précieux, deux photos côte à côte : Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef, les deux ennemis jurés du mouvement national.
Ailleurs, les changements sont peu significatifs. Le président continue de recevoir au salon des ambassadeurs. À côté des drapeaux tunisien et de l’Organisation des Nations unies, placés derrière le fauteuil où il s’installe au cours des audiences, il a donné des instructions pour qu’on ajoute trois autres oriflammes : ceux du Maghreb arabe, de la Ligue arabe et de l’Union africaine. Quant au salon bleu, destiné à accueillir les délégations qui accompagnent l’invité de Carthage, il n’a subi aucune transformation. En son milieu trône toujours une merveilleuse maquette miniature de la mosquée de Médine, mausolée du prophète de l’islam, cadeau de feu le roi Fahd, souverain de l’Arabie saoudite, au président déchu.
Près de 3 000 personnes veillent au fonctionnement du palais de Carthage. Les deux tiers sont des militaires (un bataillon de la garde nationale chargé de la protection du site) et des agents du service de la sécurité présidentielle (SSP). Le complexe de Carthage comprend quatre ensembles : le palais proprement dit, constitué du bâtiment central (un bijou d’architecture mauresque), qui abrite le bureau présidentiel, et de l’aile privée, que boude Marzouki. Les deux appartements, qu’occupaient le couple Ben Ali pour l’un et leur gendre, Sakhr el-Materi, pour l’autre, sont désormais vides. Marzouki refuse de s’y installer. Pour la réalisation de cette enquête, le président a accepté de jouer la transparence, à la seule condition que sa vie privée soit préservée. Aucune allusion à sa famille ni à ses activités qui ne relèvent pas de la sphère publique.
Dans le Hall des Présidents, avant l’arrivée de Hillary Clinton, le 25 février.
© Ons Abid pour J.A.
Le deuxième bâtiment est dédié à la sécurité présidentielle, le troisième est baptisé « Achrine » (« vingt »), abréviation de son nom officiel, « Achrine mars » (« 20 mars »), date de la fête nationale. Le quatrième abrite les services communs, administration, services financiers et moyens généraux. Au milieu de ce complexe, une curiosité : la présence anachronique d’une ambassade, celle de la Confédération helvétique. Au début des années 1960, quelques semaines après une tentative de coup d’État militaire, Habib Bourguiba cède à la Suisse une belle résidence située à l’intérieur du palais, à charge pour la Confédération d’en faire le siège de sa chancellerie en Tunisie. Une sorte de base de repli en cas de nouveau coup dur. Arrivé aux affaires, Ben Ali fera des pieds et des mains pour récupérer la résidence. En vain. Ayant d’autres priorités, Marzouki se désintéresse totalement de ce dossier.
Fini les formules pompeuses
Si la structure ne connaît aucun bouleversement, les « gens » du palais découvrent, au fil des jours, le nouveau style de la maison. Le « patron » déambulant dans les couloirs du palais, les mains dans les poches, organisant des journées portes ouvertes pour des élèves d’écoles primaires, alternant audiences avec de prestigieux visiteurs étrangers et rencontres avec des anonymes ayant émis le souhait de le voir. Le personnel a été prié de ne plus utiliser de formule pompeuse quand il s’adresse au président. Marzouki a également demandé à tous ses collaborateurs de bannir de leur vocabulaire le titre de « Fakhametouhou », qu’on pourrait traduire par « Sa Grandeur », formule utilisée en arabe pour évoquer le président de la République. À peine tolère-t-il qu’on l’appelle monsieur le président. Sa semaine de travail est de six jours contre une journée off, généralement le mercredi, qu’il consacre à la lecture, à l’écriture et à la réflexion. Il poursuit son activité scientifique, et même si son agenda ne lui permet de donner que quelques conférences à des étudiants (il tient à son statut de professeur de médecine), il met à profit la moindre occasion pour le faire. Son staff comprend de nombreuses plumes prestigieuses, à l’image d’Aziz Krichen ou d’Adnane Mansar, mais il écrit lui-même ses discours, et quand le temps lui manque, il retravaille le texte que lui soumettent ses conseillers. Polyglotte, Marzouki ne recourt jamais aux services d’un interprète. La cellule de traducteurs rattachée à la présidence a été mise à la disponibilité du ministère des Affaires étrangères.
La présidence en quelques chiffres
Budget de la présidence 2012 : 68 millions de dinars (34 millions d’euros), contre 77 millions en 2011 et plus de 120 millions sous Ben Ali.
Salaire du président : 3000 dinars (1500 euros), contre 30 000 pour Ben Ali.
Parc de véhicules : aucune nouvelle acquisition, projet de cession d’une vingtaine de berlines de luxe inutilisées, les membres du staff se servant de leur propore véhicule.
Flotte présidentielle : les 2 avions de la présidence sont proposés à la vente. Marzouki affrète chez Tunisair pour ses voyages à l’étranger et utilise un hélicoptère de l’armée pour ses déplacements à l’intérieur.
Pas de gyrophares
Ses visiteurs du soir sont généralement des hommes et des femmes politiques, le plus souvent leaders de formations présentes au sein de l’ANC. A-t-il reçu Rached Ghannouchi, leader spirituel d’Ennahdha ? « Sans doute, affirme Adnane Mansar, son porte-parole, mais pas au palais, du moins à ma connaissance. » Il lui arrive de rencontrer des personnalités nationales en dehors de Carthage, chez lui ou en répondant à des invitations. Autres visiteurs du soir, les grandes figures de la société civile, quelques sommités universitaires et hommes d’affaires. Son rapport à l’argent le distingue de ses prédécesseurs. En apprenant le montant du salaire dû au président de la République (arrêté par la loi), il décide, par décret, de le diviser par dix. Mieux : lors de la passation de pouvoirs, son prédécesseur l’informe que le reliquat des fonds secrets est de 20 millions de dinars (près de 10 millions d’euros). Il charge Imed Daïmi de les transférer séance tenante au ministère de l’Emploi, « là où ils seront certainement plus utiles », précise-t-il.
Cheville ouvrière du Carthage de Marzouki, Imed Daïmi reconnaît avoir été « bluffé par ses capacités d’adaptation à de hautes fonctions ». Chef de parti, Moncef Marzouki avait un avis sur tout et l’exprimait. Chef de l’État, il prend du recul, du temps pour écouter ses collaborateurs, les avis de ses visiteurs. Conscient de la modestie de ses prérogatives définies par la « mini-Constitution » qui organise les pouvoirs provisoires en Tunisie, il les assume pleinement sans empiéter sur celles du gouvernement et de l’ANC. Et chaque soir, à l’issue de ses longues journées de travail, il retourne chez lui, sans escorte ni gyrophares, dans sa modeste résidence du quartier de l’Ariana, à Tunis.
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Par Cherif Ouazani, envoyé spécial à Tunis
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