Axelle Kabou : « Le temps pour l’Afrique n’est pas encore venu »
Sans nier les bons résultats économiques du contient, l’intellectuelle d’origine camerounaise Axelle Kabou s’insurge contre ceux qui évoquent des « lendemains radieux ». Elle l’affirme avec force dans son dernier essai, « Comment l’Afrique en est arrivée là ». Un point de vue qui ne peut que susciter le débat.
Jeune Afrique : Depuis la sortie, en 1991, de votre livre Et si l’Afrique refusait le développement ?, qui avait suscité une vive polémique, vous êtes restée silencieuse. Pourquoi ?
Axelle Kabou : Car je ne suis pas un écrivain. Je suis une personne qui lit énormément et qui ressent le besoin à un moment donné de partager des connaissances sur des sujets qui l’empêchent de dormir, en l’occurrence le passé de l’Afrique et ses trajectoires possibles dans le futur.
Avez-vous été affectée par les attaques dont vous avez fait l’objet ? On vous a quand même accusée de dépeindre une Afrique incapable de se développer…
Non. D’ailleurs, je n’ai pas répondu aux attaques et personne n’a jamais lu une contre-tribune d’Axelle Kabou. Je comprends que l’on puisse détester ce que j’écris, mais j’essaie aussi de comprendre pourquoi ce livre a suscité une telle haine. En fait, il y a eu un profond malentendu, car beaucoup ont considéré que mon ouvrage était académique. C’était plutôt un pamphlet. Mais il ne s’est jamais agi pour moi de décrire des tares congénitales. L’Afrique a toujours été capable de mobilité, de progrès, d’évolution et d’intelligence. Étant de culture française, je pensais que ma liberté d’expression était un acquis. Mais on m’a reproché de ne pas être africaine, d’être une étrangère s’occupant de choses qui ne la concernaient pas.
Comment l’Afrique en est arrivée là, d’Axelle Kabou, L’Harmattan, coll. "Points de vue", 428 p., 35 euros.
En 1991, vous expliquiez que le sous-développement du continent était essentiellement dû aux mentalités et aux cultures africaines, cette fois vous prétendez que sa marginalisation repose sur sept mille ans d’Histoire. Sauf qu’entre-temps on ne parle plus de sous-développement mais de pays en voie de développement, voire, pour certains, de pays émergents. N’avez-vous pas le sentiment d’être à rebours ?
Mon livre parle des difficultés permanentes de l’insertion des économies africaines dans le monde. Il y a deux façons d’envisager l’histoire des sociétés. Soit on considère qu’elles émergent du vide, et alors on parle en apesanteur, on produit des discours éthérés et on divague. Soit on considère que seule une perspective longue, chère à Fernand Braudel, permet de comprendre leurs évolutions. Il va de soi que je préconise la seconde démarche.
D’accord pour l’approche, mais l’Afrique est en plein décollage, et de nombreux indicateurs l’attestent (forte croissance, baisse de la pauvreté, augmentation des investissements étrangers, apparition d’une classe moyenne…). La situation est-elle aussi grave qu’en 1991 ?
Oui, elle l’est. Les économistes monopolisent les discours sur l’Afrique et alignent des statistiques pour prétendre qu’elle est en train de s’en sortir. Ils commettent leurs crimes habituels. Mais si on interroge des historiens, des sociologues et des politistes, on s’apercevra que nous traversons un scénario très classique. Aux XVIe et XVIIe siècles déjà, la côte sénégambienne, avec sa bourgeoisie entreprenante, très intégrée au commerce mondial, connaissait une forte croissance. Pour quels résultats ? Dans les cénacles où l’on discourt sans fin sur l’Afrique, on préfère nier les crises, les massacres, les pogroms… Il faut être solaire. Je refuse d’entrer dans un temple solaire. Tirer des prospectives radieuses sur la base de trois ou quatre indicateurs est insupportable. C’est du clinquant. Cette afroferveur m’insupporte, car c’est de la paresse.
Niez-vous le décollage économique actuel ?
Non, il est indéniable. Chaque fois qu’il y a une redistribution des cartes à l’échelle mondiale, l’Afrique est invitée à y participer en apportant des hommes et des matières premières. Mais son rôle est subalterne, et ce mode d’arrimage perdure. En fait, l’Afrique est reconvoitée. Il suffira que la donne économique mondiale change pour qu’elle retombe dans l’oubli, la misère et les tréfonds de l’Histoire. Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas le fruit d’une conquête africaine. L’Afrique reste larguée.
À ceci près qu’aux XVIe et XVIIe siècles l’Afrique ne comptait que quelques dizaines de millions d’habitants ; aujourd’hui, c’est plus de 1 milliard. Certains analystes, comme Jean-Michel Severino dans son livre Le Temps de l’Afrique ou Lionel Zinsou (voir ici : Lionel Zinsou : "Nous sommes la nouvelle frontière") , parlent d’un bonus démographique. Pourquoi ne pas croire à ce scénario ?
Sacraliser la démographie en ignorant les interactions entre plusieurs facteurs, c’est faire du « démographisme » mercantile. Il est plus probable que ces dynamiques actuellement à l’oeuvre, dans des espaces difficilement « territorialisables », provoquent des conflits.
Vous reprenez la théorie darwinienne…
Cela s’est toujours passé ainsi. Quand il y a concurrence pour des ressources, il y a des guerres.
On peut avoir une autre lecture. En 2050, l’Afrique disposera du quart de la population active mondiale, n’est-ce pas un formidable levier pour créer de la richesse ?
Non, car l’Afrique ne dispose pas du socle nécessaire. Les rapports à la connaissance, la science et l’éducation sont extrêmement diaphanes. Pour qu’une dynamique d’exploitation des savoirs se mette en place, quelques décennies ne suffiront pas.
La solitaire de Brest
C’est depuis la pointe du Finistère, à Brest, qu’Axelle Kabou a écrit Comment l’Afrique en est arrivée là. Elle habite en Bretagne depuis huit ans avec sa famille. Elle fait des traductions et assure la révision de rapports internationaux après avoir effectué de longs séjours au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Zimbabwe, notamment comme consultante pour différentes organisations internationales. Avec son mari, un Franco-Sénégalais travaillant à Addis-Abeba à la Commission économique pour l’Afrique (CEA), elle effectue également des allers-retours entre la France et l’Éthiopie. « Axelle la maudite », depuis son essai Et si l’Afrique refusait le développement ?, publié en 1991 chez L’Harmattan, n’a donc pas lâché l’Afrique.
Tout juste consent-elle à avouer un « dépit amoureux ». Les coupures d’électricité, les tracasseries de la vie quotidienne…, mais sans doute aussi le conservatisme de sociétés traditionnelles, ont eu raison de sa patience. Cette personnalité troublante, « de culture française mais attachée au Cameroun », ne laisse pas indifférent. Les éclats de rire sont francs, les embardées rhétoriques pleines de malice, mais la charge est virulente lorsqu’il s’agit de dénoncer l’afroferveur : « Une paresse qui m’insupporte. »
De ce point de vue, 2050 me paraît être un horizon extrêmement court, et cela ne se fera pas sans convulsions. Le temps de l’Afrique n’est pas encore venu. Il y a des signes positifs, mais ce sont des pépites dans un fleuve qui rebrousse chemin.
Vous parlez même d’une continuité de la traite négrière jusqu’aux comportements de prédation économique d’aujourd’hui…
Absolument. L’Afrique a toujours eu des entrepreneurs innovants, mais les héritages historiques sont prégnants. Nous ne sommes pas sortis des traites négrières et des économies de comptoirs. Ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire l’illustre à merveille. Ouattara et Gbagbo sont des « seigneurs de guerre » qui visaient le pouvoir et le contrôle de la terre en nouant des alliances avec des étrangers. Les sociétés africaines ont sécrété des pouvoirs prédateurs. Nous n’avons pas de classes dirigeantes capables de nouer des pactes avec les populations pour créer de la richesse, mais des couches dominantes qui accaparent les ressources naturelles avec le concours de l’extérieur. Cette connexion au monde n’a pas varié, et cette matrice reste valable. Plus grave, ce processus s’est aggravé avec une insertion croissante dans les réseaux internationaux mafieux.
La prédation et l’exploitation seraient donc dans les gènes africains !
Je ne suis pas biologiste. On peut supposer que nous passons d’une économie d’extraction à une économie d’accumulation, d’une économie de prédation à une économie de production, mais l’issue est incertaine. La direction peut être heureuse ou tragique. Et cela ne relève pas de l’ingénierie sociale et politique.
À propos de corruption et de criminalisation des économies, voire des États, bien d’autres pays à travers le monde démontrent que ces dysfonctionnements ne sont pas forcément un frein au développement…
Oui, lorsque l’argent récolté ou détourné est réinvesti sur place, qu’il permet de mettre les gens au travail et de produire de la richesse endogène.
Vous ne croyez pas aux bienfaits des politiques publiques, à la bonne gouvernance, à la démocratie…
Tirer des perspectives radieuses de trois ou quatre indicateurs est insupportable.
C’est le hasard qui est au pouvoir en Afrique. Il n’y a pas de dirigeants, ni de démocratie. Les élections ne sont même pas financées par les Africains.
En vous écoutant, on arrive à se demander si vous ne donnez pas raison à Nicolas Sarkozy, qui estime que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire »…
Dans un cas, nous sommes dans la pipolisation d’un discours. Dans mon cas, je cherche à mieux comprendre les trajectoires africaines. Cela n’a rien à voir. Je ne crois pas à l’immuabilité du continent, simplement, il est impossible de prédire l’avenir. L’Afrique peut être le continent de demain, elle peut être aussi une terre de massacres et de guerres. Ce n’est pas une prospective paresseuse qui permettra de trancher.
L’Afrique n’est donc pas condamnée…
Il n’y a pas de peuples condamnés. Nous fabriquons tous notre histoire, mais ce qui peut se passer est incertain. Les présupposés qui permettent de mettre en scène une Afrique radieuse sont branlants et suspects.
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Propos recueillis à Brest par Philippe Perdrix.
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