Namibie : le génocide oublié
Au tout début du XXe siècle, en Namibie, les colons allemands entreprirent d’exterminer systématiquement les peuples herero et nama. Dans un documentaire poignant, la réalisatrice Anne Poiret revient sur l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire africaine. Longtemps contraints au silence, les descendants des victimes attendent toujours des réparations…
Quelques mots sur un papier jauni par le passage du temps. Quelques mots qui condamnent un peuple. « Tous les Hereros doivent quitter le pays. S’ils ne le font pas, je les y forcerai avec mes grands canons. Tout Herero découvert dans les limites du territoire allemand, armé comme désarmé, avec ou sans bétail, sera abattu. Je n’accepte ni femme ni enfant. Ils doivent partir ou mourir. Telle est ma décision pour le peuple herero. » L’homme qui rédige cet ordre d’extermination, le 2 octobre 1904, est le général allemand Lothar von Trotha (1848-1920). Bras armé de l’Allemagne de Guillaume II dans le Sud-Ouest africain, il est déjà connu pour ses méthodes brutales, mises en application contre les mouvements de rébellion du Tanganyika. Mais cette fois, ce sera pire : sa décision débouche sur le premier génocide du XXe siècle, celui des peuples herero et nama.
Réalisé par Anne Poiret, le documentaire Namibie : le génocide du IIe Reich (diffusé le 27 mai par la chaîne de télévision France 5) revient sur un épisode qui compte parmi les plus sombres et les moins connus de l’histoire africaine. Ce n’est en effet qu’en 1985, suite au rapport Whitaker, que les Nations unies rendent public ce que quelques historiens savent déjà : entre 1904 et 1907, 80 % des Hereros et 50 % des Namas ont été exterminés par les Allemands. Si bien que, autrefois majoritaire, la population herero ne pèse désormais plus que 9 % à 10 % de la population namibienne…
Plusieurs facteurs expliquent le silence qui a longtemps accompagné ces exactions. D’abord, le terme « génocide » n’a été forgé que bien après un massacre qui pouvait apparaître comme un crime colonial de plus – ce qu’il n’est pas. Ensuite, l’histoire même de la Namibie, qui n’a acquis son indépendance qu’en 1990, explique un mutisme savamment entretenu. « La communauté allemande du pays est en partie composée d’immigrés arrivés après 1945, analyse Anne Poiret. Entre la présence d’anciens sympathisants nazis et le régime d’apartheid longtemps imposé par l’Afrique du Sud, il n’y a eu aucun travail de mémoire. » Joël Kotek, professeur à l’Université libre de Belgique et auteur d’un article intitulé « Le génocide des Hereros, symptôme d’un Sonderweg allemand ? », surenchérit : « D’une manière générale, les Namibiens ne s’intéressent pas au génocide, qui n’a jamais été une cause nationale. Pis, les terres qui appartenaient aux Hereros appartiennent toujours aux descendants des génocidaires, et leur poids économique est majeur. Même s’il existe une génération prête à reconnaître les fautes des ancêtres, le silence est toujours de mise… »
Négationisme
Le silence ou le déni. « Tout génocide sécrète son négationnisme ! » affirme Kotek. « La communauté allemande est divisée, raconte Anne Poiret. Il y a encore des négationnistes qui expliquent que les points d’eau n’étaient pas empoisonnés, que le désert Omaheke n’était pas si désertique, que l’ordre de von Trotha n’avait pour but que d’effrayer l’ennemi… » Les tenants de ces théories peuvent bien fuir les caméras et refuser de répondre aux questions : les preuves sont là, tangibles, d’une extermination planifiée.
Héros namas et hereros
Quand les Allemands s’approprient le Sud-Ouest africain, Heinrich Göring (le père de Hermann Göring…) trouve face à lui des tribus hiérarchisées : les Namas sont dirigés par Henrik Witbooi, et les Hereros par Samuel Maharero. En signant un traité de protection avec ce dernier, Göring sape toute possibilité d’alliance entre les deux peuples. Comme par hasard, c’est quand les Hereros commencent à se révolter contre les colons que Witbooi s’allie aux Allemands. Après la bataille du Waterberg, où les siens sont massacrés par les hommes de Lothar von Trotha, Maharero parvient à rejoindre le Bechuanaland britannique (actuel Botswana), où il meurt en 1923. Henrik Witbooi est, lui, tué au combat le 29 octobre 1905. En février 1907, le chef nama Cornelius Fredericks meurt dans le camp de Shark Island : ses descendants se battent aujourd’hui pour récupérer son crâne, sans doute envoyé en Allemagne. N.M.
Namibie : le génocide du IIe Reich revient d’ailleurs avec précision sur le déroulé des faits. La colonisation allemande au milieu des années 1880, les traités signés avec les chefs locaux, la mise en place de « réserves indigènes » ou de « zones tribales » – en 1897 pour les Namas et en 1903 pour les Hereros -, bref, la spoliation des habitants, qui provoque, en janvier 1904, une importante révolte. Conduite par Samuel Maharero, elle cause la mort de 123 colons allemands – des hommes pour la plupart. Le gouverneur en place, Theodor Leutwein, est partisan d’une riposte modérée, voire de négociations. Il raisonne en termes économiques, comme il est de coutume dans la plupart des colonies françaises ou anglaises : il ne faut pas exterminer la main-d’oeuvre, elle peut servir… Mais c’est l’idéologie plus radicale de Lothar von Trotha qui va l’emporter : « Le point de vue du gouverneur et de quelques vieux coloniaux diffère complètement du mien. Ceux-ci poussent depuis le début à la négociation et considèrent le peuple herero comme un matériel productif nécessaire pour le développement futur de la colonie. Je considère que la nation herero comme telle doit être annihilée, ou, si ce n’est tactiquement pas possible, expulsée hors du territoire par tous les moyens possibles », écrit-il dans son journal de campagne.
Camps de concentration
En août 1904, environ 5 000 combattants hereros sont tués dans le Waterberg, tout comme les civils qui les accompagnent. Ceux qui parviennent à s’échapper sont traqués et contraints de fuir dans le désert Omaheke, où les puits d’eau sont empoisonnés. Peu survivront, mais sans doute n’était-ce pas suffisant pour von Trotha, qui s’en prit ensuite avec la même détermination aux Namas… La levée de l’ordre d’extermination, une fois les rebelles matés, ne signifie pas pour autant la fin de l’horreur. Dans les Konzentrationslagern de Lüderitz, Karibib, Swakopmund, où les conditions de vie sont atroces, Namas et Hereros vont être éliminés par le travail. Le décompte des morts « par épuisement » y est tenu très scrupuleusement, laissant à la postérité une litanie de preuves bureaucratiques macabres.
Près de Lüderitz, Anne Poiret est revenue sur le site de Shark Island, où de nombreux Namas trouvèrent la mort. Elle rappelle qu’ici furent entreprises des expérimentations médicales sur des cobayes humains et que des collections de crânes humains « préalablement nettoyés par des prisonnières de guerre à l’aide de tessons de verre » (Kotek) furent envoyées vers l’Allemagne à des fins « scientifiques ». Une grande partie s’y trouve d’ailleurs toujours…
Un lien avec des événements ayant existé, un autre génocide, quelques années plus tard ? « Il y a des pistes, des concordances, des hommes que l’on retrouve », souligne Anne Poiret. Et parmi ces hommes, il y a Theodor Mollison et Eugen Fischer, le père de l’anthropologie génétique allemande, qui seront les maîtres de Josef Mengele, « l’ange de la mort » des camps nazis. Tous deux ont effectué des recherches dans le Sud-Ouest africain au début du XXe siècle dans l’idée de prouver la supériorité de la « race blanche », notamment par la mesure des crânes.
Des peuples jugés inférieurs
« L’idée centrale, c’est que si on peut remodeler la nature on doit aussi pouvoir remodeler l’humanité, explique Joël Kotek. Certains peuples, jugés inférieurs, sont condamnés à disparaître. Et ce d’autant plus que, pour Eugen Fischer, la mixité raciale est un danger pour la race blanche. Le peuple herero fera les frais de cette pensée exterminationniste. Aucune culpabilité ne l’habite, juste la certitude d’oeuvrer dans le sens de l’Histoire et de la pensée scientifique racialiste, alors dominante. »
Aujourd’hui, l’Allemagne culpabilise : la majeure partie de son aide publique au développement va à la Namibie, dont le gouvernement est dominé par l’ethnie ovambo. Mais si des excuses – ou plutôt des regrets – ont été formulées par deux ministres allemandes en 2004 et 2011, il s’agissait dans les deux cas d’initiatives plus personnelles que nationales, excluant toute idée d’indemnisation des descendants de victimes. Cornelia Pieper, la ministre allemande déléguée aux Affaires étrangères a même été huée, le 30 septembre 2011, à Berlin, lors de la restitution de vingt crânes namas et hereros. Pour l’heure, l’Allemagne ne semble pas prête à débourser les sommes colossales qui pourraient lui être demandées (4 milliards de dollars), et la Namibie ne semble guère favorable à ce qu’une telle somme aille aux seuls descendants des Hereros et des Namas, ce qui pourrait bouleverser bien des rapports de force dans le pays. Joël Kotek garde tout de même espoir : « On s’achemine vers une reconnaissance officielle. C’est inévitable. »
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