Sida : le livre qui accuse la colonisation
Sans les Occidentaux, affirment deux Américains, auteurs de « Tinderbox », jamais le virus du sida n’aurait réussi à se propager aussi rapidement hors des forêts du Cameroun.
Des chiffres qui donnent le tournis. Trente millions de décès dans le monde en trente ans ; 34 millions de personnes infectées, dont 68 % en Afrique ; près de trois millions de nouvelles contaminations pour la seule année 2010… Et tout cela à cause d’un singe, d’un chasseur et des colons.
Dans l’essai Tinderbox. How the West Sparked the Aids Epidemic and How the World Can Finally Overcome It (« Poudrière : comment l’Occident a déclenché l’épidémie de sida et comment le monde peut enfin la surmonter »), l’épidémiologiste Daniel Halperin et le journaliste Craig Timberg ont tenté d’aller au-delà des motifs communément avancés pour expliquer la rapide propagation du virus. Pour eux, la véritable coupable est toute trouvée : c’est la colonisation. Sans elle, expliquent-ils, l’Afrique n’en serait pas là. L’apparition de l’épidémie est liée au développement du continent au début de l’ère coloniale, via l’intrusion massive de populations et de nouveaux moyens de communication dans des zones jusque-là peu accessibles et inexplorées.
La propagation du virus sur le continent a été favorisée par ce que les auteurs appellent la « scramble for Africa », la ruée vers l’Afrique. « Le monde occidental a construit une poudrière et y a provoqué une étincelle », affirment-ils. Pour asseoir leur thèse, ils reprennent à leur compte la théorie de la transmission de l’animal à l’homme. Le virus est apparu pour la première fois à la fin du XIXe siècle dans une forêt dense du sud-est du Cameroun qui abritait d’importantes réserves de primates parfois porteurs du SIV, l’ancêtre du VIH. Probablement contaminé par un chimpanzé après s’être blessé en le dépeçant, un chasseur a ainsi contracté ce virus, qui a muté en VIH-1 (du groupe M) au contact de l’homme. C’est là que la colonisation entre en piste, permettant au virus de se frayer un chemin jusqu’aux quatre coins du monde. Ces cent dernières années, 99 % des décès liés au sida concernent ce VIH-1, en Afrique mais aussi à Moscou, Paris, Londres, Bangkok, Rio de Janeiro, San Francisco…
Depuis le XVe siècle, l’Afrique est convoitée par les Européens (Portugais, Espagnols, Anglais, Allemands, Français), qui y ont organisé le commerce triangulaire d’abord, puis de nombreux trafics très lucratifs : or, ivoire, caoutchouc, huile de palme… À la fin du XIXe, avec l’évolution de la science et de la médecine et la concurrence que se livrent les principales puissances colonisatrices, l’Afrique devient plus fréquentable : les colons ne se contentent plus de s’installer sur les côtes en s’appuyant sur des relais locaux – rois, chefs traditionnels… – pour organiser les trafics. Ils pénètrent désormais bien plus avant, à l’intérieur des terres, et ont besoin d’une abondante main-d’oeuvre, qu’ils trouvent sur place et à bon marché.
C’est ainsi qu’en 1895 les Allemands découvrent que ce fameux sud-est du Cameroun regorge d’ivoire et de caoutchouc. En Europe, bicyclettes et voitures ont besoin de pneus. Des milliers de porteurs sont aussitôt réquisitionnés pour transporter le caoutchouc des profondeurs de la forêt jusqu’au comptoir commercial de Moloundou, situé à plusieurs dizaines de kilomètres de là. L’ivoire et le caoutchouc sont ensuite acheminés à pied jusqu’à l’Atlantique, ou évacués par bateau : on vogue sur la rivière Ngoko et sur la Sangha, affluent du fleuve Congo, qui permet de rallier Léopoldville.
Kinshasa, "Ground Zero" de l’explosion du virus
Cité la plus importante de la région en 1881 et capitale du Congo belge en 1920, l’actuel Kinshasa devient vite une ville industrielle densément peuplée, avec des usines, des chantiers navals et des dortoirs où les travailleurs, esseulés, vivent dans une grande promiscuité… Tous les ingrédients d’un cocktail explosif. Pour Daniel Halperin et Craig Timberg, cela ne fait aucun doute : Kinshasa est le « Ground Zero » de l’explosion du virus.
Des échantillons de sang prélevés dans la région, en 1959 et 1960, montrent que le VIH y était présent avant le déclenchement officiel de l’épidémie dans les années 1980. D’autres études ont également révélé qu’une variante du VIH-1 avait migré de Kinshasa vers l’est du continent en passant par le lac Victoria. Une autre s’est dirigée vers le sud, gagnant la Zambie, le Botswana et l’Afrique du Sud. Sans la colonisation et le développement des voies de communication, rien de tout cela n’aurait été possible – en tout cas pas si vite : les rapprochements de plus en plus fréquents de populations ne se seraient pas produits, et le VIH-1 aurait difficilement pu franchir les frontières du Sud-Est camerounais pour tuer des dizaines de millions de personnes. Lorsque les Belges quittent le Congo, en 1960, le sida y a probablement déjà tué entre 1 000 et 2 000 personnes.
Et comment est-il parvenu à traverser l’Atlantique ? Là aussi, les auteurs de Tinderbox reprennent à leur compte une théorie déjà avancée par des chercheurs. Si le sida n’est pas resté cantonné à l’Afrique, c’est en partie à cause d’employés haïtiens de l’ONU déployés à Léopoldville dans les années 1960. Au moins l’un d’entre eux est rentré à Port-au-Prince avec le virus, qui s’est ensuite propagé en raison de l’existence d’un centre de collecte de sang en direction des États-Unis et du tourisme sexuel américain sur l’île. « Chaque VIH présent aux États-Unis, en Europe ou dans les Caraïbes peut être rattaché à un ancêtre unique, un virus unique, en provenance de Kinshasa, dans les années 1960. »
A priori sujette à polémique, la thèse de Daniel Halperin et de Craig Timberg pourrait trouver crédit auprès de certains chercheurs. Pour l’anthropologue Jean-Pierre Dozon, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), les taux de prévalence de 10 % à 40 % dans les pays d’Afrique ne sauraient s’expliquer par le seul mode de transmission qu’est le sexe, en dépit des comportements à risque, très fréquents dès les années 1980 et 1990. Il va plus loin, évoquant les vaccinations à tour de bras – souvent avec du matériel réutilisé – contre la maladie du sommeil, dans les années 1940 et 1950, notamment au Cameroun. Daniel Halperin et Craig Timberg estiment pour leur part que si aujourd’hui l’épidémie n’est pas davantage circonscrite, c’est parce que les anciens pays colonisateurs et les États-Unis ont estimé qu’ils pouvaient dicter aux Africains la conduite à tenir. Affectant des sommes considérables dans des plans de lutte inappropriés pour le continent et n’admettant que très tardivement que la circoncision, par exemple, pouvait contribuer à limiter les risques d’infection.
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