France : ça grogne dans les casernes !

Coupes budgétaires, réduction des effectifs, pénurie de matériel… De l’aveu même de ses responsables, l’armée française n’aura bientôt plus les moyens de mener à bien les missions qui lui sont confiées. Tandis que la course aux armements fait rage en Asie et ailleurs.

Fusiliers marins dans la jungle guyanaise, en 2009. © Sipa

Fusiliers marins dans la jungle guyanaise, en 2009. © Sipa

Publié le 10 août 2012 Lecture : 7 minutes.

C’est l’amiral Édouard Guillaud, chef d’état-major des armées, qui le dit. L’heure est venue de se poser une bonne fois la question (et non de l’éluder comme c’est le cas depuis si longtemps) : « Quel rôle l’armée française doit-elle jouer sur la scène internationale ? » Autrement dit : que veut-on faire d’elle ? Oh ! certes, elle a conservé un peu de son prestige et beaucoup de sa réputation, elle peut même s’enorgueillir de récents succès comme en Côte d’Ivoire ou en Libye, mais elle est malade. Son bilan est flatteur, trop peut-être, estime un rapport parlementaire publié en juillet, mais elle donne « une impression de désorganisation généralisée ». Elle souffrirait du « syndrome du paraître », sorte « d’effet Potemkine »* masquant le fait que « [son] dispositif est au bord de la rupture ». « Jusqu’ici, tout va bien, mais on sent que la chute approche », confirme un spécialiste.

Depuis que son budget a été réduit, elle a perdu du poids, beaucoup de poids, vit de bric et de broc, peine à changer sa garde-robe, se voit contrainte d’abandonner des résidences secondaires à l’étranger et de vendre (parfois de brader) quelques murs ici ou là. Comme un ado qui n’aurait pas d’iPod, elle semble incapable de s’offrir les dernières nouveautés à la mode. Sait-on qu’elle n’a toujours pas de drone digne de ce nom ? La honte ! Si elle prend soin de garder la tête haute en toute circonstance, elle fait de moins en moins la fière quand elle croise ses rivales des pays émergents, chinoise ou indienne.

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L’heure est grave, donc, parce que la crise impose de faire des économies. Et que la gauche, qui n’a jamais fait preuve d’un militarisme échevelé, est revenue aux affaires. Bien sûr, le président François Hollande s’efforce de rassurer l’état-major en indiquant que l’armée ne sera pas une variable d’ajustement (de fait, le budget de la Défense devrait rester stable en 2013), mais il n’empêche : dans les casernes comme au sein du lobby promilitaire, on s’inquiète. « Des sacrifices, on en a déjà trop fait, déplore un officier en poste à l’étranger [qui requiert l’anonymat]. On est au bord du gouffre, obligés de bricoler en permanence. Ce qu’on nous demande n’est pas en adéquation avec les moyens qu’on nous accorde. »

Pagaille

En trente ans, la part du PIB consacrée à la défense a été divisée par deux. Au cours de la même période, l’armée n’a cessé de se réorganiser, souvent à marche forcée et au prix d’une belle pagaille – en 2008 notamment. « Depuis des décennies, on assiste à un transfert budgétaire massif des domaines régaliens vers le social, ce n’est plus tenable », souligne Étienne de Durand, de l’Institut français des relations internationales (Ifri), un think-tank dont le siège est à Paris.

Le 11 juillet, le général Bertrand Ract-Madoux, chef d’état-major de l’armée de terre, confiait à des journalistes : « Nous agissons sous contrainte budgétaire depuis des années, mais là nous arrivons à un plancher. » Le même jour, devant les députés, l’amiral Guillaud disait à peu près la même chose : « La France dispose d’une belle armée. Mais cet outil présente des fragilités qui, dans le contexte économique et financier que nous connaissons, pourraient sous peu affecter sa cohérence. »

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Le constat est alarmant. Certes, a précisé le général, l’armée française est « réactive », « polyvalente » et « endurante ». Certes, elle offre « un rapport qualité-prix exceptionnel », si on la compare notamment avec l’armée britannique. Mais on lui en demande trop. « Certaines capacités nous font défaut, d’autres sont insuffisantes. » Le général songe évidemment à l’absence de drones, mais aussi à l’incapacité où se trouve l’armée française d’annihiler les défenses anti­aériennes ennemies, et même à sa puissance de feu somme toute limitée, comme l’a démontré la récente campagne libyenne, au cours de laquelle le renfort américain a été nécessaire. Par ailleurs, une grande partie du matériel est obsolète. Quant au moral des troupes, il est « au seuil d’alerte ».

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Précarisation

Dans les casernes, on sourit – jaune – de ce paradoxe : la plupart des soldats sont plus jeunes que les véhicules qu’ils pilotent. « Nos ravitailleurs ont cinquante ans, nos tanks, bientôt quarante », souligne un sous-officier de l’armée de terre. Un autre, dans l’armée de l’air depuis dix ans, reconnaît le malaise : « Certains parlent de précarisation, c’est peut-être un peu fort, mais il y a du vrai. »

Les missions opérationnelles durent de plus en plus longtemps (souvent six mois), ce qui ne favorise pas la vie de famille. Les privilèges dont jouissait la profession sont rognés au fil du temps. Et au front, le matériel fait trop souvent défaut. « Pour réparer un véhicule, on prend une pièce d’un autre véhicule », déplore notre sous-officier. On aboutit ainsi à des épisodes – comiques pour les observateurs, déshonorants pour les soldats – comme celui du Ponant, en 2008. Lancée après la prise d’otages de ce voilier français au large de la Somalie en vue de libérer les 30 membres de l’équipage séquestrés par des pirates, l’opération Thalathine accumula les déboires : problème mécanique sur une frégate, avarie sur une autre, panne sur l’un des moteurs d’un avion qui survolait la zone et fut contraint de se poser en catastrophe au Yémen… Comme le dit l’amiral Guillaud : « Dans l’ensemble, le personnel ressent une dégradation des conditions d’exercice du métier. »

Fonte des effectifs

L’armée de terre dispose aujourd’hui de 7 000 poids lourds, contre 11 000 il y a dix ans, de 254 chars (contre 400), de 135 canons (contre 250) et de 330 hélicoptères (contre 600). Dans la marine, 19 bâtiments ont été retirés du service actif au cours des trois dernières années, et seuls 4 ont été remplacés. « La disponibilité du matériel est insuffisante », affirme la Cour des comptes dans un rapport publié en juillet. La France ne dispose en outre que d’un seul porte-avions, le Charles-de-Gaulle, qui a été surutilisé ces deux dernières années sur les fronts afghan et libyen, pendant que la Chine et l’Inde s’arment sans compter.

Par ailleurs, les effectifs fondent à vue d’oeil. En 2015, au terme de la réduction en cours, l’armée ne comptera plus que 225 000 hommes, dont 100 000 pour l’armée de terre. Soit l’équivalent des personnels réunis de la mairie de Paris et de la RATP. Ou des troupes de Louis XIV, au XVIIe siècle…

« Le contrat de projection de 30 000 hommes [fixé par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale paru en 2008, NDLR] n’est pas atteignable », admet l’amiral Guillaud. Et « l’ambition politique qui nous a été fixée » par ce document « n’est plus tenable ». Bref, « la France a des ambitions géopolitiques que son armée ne peut plus assurer », confirme un officier. Le chef d’état-major réclame donc « des budgets cohérents avec le rang que la France souhaite conserver en matière de défense ». Car, dit-il, « nous n’avons pas le droit d’être démunis ». Pas sûr qu’il soit entendu.

À la va-vite

Un nouveau Livre blanc doit être rédigé d’ici à la fin de l’année à la demande de Hollande. Il devra redéfinir une nouvelle stratégie de défense, qui elle-même devra tenir compte de la crise économique, des révolutions dans le monde arabe (et de leurs conséquences, sahéliennes notamment), ainsi que de la nouvelle stratégie américaine. Avec le retrait de ses troupes d’Irak et d’Afghanistan, Washington se tourne de plus en plus vers le Pacifique, ce qui oblige les Européens à repenser leur rôle dans leur zone d’influence – notamment en Afrique, s’agissant de la France.

Mais les observateurs doutent que ce nouveau document réponde aux besoins des militaires. « Tout est fait à la va-vite », note l’un d’eux. « Ce qu’il faudrait, c’est un vrai débat public sur le sujet, ajoute Étienne de Durand. Il s’agit de savoir si les Français, comme d’autres Européens, estiment pouvoir sortir de l’Histoire et acceptent de perdre leur autonomie stratégique, donc une part fondamentale de leur souveraineté. » Selon ce spécialiste, c’est déjà un peu le cas. Au cours de la dernière décennie, rappelle-t-il, les budgets de la Défense des pays européens ont augmenté de 1 %, celui de la Chine de 189 %.

Dans son rapport, la Cour des comptes indique que les dépenses militaires mondiales ont augmenté de 50 % depuis dix ans. Pendant que le monde s’arme, l’Europe désarme et ne consacre plus que 1,6 % de son PIB à ses dépenses de défense (contre 5 % pour les États-Unis). « Si on ne fait rien, c’en est fini de notre armée », s’alarme un spécialiste, qui rappelle qu’il y a désormais plus de canons aux Invalides, le musée militaire de Paris, que dans l’armée d’active. Tout un symbole.

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* Du nom d’un favori de l’impératrice Catherine II de Russie, qui, chargé de coloniser l’Ukraine mais n’y parvenant pas, fit installer des villages de carton-pâte le long de l’itinéraire que devait emprunter la souveraine.

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