Côte d’Ivoire : dix ans de crise, dix énigmes
Meurtres inexpliqués, francs CFA volatilisés, opérations militaires clandestines… En Côte d’Ivoire, la décennie qui a suivi le coup d’État de 2002 contre Laurent Gbagbo aura été riche en rebondissements et lourde de secrets.
Publié le 28 septembre 2012 Lecture : 11 minutes.
Chacun marque les anniversaires à sa façon. Dix ans après le 19 septembre tragique et fondateur qui le propulsa sur le devant de la scène ivoirienne, Guillaume Soro a choisi de la jouer ludique. Sur son mur Facebook, le président de l’Assemblée nationale a posté un jeu-concours. Question : « En 2002, pendant le déclenchement de la rébellion, quel était mon pseudo ? » Les premiers à répondre « Dr Kumba » gagnent un exemplaire dédicacé de son autobiographie…
D’autres, beaucoup d’autres, revivent les drames de cette décennie perdue, avec son cortège de crimes sans châtiments et de morts sans sépultures. L’avenir de la Côte d’Ivoire se joue certes sur le terrain du dialogue politique, pour l’instant introuvable, entre Alassane Ouattara et les orphelins de Gbagbo. Mais la réconciliation véritable, elle, dépend des réponses qui seront apportées à quelques-unes des énigmes énumérées ici. François Soudan
Qui a tué Robert Gueï et Émile Boga Doudou ?
Le 19 septembre 2002, à 3 heures du matin, une insurrection armée éclate à Abidjan. Les rebelles veulent renverser le président Gbagbo, qui est en voyage à Rome. Une heure plus tard, le domicile d’Émile Boga Doudou, le ministre de l’Intérieur, est attaqué. Le ministre escalade un mur, mais il est abattu dans la cour de son voisin de trois balles tirées d’un fusil d’assaut. Un règlement de comptes interne au camp Gbagbo ? Alain Dogou, son ex-directeur de cabinet, n’y croit pas. De bonne source, le domicile de Boga Doudou était l’une des cibles identifiées par les assaillants de cette nuit-là.
Le ministre de l’Intérieur était, cette nuit-là, l’une des cibles désignées des rebelles.
À partir de 10 heures, le camp Gbagbo – qui s’est ressaisi – accuse Alassane Ouattara et Robert Gueï d’être complices du soulèvement. Le premier trouve refuge chez l’ambassadeur d’Allemagne, le second dans la cathédrale d’Abidjan. Il y est capturé. Quelques heures plus tard, son corps est retrouvé. Son épouse est aussi assassinée. Aujourd’hui, la justice militaire ivoirienne considère comme « principal suspect » le commandant Anselme Séka Yapo, dit Séka Séka. L’ex-chef de la sécurité de Simone Gbagbo est détenu à Abidjan. Beaucoup comptent sur ses aveux pour savoir qui a donné l’ordre de tuer Robert et Rose Doudou Gueï, ainsi que dix-sept de leurs proches.
19 septembre 2002 : le général Robert Gueï, ancien président de la République, est assassiné.
© Fraternité Matin/SIPA
Qui a financé la rébellion ?
Encore aujourd’hui, des zones d’ombre subsistent. Le journaliste Guy-André Kieffer émettait l’hypothèse d’un financement par Armajaro, un groupe de négoce qui avait pris d’importantes positions spéculatives sur le cacao avant le coup d’État. Cela n’a jamais été prouvé.
On a aussi évoqué le casse, le 27 août 2002, de la BCEAO à Abidjan, délestée de 2 milliards de F CFA (environ 3 millions d’euros), et celui de la BCEAO de Bouaké, le 24 septembre 2003. D’autres sources n’excluent pas un financement libyen, via le Burkina.
Il est en revanche certain qu’une cinquantaine de rebelles étaient hébergés à Ouagadougou et que plusieurs témoins ont vu des armes légères et des munitions transiter du Burkina vers le nord de la Côte d’Ivoire.
En novembre 2002, tirant les conséquences de la partition, les rebelles ont entamé une réflexion pour l’organisation économique du Nord et créé la Direction de la mobilisation des ressources, chargée de collecter taxes routières et impôts. Les rebelles ont également mis en place une économie souterraine dans leurs dix zones de commandement pour tirer profit de l’exploitation des matières premières (cacao, coton, bois, noix de cajou, or et diamants…). Selon les partisans de Gbagbo, ce business pouvait leur rapporter plus de 60 milliards de F CFA par an.
Comment Guy-André Kieffer a-t-il disparu ?
Le 16 avril 2004, le journaliste franco-canadien, qui enquêtait sur des malversations financières, tombe dans un guet-apens sur le parking d’un supermarché d’Abidjan. On ne le reverra jamais. Un juge français, Patrick Ramaël, se rend sur place et fait « parler » ordinateurs et téléphones portables. Son enquête s’oriente vers le grand argentier du régime, Paul Bohoun Bouabré – aujourd’hui décédé -, et vers Simone Gbagbo, dont le beau-frère a servi d’appât lors de l’enlèvement.
Depuis la chute de Gbagbo, Bernard Kieffer, le frère du disparu, s’étonne que l’enquête continue de piétiner et redoute que, « dans un grand élan de réconciliation nationale, le nouveau régime répugne à ressortir certains cadavres du placard ». Ce 24 septembre, le juge Ramaël était attendu à Abidjan pour une vingtaine de jours. Il souhaite entendre tous les témoins clés. C’est l’heure de vérité.
16 avril 2004 : Guy-André Kieffer est enlevé.
© AP/SIPA
Bombardement de Bouaké : pourquoi la France a-t-elle laissé partir les pilotes ?
Le 6 novembre 2004, au troisième jour d’une offensive gouvernementale contre les rebelles, deux avions Soukhoï ivoiriens bombardent le camp militaire français de Bouaké. Neuf soldats français et un civil américain sont tués. Quelques jours plus tard, les pilotes biélorusses sont exfiltrés au Togo au milieu d’un groupe de mercenaires. Lomé avertit les Français, qui répondent qu’ils ne sont pas intéressés. Et les deux pilotes disparaissent dans la nature…
Du coup, les familles des neuf soldats se demandent si la France n’a pas quelque chose à cacher. Aurait-elle appuyé secrètement l’offensive du camp Gbagbo ? Dans cette hypothèse, les familles lancent deux pistes. 1 – La bavure : Chirac soutient Gbagbo. Les avions visent un camp rebelle et se trompent de cible. 2 – La machination : Chirac laisse Gbagbo frapper le camp français pour le piéger et favoriser un coup d’État à Abidjan. Difficile de croire que Chirac ait sacrifié la vie de ses soldats… Reste une troisième hypothèse : la négligence ou la volonté d’éviter un bras de fer avec la Biélorussie et son allié russe. « Les pilotes, ce n’était pas notre priorité, dit aujourd’hui un ancien proche de Jacques Chirac. À l’époque, il fallait avant tout évacuer plusieurs milliers d’expatriés. »
Janvier 2003 : les soldats de la force Licorne sécurisent l’aéroport d’Abidjan dans une ambiance tendue.
© Haley/SIPA
Chirac a-t-il voulu renverser Gbagbo ?
Dans la nuit du 7 au 8 novembre 2004, un escadron de blindés français se dirige vers l’hôtel Ivoire d’Abidjan, lieu de rassemblement de tous les expatriés à évacuer. Par un curieux détour, il se retrouve un moment devant la résidence de Laurent Gbagbo, dans le quartier Cocody. Depuis, beaucoup se demandent si, au moment où les manifestations anti-Français se multipliaient, Chirac n’a pas voulu l’intimider. Certains prétendent même que le président français aurait glissé dans la colonne un officier supérieur ivoirien – le général Doué ? – pour tenter de le faire déposer.
Pour les "complotistes", pas de doute : Paris voulait placer le général Doué à la tête de l’Etat.
Reste une troisième explication – la plus vraisemblable : la colonne se serait trompée de route ou aurait tenté de contourner une foule de manifestants. C’est la thèse avancée depuis huit ans par plusieurs militaires français, dont l’un des officiers de l’escadron.
Attentat contre Soro : quels coupables ?
Aucune commission d’enquête n’a livré ses conclusions. Soro a toujours prétendu savoir qui était derrière l’attentat du 29 juin 2007 contre son avion sur l’aéroport de Bouaké. Au soir de l’attaque, les regards se sont tournés vers Chérif Ousmane et Zacharia Koné, deux comzones alors en déplacement à Ouagadougou. Avant que le Premier ministre ne réfute cette thèse.
Seconde hypothèse : une vengeance d’Ibrahim Coulibaly, évincé de la rébellion. Mais il était en exil au Bénin. Autre piste très sérieuse, celle d’un complot ourdi par le camp Gbagbo. Si le président n’avait pas forcément intérêt à se débarrasser du chef du gouvernement après lui avoir tendu la main lors de l’accord politique de Ouaga, les plus radicaux de son camp aspiraient à son élimination. « Mes gars mijotent quelque chose contre Soro, aurait confié Gbagbo à un émissaire burkinabè une semaine avant l’attentat. Dites-lui de faire attention ! » Certains y ont vu la main de Kadet Bertin, puissant conseiller militaire du président, qui aurait pu se servir de rebelles mécontents.
Guillaume Soro, actuel Président de l’Assemblée nationale ivoirienne.
© AFP
Cacao-pétrole : où est passé l’argent ?
La Côte d’Ivoire n’a jamais connu autant de scandales financiers que durant les années Gbagbo. Les audits café-cacao ont révélé la disparition, entre 2002 et 2008, de 370 milliards de F CFA des caisses des différents organes de gestion de la filière. Pour le pétrole, l’opacité a été totale lors des premières années de mandat de l’ex-chef de l’État avant que le FMI n’exige plus de transparence.
Entre 2002 et 2008, 370 milliards de F CFA disparaissent des caisses de la filière café-cacao.
En plein conflit, le régime Gbagbo avait besoin d’argent pour acheter des armes et faire de la politique (retournement d’adversaires, lobbying). De nombreux intermédiaires et hommes d’affaires en ont profité pour se remplir les poches. L’opposition n’a pas été en reste. Ses responsables, qui ont participé aux différents gouvernements de réconciliation, avaient leur mot à dire lors de la signature des contrats (cacao, élections…). Gbagbo avait tendance à laisser faire. « Ils deviennent fous autour de moi, a-t-il un jour confié à l’un de ses proches. Si je suis réélu, les têtes vont tomber ! »
Quel était le véritable pouvoir de Simone Gbagbo ?
Elle faisait de la politique du matin au soir. Montrant la voie aux femmes patriotes, ferraillant à l’Assemblée, débauchant les cadres de l’opposition, la vice-présidente du Front populaire ivoirien (FPI) incarnait la ligne des durs opposés aux accords de Marcoussis. Ses détracteurs assurent qu’elle était aussi l’instigatrice des « escadrons de la mort », dont elle avait confié la direction à Anselme Séka Yapo, son garde du corps.
Elle jouissait d’une grande influence auprès de son époux, qui lui reconnaissait une légitimité acquise au cours des dures années d’opposition. Pour beaucoup, elle disait tout haut ce que Gbagbo pensait tout bas dans un scénario élaboré en duo. Si elle fut en première ligne en début de mandat, après septembre 2002 et lors des événements de 2004, Gbagbo ne l’écoutait pas toujours à l’heure de négocier, ce qui la plongeait dans une grande amertume. Elle vivait aussi très mal la cohabitation avec Nadiana Bamba, la seconde épouse du chef de l’État, qui dirigeait un groupe de presse et battait campagne dans le Nord.
Animée d’une mission prophétique, cherchant à s’assurer le soutien des leaders religieux, des chefs traditionnels, des représentants des jeunes et des femmes, Simone n’a pourtant jamais désarmé. Au lendemain du premier tour de la présidentielle, elle avait retrouvé l’oreille de son époux. Durant la crise postélectorale, elle a dirigé une sorte de « conseil de guerre » dont le but était la survie du régime.
C’est lors des crises (2002,2004,2011) que Simone Gbagbo a le plus d’influence.
© Luc Gnago/Reuters
Qui a arrêté Laurent Gbagbo ?
Le 10 avril 2011 au soir, les forces pro-Ouattara ne parviennent toujours pas à pénétrer dans l’enceinte de la résidence présidentielle. Un ultime coup de pouce est alors demandé à l’Élysée. Le 11 avril dans la matinée, les hélicoptères de la force Licorne détruisent les dernières poches de résistance de Gbagbo autour de la résidence, et des chars de l’armée française sécurisent le périmètre. Les commandants Hervé Touré (dit Vetcho) et Zacharia Koné, ex-comzones, n’ont plus qu’à aller cueillir Gbagbo et ses proches.
Le 11 avril, les hélicos et blindés français entrent dans la danse. Gbagbo n’a plus aucune chance.
Pendant toute l’opération, Alassane Ouattara, Guillaume Soro, le général Palasset, chef de la force Licorne, et l’ambassadeur Jean-Marc Simon, resteront au téléphone. « Il nous le faut vivant ! » intiment-ils aux deux commandants. À 11 heures, le couple Gbagbo et ses partisans sont extirpés de leur bunker. Certains ont prétendu que les forces spéciales françaises avaient participé à l’opération, en passant par un tunnel situé sous la résidence voisine de l’ambassadeur de France. Rien n’est moins sûr.
Pourquoi IB a-t-il été exécuté ?
Ibrahim Coulibaly (IB) refusait de se rendre à un rendez-vous de conciliation. Réapparu en janvier 2011 à Abidjan à la faveur de la crise postélectorale, l’ex-sergent-chef était un des leaders du « commando invisible », premier groupe armé à combattre les forces fidèles à Gbagbo, à Abidjan. Revendiquant sa part dans la chute du président sortant, IB demandait à rencontrer Alassane Ouattara. En vain. Le 27 avril au matin, Morou Ouattara, Hervé Touré « Vetcho » et Chérif Ousmane, commandants des Forces nouvelles (pro-Soro), prennent le contrôle d’Abobo et encerclent IB dans une résidence en lisière de la commune d’Anyama. S’est-il rendu, comme affirment ses proches, avant d’être torturé ? A-t-il résisté ? Finalement exécuté, IB ne jurait que de se venger de Soro qui l’avait écarté depuis longtemps. Ayant participé à de nombreux putschs et complots de 1999 à 2011, il a emporté avec lui une partie des secrets de la rébellion. « Je présente mes condoléances à sa femme, à ses enfants, a déclaré le président Alassane Ouattara. C’est un jeune homme qui a été garde du corps chez moi. Bien entendu, des choses se sont passées… Cela est regrettable. »
27 avril 2011 : Ibrahim Coulibaly, alias IB, est exécuté.
© Rebecca Blackwell/AP/SIPA
Que sont les rebelles devenus ?
Ils étaient rebelles. Dix ans plus tard, ils sont ministres ou commandants (voir aussi notre diaporama).
Ils occupaient le devant de la scène en septembre 2002. La plupart d’entre eux ne l’ont jamais quitté. Guillaume Soro, principal acteur de la rébellion, a été Premier ministre et préside aujourd’hui l’Assemblée nationale. Il s’est entouré de proches tels qu’Alain Lobognon, ex-directeur de la communication des rebelles du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), désormais ministre de la Promotion de la Jeunesse et du Service civique.
Plusieurs autres « communicants » se sont eux aussi reconvertis. Sidiki Konaté, ami de longue date de Soro et ancien porte-parole des Forces nouvelles, détient le portefeuille de l’Artisanat et de la Promotion des PME. Tuo Fozié, qui fut lui aussi porte-parole – et chef des opérations – du MPCI, est à la tête de l’Unité de lutte contre le racket.
Certains protagonistes de 2002 sont restés dans l’armée, à l’instar d’Issiaka Ouattara, dit Wattao. L’ancien comzone de la région de Séguéla, qui fut le cuisinier d’Ibrahim Coulibaly, est devenu commandant en second de la Garde républicaine. Un grade qu’a également atteint Chérif Ousmane, au sein du Groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR). L’ex-comzone de Bouaké est pourtant toujours dans le viseur de la justice internationale. Tout comme Losseni Fofana, alias Loss, ancien seigneur de l’Ouest, soupçonné d’avoir participé à des massacres à Duékoué en 2011. Il n’en a pas moins conservé son poste de commandant chargé de sécuriser la zone ouest. Soumis aux sanctions des Nations unies pour « violations répétées des droits de l’homme et enrôlement d’enfants- soldats », Fofié Kouakou Martin a, lui, pris le commandement de la Compagnie territoriale de Korhogo et n’a pas quitté la ville depuis qu’il en a pris le contrôle, lors de la rébellion. Mathieu Olivier
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