Eva Doumbia : tigresse de papier

Cette metteuse en scène d’origines malienne et ivoirienne milite, sans cacher ses doutes et ses blessures, pour un théâtre engagé… au féminin.

L’artiste Eva Doumbia. © DR

L’artiste Eva Doumbia. © DR

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 5 octobre 2012 Lecture : 4 minutes.

C’était l’année dernière, sous le doux soleil d’octobre, à Limoges (France). Eva Doumbia, 44 ans, présentait alors, à l’occasion des Francophonies en Limousin, Moi et mon cheveu, le cabaret capillaire, un spectacle mis en scène autour de textes de la Congolaise Marie-Louise Bibish Mumbu. Arrivée tendue au lieu de rendez-vous, curieuse et inquiète de ce que l’on avait pensé de sa pièce, elle s’était peu à peu laissée aller, ne faisant aucun mystère de ses doutes de créatrice – comme de ses certitudes. À l’inverse d’un Dieudonné Niangouna prompt à autoproclamer son génie, la metteuse en scène d’origines malienne et ivoirienne hésite, cherche, se remet en question. Si elle est parfois cassante, c’est – semble-t-il – plus par fragilité que par mauvais caractère. Fêlures, blessures intimes et cicatrices affleurent au gré des phrases, à peine camouflées. En évoquant Moi et mon cheveu : « La petite fille noire se déprécie très tôt, dit-elle. Je lui ressemble, mais en métisse. J’ai des souvenirs de moi me regardant et me détestant. » En parlant de son père, d’abord ouvrier dans le bâtiment puis conducteur de bus : « À partir de 10 ans, il fallait se lever pour faire le ménage. Pour moi, mon père était un dictateur, et nous on était des Cosette. » Sur la question du racisme : « Nous étions la seule famille noire à plusieurs kilomètres à la ronde, mais je n’ai pas subi le racisme de manière très violente. Il y a des choses qui passaient par le biais de l’intime, des choses blessantes qui n’étaient pas faites pour être blessantes. » Sur la question du racisme (bis) en Afrique : « En Côte d’Ivoire ou au Mali, où je suis une soeur, on peut m’en vouloir plus que si j’étais totalement blanche. Pour certains, être né de l’autre côté, c’est une chance, et faire un travail sur le retour peut être mal pris. » Pourtant, celle qui a « rencontré le théâtre à l’âge de 14 ans » a réussi à s’imposer dans un milieu professionnel où la tendresse n’est pas la règle. « Tout s’est remis en place quand j’ai recollé les morceaux de ma famille africaine et accepté de vivre entre deux mondes », confie-t-elle. À l’âge de 26 ans, elle s’est rendue à Abidjan, où tout s’est « magnifiquement » passé. « À partir de ce premier voyage, il y en a eu un tous les six mois. Les racines ont à nouveau creusé la terre. Il était essentiel pour moi d’être reliée à une généalogie. »

Le théâtre, bien sûr, reste le fil directeur de sa vie. Études de lettres à la faculté d’Aix-en-Provence, rencontre avec le théâtre des Bernardines à Marseille, création de la compagnie « La Part du pauvre » en 2000, intégration de l’« Unité nomade de formation à la mise en scène » en 2001, naissance de la compagnie « Nana Triban » à Abidjan en 2002, ateliers en Afrique, etc. Mais là encore, rien de linéaire, plutôt une succession de remises en cause et de questionnements. « Assez vite, j’ai voulu être comédienne, raconte-t-elle. Mais je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à atteindre le niveau d’authenticité que j’espérais. Je suis devenue metteuse en scène à une époque où il n’y avait pas de rôles pour les Noirs et où il fallait donc faire les choses par nous-mêmes. » Une voie difficile, surtout quand rien ne vous rapproche des réseaux établis. « J’ai le sentiment d’une inadéquation entre le monde du théâtre et le circuit professionnel, affirme-t-elle. Il y a un mépris du public par les décideurs qui, par exemple, imposent un théâtre hyper­élitiste en plein coeur des cités. Je crois dans la recherche d’un théâtre populaire. » Quoiqu’un peu décoiffé – elle nous pardonnera l’expression -, le spectacle Moi et mon cheveu obéit à cette exigence, en mêlant danse, théâtre, cirque et musique. « Ce qui me plaît, c’est le mélange de plusieurs disciplines, sans que l’une l’emporte. »

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La critique qui l’agace le plus ? Celle qui lui reproche de faire un théâtre didactique, puisqu’elle revendique son engagement pédagogique et politique. En particulier en faveur des femmes noires auxquelles elle veut « donner confiance » et « enseigner la souveraineté ». La voilà d’ailleurs qui s’enflamme : « En tant qu’artiste noir, on n’a pas le droit de dire que le problème est réglé ! J’en veux à certains qui jouent ce jeu, disant qu’on a dépassé la question de la couleur ! On a le devoir de construire la France brésilienne ! » Elle s’emploie d’ailleurs à le faire, à sa manière, en mettant aujourd’hui en scène des textes de la Came­rounaise Léonora Miano (Blues pour Élise et « Femme in a City ») qui sont déjà « tels qu’elle les a rêvés ». « Si les Noirs de France ne vont pas au théâtre, c’est qu’ils ne s’identifient pas, soutient Eva Doumbia. On avait vraiment besoin d’un auteur qui parle d’eux ! »

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