Syrie : les experts divisés sur l’évolution du conflit

Entre « réalistes » et « démocrates », le débat des spécialistes sur l’évolution de la crise syrienne est particulièrement houleux.

L’attentat du 15 janvier contre l’université d’Alep. © Sipa

L’attentat du 15 janvier contre l’université d’Alep. © Sipa

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 5 février 2013 Lecture : 4 minutes.

Guerre de positions sur le front de la syrianologie. Entre les chercheurs dont les analyses rejoignent les vues de l’opposition en exil et des spécialistes beaucoup plus sceptiques sur les évolutions de la crise, un fossé s’est ouvert dès le début de la contestation, au printemps 2011. Les premiers se voient taxés, au mieux, de romantisme naïf, au pire, d’« agents du Qatar » faisant la propagande d’une opposition en exil dominée par les Frères musulmans. Les autres sont accusés, en retour, de cynisme, voire d’une « assadophilie » qui servirait le discours du régime. « J’ai assisté à plusieurs débats sur le conflit syrien qui se concluaient dans les invectives et parfois même à coups de poing », témoigne Peter Bouckaert, de Human Rights Watch.

Pour constater ces divergences parfois conflictuelles, nul besoin d’aller scruter les extrêmes, plumitifs d’infosyrie.fr?et du réseau Voltaire défendant bec et ongles le régime, ou prêcheurs de jihad lançant des appels hystériques à la destruction d’« Assad l’hérétique ». Ce débat houleux sur la Syrie oppose en effet des universitaires de haut niveau, comme le sociologue Thomas Pierret, maître de conférences en islam contemporain à l’université d’Edimbourg, ou le géographe Fabrice Balanche, directeur du Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo), qui confrontent parfois, avec sérieux et courtoisie, leurs points de vue très divergents sur Facebook.

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Importantes nuances

Le 23 janvier, Jean-Pierre Filiu, éminent professeur d’histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences-Po Paris, publiait sur son blog une tribune dénonçant les détracteurs français de la révolution, pseudo-experts en terrorisme, tenants de la protection des chrétiens d’Orient et autres anti-impérialistes égarés dans une « impasse narcissique ». Mais pour Barah Mikaïl, directeur de recherche pour le think-tank Fride, très tôt soupçonné d’« assadolâtrie » pour avoir exprimé son pessimisme sur l’évolution de la contestation, « on est dans l’idéologisation des faits, avec des bons contre des méchants. Je cherche à mettre de côté l’émotionnel, l’approche du chercheur devant s’accompagner d’un doute constant ».

Tenter d’établir des généralités sur les différents points de vue est périlleux, chaque intervenant développant individuellement des analyses nuancées. Mais il n’est pas impossible de dégager quelques lignes directrices. L’analyse globale de la situation rapproche les différents bords : la Syrie avait un besoin urgent de réformes, et son régime barbare est responsable de la situation. Bachar, deuxième des Assad au pouvoir, sera aussi le dernier, mais une solution politique répondant aux attentes et aux craintes de la majorité des Syriens doit être trouvée. La Syrie d’hier n’est plus, et celle qui renaîtra de ses cendres bouleversera le visage politique du Moyen-Orient. Mais les experts s’écharpent sur des nuances importantes. Les plus sceptiques parlent de guerre civile aux accents confessionnels quand les autres récusent ces termes et préfèrent y voir une révolution armée, une guerre du régime contre son peuple. Pour les premiers, pessimistes, Assad peut tenir longtemps et pourrait l’emporter sur le terrain militaire, car l’Occident ne bougera pas. Pour leurs contradicteurs, le dictateur peine à conserver quelques bribes de territoires, sa chute n’est qu’une question de temps, et l’intervention internationale qu’ils souhaitent, sans y croire, ne pourrait que l’accélérer. Pour eux comme pour l’opposition de la Coalition nationale syrienne (CNS), son départ est l’indispensable condition d’un règlement de la situation, quand nombre de sceptiques estiment plus réaliste de faire participer Assad au processus de transition, du moins les cadres les moins compromis de son régime.

Les chercheurs mettent en avant l’engagement idéologique de leurs adversaires pour expliquer les différences d’analyses.

Des nuances qui finissent par avoir un impact profond sur les analyses des chercheurs. Les uns se focalisent ainsi sur les exactions intercommunautaires, la montée en puissance des factions jihadistes, la désunion de l’opposition, et les risques de chaos durable et de fragmentation du pays. Les autres, sans rejeter ces dimensions de la crise, les placent au second plan, insistant en priorité sur la permanence des idéaux et des objectifs de la révolution, attribuant à la passivité occidentale l’intensification du phénomène jihadiste, et ils excluent une division à long terme du peuple syrien, qui a trouvé dans la CNS son seul représentant légitime. Ces angles d’approche finissent par déterminer ce que les analystes retiennent des rares et fragiles informations provenant du terrain. Ainsi, Balanche le pessimiste relève régulièrement les menaces islamistes proférées contre les minorités, quand Pierret insiste sur les attentats et massacres attribués au régime.

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Présupposés

Interrogés, les chercheurs mettent en avant l’engagement idéologique de leurs adversaires pour expliquer les différences d’analyses. « Vouloir dégager Assad est un positionnement de type politique fort peu académique », commente le sceptique Mikaïl. Et Pierret, que Mikaïl placerait parmi les « romantiques démocratiques », confirme : « La différence essentielle n’est pas dans l’analyse mais dans les présupposés idéologiques. » Sans nier sa sympathie pour la révolution, il décrypte ainsi le positionnement de ceux qui se veulent réalistes : « Leurs principaux soucis sont les menaces contre les minorités, la montée de l’islamisme et l’influence des pays du Golfe, choses auxquelles le régime syrien est supposé faire obstacle. » Balanche considère de son côté que « la recherche en France est dominée par la gauche, qui voit les révolutions arabes comme un nouveau printemps des peuples, contre une droite plutôt islamo-sceptique… ».

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Georges Malbrunot, qui couvre le Moyen-Orient pour le quotidien français Le Figaro depuis près de vingt ans, renvoie les deux camps dos à dos : « Les experts sont hélas devenus des activistes au service d’une cause, défense de la révolution et de la démocratie pour les uns, des minorités et de la laïcité pour les autres. Ils ont perdu leur indépendance. Et la fiabilité de l’information en est la grande victime. »

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