Tunisie : recrute candidats au paradis
Proies faciles de marchands de religion sans scrupule, des apprentis jihadistes s’enrôlent pour combattre le régime syrien « impie ».
« Après la prière de l’aube à la mosquée, il n’est pas rentré. » Effondrée, Mounira n’a rien vu venir. Son fils, Khaled Ouali, à peine 21 ans, s’est enrôlé pour le jihad en Syrie. « Un reportage de la télé syrienne a révélé que mon frère, disparu depuis cinq mois, était mort aux côtés de l’Armée syrienne libre [ASL] », témoigne la soeur d’Ahmed Touhami, tandis qu’une Tunisienne, à l’aéroport d’Istanbul, à force de cris et de larmes, réussissait à dissuader son fils de partir.
Selon l’ONU, les combattants tunisiens en Syrie seraient au nombre de 3 500 et constitueraient 40 % des effectifs jihadistes. Même des handicapés moteurs auraient été enrôlés, ainsi que des jeunes femmes. Selon Abou Koussay, de retour de Syrie, treize jeunes Tunisiennes ont été endoctrinées pour mener le « jihad de nikah », qui revient à satisfaire les désirs sexuels des combattants. Si quelques familles, comme celle de Marwane, mort à 25 ans, se réjouissent que « son martyre ait offert à ses parents le paradis », la plupart exigent l’intervention du gouvernement tunisien. Le nouveau chef de l’exécutif, Ali Laarayedh, a répondu qu’il est difficile de contrôler la libre circulation des personnes. Une instruction sur les réseaux de recrutement a néanmoins été ouverte. La question est devenue épineuse et dépasse le cadre national ; le business de la mort implique une logistique et une préparation minutieuses allant de l’établissement de faux passeports à l’acheminement.
Prime décès
Depuis le début du conflit syrien, il y a deux ans, l’embrigadement idéologique s’est opéré insidieusement à travers les mosquées, les cafés et les réseaux sociaux. Des recruteurs adressent ces néophytes de la guerre à des associations humanitaires financées par le Qatar, lesquelles, sous couvert d’actions d’aide au peuple syrien, organisent les départs. Karama wa Horrya, Arrahma et Horrya wa Insaf sont les plus citées par ceux qui ont échappé au bourbier d’Alep. Avec une gratification de 2 000 euros par combattant, elles ont renfloué leurs caisses et les poches des intermédiaires. Les jeunes enrôlés perçoivent sur place une rétribution régulière de 1 000 euros. En cas de décès, une prime de 20 000 euros est versée aux familles. Mais le nerf de la guerre seul n’aurait pas suffi sans volonté politique.
Les candidats sont recrutés par des associations "humanitaires" financées par le Qatar.
Selon Ahmed Manaï, président de l’Institut tunisien des relations internationales (Itri) et membre de la commission des observateurs arabes en Syrie, une rencontre stratégique aurait ainsi eu lieu à Tripoli, en décembre 2011, avec la bénédiction de Mustapha Abdeljalil, alors numéro un libyen, entre Youssef al-Qaradawi, président de l’Union internationale des savants musulmans, Rached Ghannouchi, chef du parti Ennahdha, Borhane Ghalioune, numéro deux des Frères musulmans en Syrie, Abdelhakim Belhaj, ancien d’Afghanistan et fondateur du Parti national libyen (PNL), et le ministre qatari des Affaires étrangères. Aux termes de l’accord dit Ghalioune-Abdeljalil, les participants sont convenus d’armer les jihadistes syriens et de leur envoyer des renforts tunisiens et libyens.
Via la Libye
« Nous ne sommes ni n’avons été partie de cette opération, dont nous ignorons comment elle se déroule », s’est défendu Rached Ghannouchi, alors que Jamel Saadaoui, membre du comité fondateur du PNL, exige des preuves. Il est pourtant établi que les circuits menant à la Syrie passent par la Libye. Pas moins de quatre sites consacrés à l’entraînement des recrues, pendant une durée moyenne de vingt jours, ont été identifiés : Bouslim, sous le commandement d’Abou Doujana du Groupe islamique combattant libyen (GICL) ; Zentane ; Jebel el-Akhdar, centre névralgique spécialisé dans la fabrication des bombes chimiques et des explosifs ; et Benghazi, géré par les Frères musulmans et consacré au maniement des armes lourdes. Les candidats au jihad peuvent aussi emprunter un autre itinéraire en embarquant au port pétrolier de Brega, dans l’est libyen, via Ghadamès et Ezzaouia, où une préparation physique est aussi dispensée. Destination : la Turquie ou le Liban.
Toute cette affaire aurait pu provoquer une crise entre la Tunisie et la Libye mais il n’en a rien été. Le président tunisien Moncef Marzouki s’est cependant alarmé : « Nous craignons que ces Tunisiens ne constituent une menace pour leur propre pays à leur retour. Il faut les convaincre que le véritable jihad ici consiste à lutter contre la pauvreté, le chômage et l’ignorance. »
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