Afrique du Sud : moi, Mark Behr, blanc, traître et gay…

Ancien espion à la solde du gouvernement raciste, puis de l’ANC, l’écrivain évoque dans un roman magistral l’histoire récente de l’Afrique du Sud à travers les non-dits d’une famille de fermiers afrikaners.

L’écrivain Mark Behr. © Vincent Fournier pour J.A.

L’écrivain Mark Behr. © Vincent Fournier pour J.A.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 13 juin 2013 Lecture : 6 minutes.

A peu près au milieu de son nouveau roman, plus précisément aux pages 219 et 220, l’écrivain sud-africain Mark Behr revient sur un épisode peu connu de la lutte contre l’apartheid. Il raconte une conférence, à Londres en 1987, visant à promouvoir la Charte de la liberté pour une nouvelle Afrique du Sud. Les intervenants fustigent la violence de la ségrégation raciale et présentent le programme du Congrès national africain (ANC). Puis vient la traditionnelle séance de questions. « Quelle est la position de l’ANC concernant les droits des homosexuels, hommes comme femmes ? » demande un militant australien. La réponse ? « Dans une Afrique du Sud libérée, les gens seront normaux. Jusqu’à preuve du contraire, les homosexuels ne le sont pas. Si tout le monde était comme eux, ce serait la fin de l’espèce humaine. »

De passage à Paris, l’auteur célébré de L’Odeur des pommes confirme que cette scène, relatée dans Les Rois du Paradis, est bien réelle. « Quelques semaines après l’intervention du militant australien, Thabo Mbeki a dû faire une déclaration publique condamnant cette position réactionnaire », rappelle-t-il. On connaît la suite : la Constitution sud-africaine de 1996 sera l’une des plus progressistes au monde en matière d’orientation sexuelle, et les mariages entre couples du même sexe seront autorisés dix ans plus tard.

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Bouée

Racontant le retour au pays d’un homme, Michiel, qui vient de perdre sa mère, Les Rois du Paradis est un roman magistral qui embrasse l’histoire récente de l’Afrique du Sud à travers les non-dits et les déchirements d’une famille de fermiers blancs. L’écriture est subtile, la construction mêlant les époques habile et discrète, et l’intrigue progresse de révélation en révélation sans céder ni à la facilité ni, ce qui serait pire, à la caricature. Avec l’oeil d’un entomologiste, Mark Behr décortique l’humain in vivo, modelé par son temps, les années qui passent et le paysage. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, en exergue, il a choisi de placer cette phrase de James Baldwin : « Et l’amour n’aura d’autre choix sinon de combattre le temps et l’espace, avec l’obligation d’être victorieux. »

Mal traduit, le titre original du livre est en réalité Kings of the Waters (« Rois des eaux »), et l’élément liquide joue un rôle majeur dans le roman, en particulier au cours des scènes clés. Sans trop en dire, il est possible d’évoquer ce bain que le fils, rejeté à cause de son homosexualité, donne à son père, aigre vieillard dont le corps renonce progressivement à la vie. Ou bien les éclaboussures de ces jeux d’enfants qui viennent clore le récit sur une note d’espoir. « L’eau est bien entendu un élément d’extrême fluidité qui ne cesse de se transformer, soutient l’auteur, un élément qui ne peut pas être contenu. Métaphoriquement parlant, c’est à l’opposé de l’autoritarisme, du colonialisme, de l’apartheid, qui reposent sur une volonté de contrôle rigide et des idées binaires, bien/mal, noir/blanc, mâle/femelle… Dans le livre, les scènes d’eaux sont aussi des scènes de transformation en termes de pouvoir. » En donnant le bain à son père, le fils prend le travail de la domestique noire, et le baas (« maître ») autoritaire et raciste se retrouve à la merci de son fils. En renversant les garçons qui, dans le lac, s’étaient accaparés une bouée confectionnée avec une chambre à air, les femmes et les filles défient la domination masculine.

La haine des femmes, c’est ce que nous devons combattre.

Confession

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Barbe poivre et sel, yeux d’un bleu limpide, l’homme qui fêtera ses 50 ans en octobre sait de quoi il parle. Son existence est un matériau riche et complexe qui, sans nul doute, innerve son oeuvre en profondeur. Né au Tanganyika (actuelle Tanzanie), il a grandi dans le KwaZulu-Natal (Afrique du Sud), que ses parents avaient rejoint au moment de la politique de nationalisation (Ujamaa) menée par le président Julius Nyerere. « Ma famille ne s’intéressait ni à la politique ni à la littérature, mais il y avait chez nous un vrai plaisir de raconter, se souvient-il. Notre départ dramatique du Tanganyika revenait souvent, comme l’histoire d’une perte à la fois de notre terre et de notre identité. » Et après un silence, il complète : « J’ai su très tôt que mon identité sexuelle était différente – et dans ces cas-là, on apprend vite à raconter des histoires… » La vraie révélation littéraire est venue à l’adolescence, avec les poèmes qu’Antjie Krog publia à l’âge de 17 ans : « Je me suis dit alors que si quelqu’un pouvait écrire sur l’insoutenable et le rendre soutenable, alors l’écriture valait la peine. » Mais passer à l’acte est presque impensable : il a honte d’écrire, c’est une activité « trop féminine » dans la société d’alors.

Étudiant, Mark Behr bascule dans le mauvais camp : espion à la solde du gouvernement, il récolte des informations sur ses camarades de gauche. Lentement pourtant, ses rencontres et ses lectures – Gramsci, Marx, Sontag… – viennent éroder ses convictions conservatrices. La peur d’être exposé en tant qu’homosexuel le paralyse. Il finit par se confier à l’ANC pour savoir que faire, et reçoit l’ordre de continuer… tout en manipulant les informations. Ses activités prendront fin en 1991, année au cours de laquelle il rejoint l’International Peace Research Institute d’Oslo, en Norvège. Sa confession publique aura lieu en 1996, après son coming out et le succès de son premier roman.

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« Avouer mon homosexualité m’a donné beaucoup de pouvoir, dit-il. Je me suis réconcilié avec moi-même et j’ai réalisé que dire la vérité libérait beaucoup d’énergie, beaucoup plus que la honte du silence. » Évidemment, il s’attendait à la violence des réactions : la trahison est difficile à pardonner. « La réponse publique est logique et prévisible, et je dois la respecter, aussi douloureux que cela soit, insiste-t-il. Si je n’avais pas été une personne publique, je n’aurais jamais été obligé d’en parler, je l’aurais fait avec les personnes une à une… J’ai, depuis, reconstitué une partie de mes amitiés avec ceux que j’ai trahis. » Doté d’une conscience aiguë des enjeux de pouvoir, il précise : « Mais même se livrer à ce type de confession est un privilège de Blanc. Ce n’est pas possible pour un Noir de révéler qu’il a été un agent, il risquerait la mort. »

Alternative

Si le regard de Mark Behr sur la société sud-africaine est d’une troublante lucidité, il n’en est pas pour autant aveuglé par le pessimisme. Le salut ? Il pourrait venir des femmes. « Je pense que j’ai un penchant pour les idéaux féminins, dit-il. La manière dont les hommes sont éduqués pour être compétitifs, dépourvus d’empathie, efficaces plutôt que sociables, explique pour partie la violence des relations interpersonnelles et politiques. Cela ne signifie pas pour autant que les femmes sont entièrement innocentes, mais je pense que les principes conventionnellement associés à la féminité sont plus propices à la pacification des rapports humains. »

Se réjouissant du rejet public de l’homophobie en Afrique du Sud comme du fait que cette cause soit désormais défendue par des militants noirs – « leur légitimité n’est pas remise en question » -, il ajoute : « La peur que les hommes éprouvent face à l’homosexualité vient de l’idée que les gays sont des hommes qui cèdent le contrôle aux femmes. Dans l’hétérosexualité et le patriarcat, le boulot de l’homme, c’est de garder le contrôle de la femme. La haine des femmes, c’est ce que nous devons combattre. » Dans Les Rois du Paradis, Behr propose, à travers le personnage de Kamil, une « masculinité alternative ». Intellectuel intransigeant, Kamil est homosexuel, fils d’une juive et d’un musulman et lui-même bouddhiste… Tout un symbole.

L’exil en la demeure

Le titre original, Lost Ground, a été traduit par Un passé en noir et blanc. Un choix bien malencontreux, car le livre de Michiel Heyns évite assez soigneusement le piège des idées reçues. Comme Mark Behr, il raconte le retour au pays d’un homme blanc et gay à l’occasion d’un décès, en l’occurrence celui de sa cousine. Journaliste indépendant, il compte profiter du meurtre d’une femme blanche par un homme noir pour écrire un article sur la problématique raciale contemporaine dans un petit village d’Afrique du Sud. Mais au gré de ses rencontres et de ses discussions, il finit par perdre pied et presque se noyer dans la complexité d’un pays dont la violence finit toujours par rattraper ses enfants, même exilés. Et ce qui était presque une enquête policière se mue en cruelle introspection…S.K.-G.

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