Madagascar : silence, on coule…

Depuis plus de quatre ans, le pays traverse une grave crise politique, économique et sociale… Chronique d’un naufrage qui ne semble pas près de s’arrêter.

Le pays est en proie à une crise économique, sociale, politique… © Gregoire POURTIER/AFP

Le pays est en proie à une crise économique, sociale, politique… © Gregoire POURTIER/AFP

Publié le 16 juillet 2013 Lecture : 9 minutes.

« C’est drôle, remarque le chauffeur, cette route est plus large que la nationale. » Plus large, et bien mieux bitumée. Dans le temps, elle permettait aux camions d’accéder à la ferme de Tiko, le groupe industriel de l’ex-président Marc Ravalomanana qui faisait figure d’empire avant que ce dernier ne soit contraint de fuir le pays, en mars 2009. Aujourd’hui, elle est déserte. Derrière les murs épais qui la longent, la vie semble s’être figée. Des étables abandonnées s’étalent à perte de vue. Sur le parking, près d’épaves de véhicules, une demi-douzaine de gardiens font le guet.

Il y a moins de cinq ans, c’est dans cette immense ferme d’Andranomanelatra, située à une vingtaine de kilomètres d’Antsirabe (au sud d’Antananarivo), le fief de Ravalomanana, qu’était produite la grande majorité des yaourts, des plaquettes de beurre, des glaces et des jus de fruits consommés par les Malgaches. On y comptait alors pas moins de 700 salariés et près de 3 000 têtes de bétail. Mais depuis la chute du boss, le complexe est vide. Tous ont perdu leur gagne-pain quand Ravalomanana s’est exilé en Afrique du Sud et que son tombeur, Andry Rajoelina, a pris les rênes d’un régime de transition qui a laminé le groupe. Selon les gardiens, certains sont partis chercher du travail à Antananarivo, mais la plupart sont restés et attendent, entre espoir et résignation, que la ferme reprenne du service. « On n’a pas touché de salaire depuis près d’un an. Mais on reste là parce qu’un jour, ça va reprendre. » Et parce qu’il reste 221 vaches à nourrir.

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Les employés de la ferme n’ont jamais cru à la « révolution orange » qui a balayé leur patron, et dans laquelle ils n’ont vu (comme la communauté internationale) qu’un coup d’État. Ils ne se sont donc jamais fait d’illusions. Mais à Tana, ceux qui avaient vu dans la mobilisation contre les abus de Ravalomanana, et dans sa fuite, la renaissance de leur pays, ont bien du mal à cacher leur déception. « Il fallait le faire. Il fallait se débarrasser de Ravalomanana, car c’était un dictateur en puissance, persiste un homme d’affaires et soutien de la première heure de Rajoelina. Mais au bout de quatre ans, je dois admettre que c’est un désastre. »

Désastre politique et diplomatique

Désastre politique : alors que la transition ne devait pas durer plus de quelques mois (promesse de Rajoelina), elle a entamé, le 17 mars, sa cinquième année, et semble ne jamais devoir en finir, à cause d’une classe politique plus divisée que jamais, comme en témoigne le nombre de candidatures à la présidentielle (41) et l’incapacité de ses deux figures principales, Rajoelina et Ravalomanana, à dépasser leur haine réciproque. Ainsi la date de l’élection, le 8 mai, repoussée au 24 juillet, a-t-elle encore été reculée, en raison du blocage consécutif aux candidatures controversées de Rajoelina, de Lalao Ravalomanana, l’épouse du chef de l’État déchu, et de l’ancien président Didier Ratsiraka.

Désastre diplomatique aussi : boudé par les bailleurs de fonds et exclu des principales organisations internationales, le régime de transition n’a jamais réussi à briser son isolement. Désastre économique et social, enfin. Les données fournies par la Banque mondiale font froid dans le dos. Plus de 92 % de la population (estimée à 21 millions d’habitants) vit avec moins de 2 dollars par jour, soit 10 points de plus qu’en 2008. La crise a entraîné la perte de 6,3 milliards de dollars (4,8 milliards d’euros) et de dizaines de milliers d’emplois, si bien qu’en 2013, le revenu par habitant est retombé au niveau de celui de 2001…

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« Pour comprendre où nous en sommes, inutile de chercher bien loin, déplore Noro Andriamamonjiarison, la présidente du Groupement des entreprises de Madagascar, principal syndicat patronal du pays. Promenez-vous dans Tana et observez. Toutes les rues sont encombrées par des marchands. Le secteur informel a explosé. » Même les charrettes à bras, dont l’utilisation avait été interdite par Ravalomanana, ont fait leur retour. Selon Noro Andriamamonjiarison, pas un domaine n’échappe au marasme. « Jusqu’à présent, les entreprises ont survécu grâce à leurs réserves. Mais là, on n’en a plus. »

Au ministère des Finances, on préfère voir le bon côté des choses. Malgré la fin des aides internationales, en 2009, qui représentaient la moitié du budget national, les fonctionnaires sont toujours payés à temps, le déficit budgétaire reste stable, l’inflation a été maîtrisée (6,5 % en 2012, contre 10 % en 2011). Rajoelina a, en outre, mené à terme bon nombre de ses « chantiers présidentiels » : hôpitaux, routes et stades – qui ont toutefois créé la controverse, l’opposition y voyant des réalisations inutiles visant à satisfaire l’ego de leur promoteur. « Il a fallu ajuster les dépenses, explique le secrétaire général du ministère, Vonintsalama Andriambololona. Nous avons réussi grâce à une grande rigueur budgétaire. » Mais tout cela a un coût que les générations futures subiront de plein fouet : la suspension des grands projets structurants. « Nous avons dû grever les dépenses d’investissement, admet le haut fonctionnaire. On ne s’en aperçoit pas tout de suite, mais dans quelques années, on le sentira. » Ce qui fait dire à Pierrot Rajaonarivelo, le ministre des Affaires étrangères, candidat à la présidentielle, que « nous vivons d’illusions ».

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Plus de quatre années de crise ont touché Madagascar. © Jeune Afrique

Exode quasi suicidaire de femmes

Les illusions, cependant, sont un luxe auquel seuls les plus aisés peuvent s’abandonner. « La situation sociale est dramatique. Il y a de moins en moins d’enfants scolarisés, et il est de plus en plus difficile de se faire soigner », constate Norotiana Jeannoda, une figure de l’action sociale qui a fondé une ONG au nom trompeur, le Syndicat des professionnels diplômés en travail social (SPDTS).

Depuis quelques années, Norotiana Jeannoda s’est emparée d’un fléau qui n’intéresse pas grand monde ici : l’exode quasi suicidaire de milliers de femmes au Moyen-Orient. Des appels de détresse en provenance du Golfe, Norotiana Jeannoda dit en recevoir tous les jours. Embauchées comme femmes de ménage par des agences de recrutement peu scrupuleuses, traitées sur place comme des esclaves, parfois violentées, violées, séquestrées, rarement payées, elles en reviennent marquées à vie, souvent folles, ou bien entre quatre planches. Depuis 2009, le SPDTS a dénombré 28 corps rapatriés… L’État ne fait rien pour y remédier et les moyens dont dispose l’ONG fondent comme neige au soleil depuis quatre ans.

Le phénomène est apparu dans les années 1990, mais, depuis la crise, il a explosé, affirme Norotiana Jeannoda. « On compte 8 000 femmes malgaches au Liban, 1 300 au Koweït et 700 en Arabie saoudite. Beaucoup travaillaient dans les usines franches qui ont fermé en 2010 après la fin de l’Agoa [African Growth and Opportunity Act, dont Madagascar a été suspendu fin 2009]. » C’est le cas de Nirina, 27 ans, mère de deux enfants. Elle confectionnait des chemises pour les grandes marques américaines lorsque son entreprise a mis la clé sous la porte. « Partir, c’est le seul moyen de nourrir mes enfants. »

République confisquée

Dans les « bas quartiers » – la banlieue pauvre de Tana -, situés bien souvent dans des zones inondables, la misère est structurelle. Mais, à en croire les habitants, elle empire. « Ici, peut-être 85 % des gens sont au chômage. Ils ne mangent qu’une fois par jour, et rares sont les enfants qui vont à l’école car la scolarité est trop chère, déplore Haza Ramafatraona, président d’une fédération qui regroupe 44 associations des bas quartiers. En 2009, nous avons soutenu Rajoelina. Mais qu’a-t-il fait pour nous ? Rien ! C’est toujours pareil. Quand il faut se mobiliser, les politiciens viennent nous acheter 3 000 ariarys [à peine plus de 1 euro]. Mais après, on n’existe plus. » En 2009, ces loqueteux – que le centre-ville bourgeois prend soin d’éviter – avaient constitué le gros des troupes de la « révolution orange ». Chaque jour, ils se rassemblaient devant l’hôtel de ville en chantier pour appeler à la chute de Ravalomanana. Certains en sont morts, le 7 février, alors qu’ils s’apprêtaient à envahir la présidence. Depuis, l’hôtel de ville a été reconstruit et inauguré en grande pompe par Rajoelina. La « place de la Démocratie », sur laquelle les manifestants se retrouvaient en attendant le discours de « l’homme providentiel », est désormais grillagée et interdite au public.

« Ce n’est pas seulement la révolution de 2009 qui a été confisquée, mais toute la république », regrette un juriste qui, parce qu’il travaille avec l’administration, souhaite rester anonyme. « Sous Ravalomanana, poursuit-il, l’État était déficient. Aujourd’hui, il est défaillant. Personne ne respecte plus la loi. » En quatre ans, l’insécurité est devenue la première préoccupation des Malgaches. À Tana, pas un jour ne passe sans qu’une attaque à main armée (souvent des kalachnikovs louées par des agents des forces de l’ordre) n’ait lieu. « Franchement, je ne me suis jamais senti autant menacé. On a peur, désormais. Peur de sortir en 4×4, de porter un costard-cravate, de montrer qu’on n’est pas dans le besoin », témoigne un homme d’affaires qui ne se déplace plus sans son revolver depuis qu’il a été attaqué à son domicile, il y a quelques mois. « La situation est très tendue, admet le général Richard Ravalomanana. On craint une forte explosion sociale. »

Le 13 juin, dans la rubrique des faits divers du quotidien L’Express de Madagascar, on pouvait lire comment des hommes armés de kalachnikovs avaient attaqué un débit de boisson pour un butin de 1,4 million d’ariarys (moins de 500 euros), dans quelles conditions six voleurs de zébus avaient été abattus par des villageois dans le Sud, et de quelle manière la police avait mis la main sur 36 tortues braconnées et destinées à l’exportation.

Les trafics juteux ont explosé : les tortues donc, mais aussi le bois de rose (des milliers de rondins coupés dans le Nord-Est et exportés vers la Chine en dépit des interdictions), l’or (des tonnes Andry Rajoelina et Didier Ratsiraka en avril.évacuées hors du pays en infraction avec la loi), les zébus (des dizaines de milliers de têtes volées dans le Sud), les pierres précieuses ou encore l’ilménite (employé dans la fabrication de pigments blancs). Même la terre, si sacrée dans ce pays, fait l’objet de transactions illégales chiffrées à plusieurs millions d’euros.

« La corruption est partout », se désole un collaborateur de Rajoelina, comme pour absoudre son patron (lire l’encadré p. 29). Elle commence au bas de l’échelle, au niveau des gendarmes et des petits fonctionnaires, se poursuit au sein de la magistrature où, selon le Premier ministre, Omer Beriziky, elle « est devenue une raison d’être » ; et frappe jusqu’à la tête de l’État. Les rumeurs visant des proches de Rajoelina sont persistantes. Et lorsqu’elles sont relayées par un patron d’entreprise réputé intègre, un ambassadeur particulièrement bien informé, un officier placé au coeur du système, il est difficile de les ignorer. « Nous sommes dans un réseau mafieux, où certains businessmen profitent de leur proximité avec le pouvoir pour s’enrichir », peste l’un d’eux.

Entre 2008 et 2012, le pays a dégringolé de la 85e à la 118e place du classement de l’ONG Transparency International selon l’indice de perception de la corruption. Dans les locaux du Bureau indépendant anticorruption (Bianco), on ne peut que déplorer cette évolution. Alors que tous les indicateurs montrent que ce fléau gagne du terrain, le budget de l’institution, lui, ne cesse de baisser.  

Ci-dessus : Andry Rajoelina (à g.) et Didier Ratsiraka (à dr.), lors d’une conférence
de réconciliation, le 18 avil. © BILAL TARABEY / AFP

Voteront, voteront pas ?

    En avril, tout semblait aller comme sur des roulettes. Après plus de trois ans de négociations laborieuses, Andry Rajoelina et Marc Ravalomanana, en exil en Afrique du Sud, s’étaient engagés à ne pas participer à l’élection présidentielle censée mettre fin à la transition. Et puis, patatras ! Ravalomanana a fait de son épouse, Lalao, sa candidate. Didier Ratsiraka, l’ancien chef de l’État tout juste rentré d’exil, et que l’on croyait rangé des affaires, s’est lui aussi porté candidat. Andry Rajoelina, enfin, a décidé à son tour de se soumettre au suffrage des Malgaches, alors qu’il leur avait solennellement affirmé en janvier qu’il ne le ferait pas. Depuis, c’est l’impasse. La plupart des autres concurrents (41 en tout) s’opposent à ces trois candidatures – certains en appellent à l’armée -, tout comme la communauté internationale, qui menace les protagonistes de sanctions et a d’ores et déjà prévenu qu’une élection avec ces personnalités ne serait pas reconnue. L’équation semble insoluble. Soit les Malgaches organisent la présidentielle sans le soutien financier et technique de la communauté internationale, au risque de voir les résultats non reconnus et contestés. Soit ils se plient aux injonctions de l’étranger. Mais aucun des trois candidats ne semble prêt à faire ce sacrifice. En attendant, l’élection, déjà repoussée une première fois (du 8 mai au 24 juillet), a été une nouvelle fois décalée.

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