Vietnam : Vô Nguyên Giáp, l’éternel révolté

C’est lui qui, en 1954 à Diên Biên Phu, porta le premier coup au colonialisme français. Stratège génial, il a eu l’occasion d’affronter bien d’autres adversaires, qu’ils aient été japonais, américains, chinois ou… vietnamiens. Vô Nguyên Giáp est mort le 4 octobre à Hanoi à l’âge de 102 ans. Jean Lacouture, journaliste, historien et écrivain, auteur d’une biographie de Hô Chi Minh, retrace sa vie.

Vô Nguyên Diap, avec son état-major, pendant la bataille de Diên Biên Phu, en mai 1954. © AFP

Vô Nguyên Diap, avec son état-major, pendant la bataille de Diên Biên Phu, en mai 1954. © AFP

Publié le 17 octobre 2013 Lecture : 6 minutes.

L’homme qui, en mai 1954, porta le coup décisif à l’empire colonial français est mort le 4 octobre à Hanoi à l’âge de 102 ans. Vô Nguyên Giáp fut le révolutionnaire le plus constant, ou le plus constamment victorieux, de notre époque. En près de quatre-vingts années de combat, de la lutte contre les Chinois de Tchang Kaï-chek, à partir de 1943, puis contre les Japonais, au printemps de 1945, à sa victoire contre la France à Diên Biên Phu, neuf ans plus tard, et à la capitulation américaine, en 1975, c’est bien la révolution permanente qu’aura vécue Giáp.

Il est né en 1911 à An Xa, dans la province de Quang Binh, d’où viennent beaucoup de révolutionnaires vietnamiens. Fils d’un lettré pauvre et nationaliste, il fait de bonnes études à l’université française de Hanoi, puis enseigne l’histoire dans une école libre de la capitale. Peu après son vingtième anniversaire, il s’inscrit au Parti communiste indochinois, que Hô Chí Minh vient de fonder à Hong Kong. En 1943, il réussit à rejoindre ceux qu’on appelle « xô-viêts », dans la haute région sino-tonkinoise, devenant d’emblée le lieutenant préféré de « l’Oncle Hô ». Pendant ce temps-là, sa femme et sa sœur sont arrêtées par la police française, avant de mourir en prison.

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Après des mois de guérilla contre les Japonais, vainqueurs du pouvoir colonial français au printemps 1945, Hô Chí Minh et ses compagnons gagnent Hanoi, où, Français et Japonais s’étant mutuellement détruits, l’occasion s’offre de proclamer l’indépendance de la République démocratique du Vietnam : ce que fait l’Oncle Hô, le 2 septembre 1945, au nom d’un gouvernement de coalition dominé par le Viêt-minh, à dominante communiste, mais où les nationalistes prochinois occupent des postes importants – Giáp devient pour sa part ministre de l’Intérieur.

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Conciliant mais capable de montrer le poing

Mais que faire avec la France libérée, où cinq ministres communistes siègent dans le gouvernement du général de Gaulle ? À Hanoi comme à Paris, les tendances s’affrontent. Hô Chí Minh plaide pour la recherche d’un compromis, ses ministres nationalistes ne rêvent que d’affrontement. Giáp écoute les avis conciliants de l’Oncle Hô, mais il est assez bon historien pour savoir que l’âge de la colonisation est révolu. Et que l’indépendance est en vue.

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Il était plutôt petit, même pour un Vietnamien, mais robuste et agile. Large face, regard flambant sous un immense front bombé, pensées percutantes élégamment formulées qu’on pourrait résumer ainsi : « Notre indépendance, nous la voulons totale. Mais nous n’excluons pas des étapes. Nous ne disposons pas d’assez de cadres pour risquer leur vie dans des luttes coûteuses. Nous devrions pouvoir nous entendre avec la France du général de Gaulle sur ces bases. » Propos que je garderai en mémoire, plus tard, en écoutant un Habib Bourguiba ou un Abderrahim Bouabid.

Mais ce stratège ne se montrait conciliant que pour éviter le pire. Il était capable aussi de montrer le poing. Le 6 mars 1946, Hô Chí Minh et Jean Sainteny signèrent un accord qui reconnaissait le Vietnam comme un « État libre au sein de l’Union française », laquelle restait à définir, comme le « libre » accompagnant le mot « État » et comme le sort de la Cochinchine, le sud du Vietnam.
Deux mois plus tard eut lieu à Dalat, dans le Sud, une conférence préparatoire à celle de Fontainebleau. C’est à partir de là que Giáp commença à s’opposer à la volonté conciliatrice de Chí Minh. Resté prudemment en marge de la négociation de Fontainebleau, en septembre 1946, celui-ci finit par signer un modus vivendi qui prolongeait l’accord de Hanoi. Mais pendant ce temps-là, au Vietnam, Giáp préparait la lutte. Le bombardement de Haiphong par la flotte française lui fournit l’occasion qu’il cherchait. La guerre reprit le 19 décembre 1946. Elle allait durer plus de sept ans.

Giáp  prétendait que la guérilla était un reliquat de l’ère coloniale, que, pour se décoloniser, l’exploité d’hier devait se dresser bien droit, armes contre armes, étoiles contre étoiles.

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On a beaucoup parlé de guérilla, d’embuscades, de harcèlement, de « victoire du faible sur le fort » ; c’est précisément ce que récusait Giáp, qui se voulait fort contre les forts. Il prétendait que la guérilla était un reliquat de l’ère coloniale, que, pour se décoloniser, l’exploité d’hier devait se dresser bien droit, armes contre armes, étoiles contre étoiles. En 1952, je publiai en première page du Monde un portrait de l’homme aux étoiles en guerre contre la France sous le titre « Le volcan sous la neige », l’un de ses camarades m’ayant fait connaître l’étrange sobriquet que son sang-froid lui avait valu dans les « popotes » du Tonkin. Diên Biên Phu fut l’expression de l’orgueil de Giáp. Plus de volcan que de neige ? L’état-major français avait voulu ce face-à-face, au risque de se laisser enfermer dans cette « cuvette » de l’Ouest tonkinois, persuadé qu’il était que son aviation pulvériserait les bataillons qu’y jetterait le petit général viet. Mais celui-ci avait en vue une bataille d’artillerie, qu’il gagna, ayant fait acheminer ses armes vers Diên Biên Phu par un formidable prolétariat en uniforme, transportant les canons en pièces détachées à travers la jungle. Ce qu’il cherchait, ce n’était pas un piège où faire tomber l’ennemi, mais une vraie bataille. Elle fut gagnée par le fils du nhà quê, petit professeur d’histoire, contre les saint-cyriens brevetés de l’état-major.

Le volcan avait craché des flammes pour contraindre les négociateurs de Genève à reconnaître enfin l’indépendance du Vietnam, coupé provisoirement en deux en attendant un référendum qui ne vint jamais, les Américains ayant décrété que Ngô Dinh Diêm était le détenteur à jamais légitime du pouvoir dans le Sud.

Une légende internationale

Dans cette guerre qui ne pouvait manquer de reprendre entre le Nord ainsi floué et le Sud soutenu par la plus grande puissance du monde, le général Giáp va jouer un rôle militaire mineur. Il est certes chargé de maintenir l’armée rouge de Hanoi à un niveau élevé, mais il se mêle peu des opérations du Viêt-cong, qui relèvent pour lui de la guérilla. Peu à peu, le glorieux général s’éloigne du centre du pouvoir, surtout à partir de la mort de l’Oncle Hô, en 1969. Tout se passe comme si le volcan disparaissait sous la neige, comme si le rôle qu’il avait joué auprès de Hô Chí Minh avait perdu son sens.

Sa légende internationale restait intacte, mais on allait bientôt découvrir que son éloignement était davantage qu’une retraite : le passage à une sorte d’opposition, pour autant qu’un régime de cette nature puisse s’en accommoder. Il est vrai que la gloire du vainqueur de Diên Biên Phu était si éclatante… Lors d’un voyage au Vietnam avec Jean-Noël Jeanneney, alors secrétaire d’État au Commerce extérieur, nous demandâmes à être reçus par l’illustre retraité. Giáp nous reçut très amicalement, évitant les sujets qui fâchent. Mais il ne dissimula pas son désaccord avec la bureaucratie régnante. Dix ans plus tard, en 2002, lors d’un nouveau voyage, privé celui-là, je demandai derechef un entretien avec le vieux révolutionnaire. On me répondit qu’il soignait un cancer du poumon dans une clinique de Haiphong, mais qu’il acceptait de recevoir brièvement quelques visiteurs. Il m’accueillit en riant : « Ah ! Vous vous souvenez de Dalat ? » Sans aborder le domaine politique, il déclina très courtoisement l’invitation de la télévision française à tourner avec moi un film-dialogue – à vrai dire, c’est surtout sa femme qui mit son veto.

Quelques années plus tard, le quotidien Le Figaro publia sous le titre « Le dernier combat du général Giáp » un article signalant que le vainqueur de Diên Biên Phu avait déclenché une campagne contre la concession à la Chine de l’exploitation des mines de bauxite du plateau Moï. Sujet sensible s’il en est ! Les dirigeants vietnamiens sont très préoccupés par les revendications chinoises sur les îles Paracel et Spratly, et par l’éventuelle confiscation de leur bauxite. D’où la conclusion de la correspondante du Figaro : « En sortant de sa retraite, le vieux général est devenu le critique le plus virulent des autorités suprêmes du pays et le point de ralliement des milieux scientifiques et littéraires, des écologistes, des économistes, des blogueurs et des associations catholiques. » Jusqu’aux catholiques ! Voilà bien une ambition que ne caressait pas le Giáp que j’ai connu ! Pas plus d’ailleurs que celle de devenir l’adversaire de la Chine. Ainsi ce révolutionnaire aura bravé quatre empires : après le japonais, le français et l’américain, voilà le chinois. Quel patriote, en ce siècle comme en d’autres, peut revendiquer un tel bilan – et quel révolutionnaire ?

Portrait officiel. © VNA / AFP

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