Centrafrique : plongée au coeur du chaos

Un État sans forces armées, une présidente sans pouvoir réel… Malgré l’aide internationale, le pays sombre chaque jour un peu plus dans la violence.

Dans une rue de Bangui, en mars. © SYLVAIN CHERKAOUI pour J.A.

Dans une rue de Bangui, en mars. © SYLVAIN CHERKAOUI pour J.A.

ProfilAuteur_PierreBoisselet

Publié le 7 avril 2014 Lecture : 7 minutes.

"Ah bon ? Le gouvernement centrafricain va faire une annonce ?" s’amuse le général Martin Tumenta Chomu. Le Camerounais, commandant militaire de la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (Misca), vient d’apprendre qu’André Nzapayeke, le Premier ministre, allait tenir une conférence de presse. Le colosse, chargé de la sécurité du pays avec son homologue français de Sangaris, le général Francisco Soriano (ils se voient au moins trois fois par semaine), s’en moque éperdument. "Si le gouvernement parle d’une opération, poursuit-il de sa voix de stentor, demandez-lui avec quelle force il va la mener ! Ni nous ni Sangaris n’avons d’ordre à recevoir de lui."

Les exactions continuent

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À Bangui, plus personne – pas même la présidente de la transition – ne nie l’évidence : le gouvernement ne contrôle absolument plus son territoire. Catherine Samba-Panza dispose certes de tous les attributs du pouvoir : un gouvernement plutôt sérieux et apprécié de Paris ; une pléthore de ministres-conseillers ; une garde personnelle assurée par les Rwandais de la Misca et un agenda surchargé d’incessants déplacements dans la sous-région. Mais elle n’a pas les moyens de l’exercer. Les préfets qu’elle a nommés n’ont toujours pas quitté la capitale par crainte pour leur sécurité. Se refusant à verser dans un populisme vindicatif – ce qui est tout à son honneur -, Samba-Panza n’a pas non plus réussi à s’imposer dans le coeur de Centrafricains, en quête d’autorité.

Seules les forces internationales, par définition moins légitimes, maintiennent un semblant d’ordre.

Seules les forces internationales, par définition moins légitimes, maintiennent un semblant d’ordre. Seulement, leur manque de moyens et de connaissance du terrain est évident. À Bangui, alors que les Français estimaient mi-mars qu’une "paix fragile avait été rétablie", les fusillades et les lynchages se sont multipliés peu après. Quatre mois après le début de leur intervention, les 200 Français de Sangaris stationnés dans la capitale pour "épauler" les 1 700 Rwandais et Burundais ne sont pas parvenus à mettre fin aux exactions. On imagine avec effroi la situation dans le reste d’un pays plus vaste que la France et la Belgique réunies.

Traquer les civils musulmans et leurs biens

Profitant du vide sécuritaire, des miliciens anti-balaka dont les chefs ne craignent plus d’être arrêtés (sept d’entre eux se sont évadés sans un coup de feu de la prison de Ngaragba fin février) contrôlent désormais la plupart des quartiers de Bangui, dressant parfois des barrages sur les principaux axes. Ces hommes qui, le plus souvent armés de machettes, se disent chrétiens mais sont couverts de gris-gris et ignorent tout de la miséricorde, affirment défendre la population contre les "musulmans". Une menace bien difficile à percevoir à l’heure où ces derniers ne sont plus, à Bangui, que quelques milliers. Les anti-balaka, désormais considérés par la Misca comme des "ennemis", font montre en revanche d’une efficacité certaine quand il s’agit de monnayer leur "protection" ou de traquer les civils "musulmans" et leurs biens. À preuve : les centaines de maisons où vivaient autrefois ces derniers qui ont été détruites – plutôt qu’occupées – jusqu’aux murs, démontés pour en revendre les briques. Métaphore parfaite d’un suicide collectif dans un pays où les "musulmans" assuraient une grande partie de l’activité économique.

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L’humiliation, la peur et la perte d’êtres chers subies par les Banguissois pendant les neuf mois qu’a duré la violente occupation des rebelles majoritairement musulmans de la Séléka expliquent sans doute en partie cette réaction épidermique. Mais elles ne sauraient justifier l’invraisemblable torrent de haine revancharde qui emporte la ville. "On ne veut plus vivre avec les musulmans, entend-on à chaque coin de rue. Qu’ils partent tous, sinon, nous allons nous en charger." Le soupçon d’"islamité" pèse même désormais, contre toute évidence, sur les soldats rwandais et burundais…

On voit donc mal comment le pays parviendra à surmonter ses divisions et à échapper au risque de partition. Car les ex-Séléka ont maintenu leur présence dans l’Est, où ils imposent une "pax sélékana". Pour éviter toute remise en question des frontières, Sangaris et la Misca prévoient de se déployer dans la région. "Sangaris est sur le point de prendre le contrôle de Bria, et le contingent de RD Congo va s’installer à Bangassou", explique le général congolais (Brazzaville) Jean-Marie Michel Mokoko, chef de la Misca. Mais le risque est grand – et les Français s’en disent conscients – que ces forces entraînent des miliciens dans leur sillage, ce qui mènerait à de nouveaux massacres.

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Autoriser un réarmement de la force centrafricaine reste hors de question

Face à l’urgence de la situation, le relatif optimisme qui prévaut à l’ambassade de France, où l’on assure que "le rétablissement de la paix" passe par "celui de la chaîne pénale, de l’éducation et de l’emploi des jeunes désoeuvrés", paraît quelque peu décalé. Comment un État fantôme pourrait-il conduire de telles actions ? Mais pour Paris, autoriser un réarmement de la force centrafricaine reste hors de question : même les aides de camp du Premier ministre et de la présidente ont interdiction de porter une arme.

De fait, les militaires centrafricains n’inspirent plus confiance depuis l’incident du 5 février à l’École nationale d’administration et de magistrature, au cours duquel un "musulman" venu répondre à un appel des Forces armées centrafricaines (Faca) a été lynché par ses frères d’armes devant les journalistes du monde entier.

Il est donc peu étonnant que seuls les militaires "chrétiens" rentrent dans le rang après avoir, pour certains, fait partie des anti-balaka. Ils défilent chaque jour en uniforme dépareillé dans le camp Kassaï, au milieu des carcasses de blindés datant de l’ère Bokassa. Un nouveau chef d’état-major, le général Jérôme Bouba, a été nommé par la présidente le 4 février. Mais il commande des troupes sans armes ni missions. "On dépense des centaines de millions d’euros pour Sangaris et la Misca, peste son adjoint, le colonel Alfred Service. Nos hommes pourraient faire mieux avec moins !"

La fin de cette transition d’ici à février 2015 paraît difficilement imaginable, puisqu’elle suppose l’organisation d’un scrutin dans un pays sans état civil et où la nationalité d’une partie de la population fait l’objet d’interrogations. Au-delà de cette élection, c’est surtout l’État centrafricain qu’il faut reconstruire. Ce qui pourrait prendre des années. 


Des soldats rwandais devant la mosquée centrale du PK5, à Bangui. © Sylvain Cherkaoui pour J.A.

Ghettos pour musulmans

À la sortie d’une banque, en plein centre-ville de Bangui, une rumeur parcourt la foule. "C’est un musulman ! Il a tué un chrétien au PK5 !" Soudain, un petit groupe cherche à lyncher un homme qui vient de retirer de l’argent. Il ne devra son salut qu’aux soldats burundais de la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (Misca), qui ouvrent le feu sans hésiter sur les poursuivants.

Cette scène, devenue tristement banale dans la ville, montre à quel point s’aventurer en dehors du quartier PK5 est devenu dangereux pour un "musulman". L’ancien coeur commercial grouillant de vie de Bangui est à présent un sinistre ghetto de quelques centaines d’âmes, s’étendant sur plusieurs pâtés de maison autour de la mosquée centrale. Dans la cour de cette dernière, hommes, femmes et enfants survivent sous la protection des Burundais, dans la crainte d’incursions anti-balaka. Des armes à feu, dont ils feraient un usage offensif selon les chrétiens des quartiers voisins, leur ont été laissées. "Nous ne pouvons pas être là jour et nuit, explique un haut gradé de la Misca. Si on les leur retire, ils se feront massacrer."

La principale menace vient du camp de déplacés de l’aéroport de M’Poko, distant de quelques centaines de mètres, un repaire de miliciens anti-balaka – influents au point que certaines organisations internationales doivent traiter avec eux pour aider la population. Ce camp parsemé de carcasses d’avions est, de fait, protégé par l’armée française qui sécurise l’aéroport.

C’est du PK12, autre ghetto musulman de Bangui, que viennent les critiques les plus vives contre la France.

Les militaires hexagonaux n’ont donc pas bonne presse auprès des derniers musulmans de la ville. C’est le cas des centaines d’ex-rebelles de la Séléka, dont certains ont été désarmés par la France et qui vivotent, totalement déprimés, dans les camps RDOT et Béal, en attendant une incertaine intégration dans la force centrafricaine. Mais c’est du PK12, autre ghetto musulman de Bangui qui ne compte plus que quelques dizaines d’habitants, que viennent les critiques les plus vives. "Nous nous battons contre les anti-balaka noirs et les anti-balaka blancs, les Français, va jusqu’à affirmer Ibrahim Alawad, l’un des chefs de la communauté, né au Soudan et ne parlant pas français. Pourquoi, à chaque fois que Sangaris vient chez nous, sommes-nous attaqués par des anti-balaka ?"

Des accusations graves et non étayées. Mais il n’est pas exclu que des anti-balaka suivent des patrouilles de Sangaris à leur insu. Les musulmans du PK5 le font, parfois, avec les Burundais de la Misca, pour s’échapper un moment de leur ghetto.

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