Jean-Yves Le Drian : « IBK doit négocier, Samba-Panza aussi »
Mali, Centrafrique, Libye… Le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, reconduit à son poste le 2 avril, est sur tous les fronts africains. Entretien avec un Breton sans états d’âme.
Quand ils ont appris l’imminence d’un remaniement gouvernemental, certains, de l’autre côté de la Méditerranée, se sont inquiétés de voir Jean-Yves Le Drian quitter l’Hôtel de Brienne et de perdre ainsi leur principal interlocuteur en France. Depuis le déclenchement des opérations Serval au Mali et Sangaris en Centrafrique, le ministre de la Défense joue en effet un rôle majeur sur le continent. Mais ce Breton de 66 ans, proche de François Hollande, a été maintenu à la tête des armées. Il a accordé sa première interview de ministre "reconduit" à J.A.
Jeune Afrique : Vous venez de renouveler votre contrat au ministère de la Défense. Est-ce dû au fait que les deux guerres que vous avez engagées avec François Hollande au Mali et en Centrafrique sont les seuls sujets qui font consensus en France ?
Jean-Yves Le Drian : Je ne sais pas si c’est la raison pour laquelle le président m’a renouvelé sa confiance. Ce que je sais, c’est qu’être à la tête de ce ministère est passionnant. C’est un grand honneur que d’être chargé d’assurer la sécurité extérieure de la France et d’aider à la mise en oeuvre de ses responsabilités internationales. Si François Hollande a voulu que je poursuive cette mission, c’est qu’il a dû trouver que je la menais conformément à ce qu’il souhaitait.
On dit que vous avez fortement poussé à la nomination de Manuel Valls à Matignon. C’est exact ?
J’ai beaucoup de considération pour Jean-Marc Ayrault. Il a mené son action avec beaucoup d’abnégation. Mais à un moment donné, dans un quinquennat, il faut ouvrir une nouvelle étape. Et je pense, étant donné la gravité de la situation, que le moment était venu et que Manuel Valls était le bon choix.
Voilà quatre mois que vous avez lancé l’opération Sangaris en Centrafrique. C’est un papillon éphémère qui dure…
J’ai toujours dit : "Cela ira de six à douze mois."
Vous partez sur une opération à la Serval, une opération coup de poing, et vous pensez que le problème va se résoudre de lui-même…
Oui, mais on découvre l’ampleur des haines interreligieuses, probablement sous-estimées et qui justifient d’autant plus notre intervention et son urgence.
N’avez-vous pas sous-estimé les risques que comportait cette intervention ?
Il faut savoir que l’on revient de très loin en Centrafrique. Les exactions, les règlements de comptes, les massacres, les assassinats avaient commencé depuis longtemps. En septembre 2013, c’est la France qui a interpellé la communauté internationale sur la gravité de la situation par la voix du président de la République. On se tuait dans l’anonymat. Il fallait une intervention. En lançant Sangaris, nous avons pu non pas mettre fin à toutes les violences, mais empêcher des massacres de masse. C’est une première réalité.
Deuxième réalité : il fallait aider à la mise en place d’un processus politique. C’était impossible avec Michel Djotodia. Les Séléka n’étaient pas dans une démarche de paix. L’intervention de la France a aussi permis cela. Aujourd’hui, il y a un gouvernement de transition qui doit engager un processus politique. Troisièmement, notre présence a permis de faire en sorte que la route qui mène au Cameroun soit à nouveau accessible et fluide. C’est important pour l’aide humanitaire.
Mais il y a encore beaucoup de travail. Il est vrai qu’à Bangui tout n’est pas sécurisé. Il est vrai aussi qu’un certain nombre de musulmans, par peur, partent vers l’est et vers le nord, qu’ils fuient des groupes de bandits qui mettent à feu et à sang une partie du territoire. Et il est vrai que nous avions sans doute sous-estimé l’ampleur des haines qui existent. Mais nous n’étions pas les seuls !
Des haines qui s’exprimaient depuis des mois…
Oui. Nous n’avons pas suffisamment apprécié l’ampleur de ces haines. J’entends les critiques. Mais nous sommes dans un pays qui a besoin de retrouver une sérénité qu’il n’a pas connue depuis de nombreuses années. Et on voudrait qu’en moins de quatre mois la paix revienne…
N’était-ce pas une erreur d’appréciation de désarmer en priorité les miliciens de la Séléka sans avoir la capacité de protéger les populations musulmanes ?
Je pense que l’objectif du désarmement systématique de l’ensemble des acteurs est déterminant. Mais il est vrai que nous avions sous-estimé la capacité de nuisance des anti-balaka, qui sont pour la plupart des groupes de bandits.
Le risque de partition de la Centrafrique est-il réel ?
C’est une menace, et nous ferons tout pour l’empêcher.
Que se passe-il dans le Nord-Est, où la Séléka règne en maître ?
Nos forces et celles de la Misca [Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine] commencent à progresser vers l’est. Je suis déterminé à ce que ça aille jusqu’au bout. Nous avons pour cela besoin d’une OMP [opération de maintien de la paix, sous mandat des Nations unies], qui comprendra 11 000 hommes. En même temps, il faut ouvrir le processus politique. Et ça, c’est la responsabilité de Mme Catherine Samba-Panza. Elle doit faire un geste, et cela doit se faire en bonne intelligence avec les chefs d’État voisins, qui n’ont aucun intérêt à ce qu’il y ait une partition de la Centrafrique. Je n’ai pas à m’immiscer dans la politique d’un gouvernement, quel qu’il soit, mais je dis qu’il y a des initiatives à prendre pour mener à la réconciliation et à la paix civile.
Pourquoi demandez-vous des sanctions contre l’ex-président François Bozizé et ses fils ?
Parce qu’ils animent sans aucune pudeur, de manière directe ou indirecte, une partie des réseaux anti-balaka.
François Bozizé serait en Ouganda. Êtes-vous intervenu auprès des autorités de ce pays ?
Nous disons aux uns et aux autres ce que nous pensons du comportement de l’intéressé.
Craignez-vous des infiltrations de Boko Haram en Centrafrique ?
Si on n’y fait pas attention, à terme, oui.
Le Tchad vient d’annoncer le retrait de ses troupes de la Misca. Quelle est votre réaction ?
Il n’y aura pas de solution politique ni sécuritaire en Centrafrique sans le plein engagement du Tchad. Nous savons pouvoir compter sur la totale détermination du président Déby à trouver, sous quelque forme que ce soit, les moyens de contribuer au relèvement de ce pays.
Le contingent tchadien faisait-il partie du problème ou de la solution ?
Le problème qui peut se poser, c’est qu’il y a une histoire entre le Tchad et la Centrafrique. Une histoire à la fois sociologique et économique, et un peu politique. C’est une réalité dont il faut tenir compte. Il y a eu aussi à un moment donné la préoccupation des autorités tchadiennes de protéger les populations tchadiennes ou originaires du Tchad. C’était compréhensible.
Des militaires français mènent une opération de désarmement des miliciens anti-balaka dans
le quartier combattant de Bangui, le 26 mars. © Sylvain Cherkaoui pour J.A.
C’est vous qui avez demandé la tête de Djotodia auprès d’Idriss Déby Itno, de Denis Sassou Nguesso et d’Ali Bongo Ondimba ?
Non. Ce sont eux qui ont oeuvré.
Mais vous étiez dans les trois capitales juste avant son limogeage !
Oui, et j’ai constaté que ce que je pensais de Djotodia était aussi ce que pensaient les trois présidents que j’ai vus à ce moment-là. Nous avons partagé le même diagnostic sur le pouvoir Séléka.
Vous ne craignez pas l’enlisement ?
Non. Je ne suis pas dans cette perspective. Je suis dans la détermination.
Au Mali, l’un des objectifs de l’opération Serval était de frapper au coeur les groupes terroristes. Ils l’ont été, mais ils sont de retour, semble-t-il…
La guerre de libération du Mali a été menée à bien. Aujourd’hui, nous sommes dans une autre phase. Nous menons des opérations de contre-terrorisme. Notre objectif est d’empêcher les groupes jihadistes de se reconstituer. Nous faisons du contre-terrorisme à partir de Gao, mais aussi de Niamey et de N’Djamena. Et grâce aux nouveaux outils dont nous disposons, comme les drones basés à Niamey, nous avons une visibilité considérable.
Sont-ils armés ?
Nous n’avons pas de drones armés. Si l’on doit frapper, on engage des avions de chasse ou des hélicoptères de combat. En quatre mois, nous avons ainsi neutralisé une quarantaine de jihadistes dans le nord du Mali, y compris Omar Ould Hamaha, qui était le beau-père de Mokhtar Belmokhtar.
Savez-vous où se cache Belmokhtar ?
Nous suivons un certain nombre de terroristes. Je ne vous en dirai pas plus.
Considérez-vous Iyad Ag Ghaly comme un terroriste ?
C’est à lui de dire comment il se considère lui-même. Ses derniers actes de bravoure, en janvier 2013, portent une signature précise.
Le fait que, selon certaines informations, il se trouverait dans le Sud algérien pose-t-il un problème ?
Je n’ai pas de réponse à cette question.
Que pensent les Algériens du poste avancé que vous avez installé à Tessalit ?
C’est à l’Algérie qu’il faut le demander. Depuis le début de l’opération Serval, notre coopération s’est révélée utile, particulièrement pour ravitailler nos troupes.
Où en est le processus de réconciliation nationale au Mali ?
Je trouve qu’il n’avance pas assez vite, je le dis très clairement. Je pense que l’heure est venue. Le processus de réconciliation est impérieusement nécessaire pour garantir l’intégrité du Mali, la paix et le développement. Je l’ai déjà dit à Ibrahim Boubacar Keïta, à Bamako, en janvier dernier.
Sur ce sujet, il y a une radicalisation de l’opinion à Bamako.
Oui. Cet élément est à prendre en compte.
Le sud-ouest de la Libye vous préoccupe-t-il ?
De plus en plus, oui. C’est un nid de vipères. C’est le lieu où les jihadistes reviennent s’approvisionner en armes, recruter, se ressourcer… Il y a danger ! Et les conditions ne sont pas réunies aujourd’hui pour trouver des solutions. La seule réponse possible, pour l’instant, est une collaboration forte avec les États voisins pour assurer la sécurité des frontières, car il n’y a pas d’État en Libye.
Une opération militaire franco-américaine est-elle envisageable ?
La Libye est un pays souverain. Ce qu’il faut faire, c’est aider les Libyens à sécuriser leurs propres frontières. Mais pour cela, il faut avoir des forces de l’ordre, une douane, une gendarmerie… Nous sommes prêts à former des policiers, mais il n’y a pas de volontaires.
Aujourd’hui, la France compte près de 8 000 soldats sur le continent africain : c’est le déploiement militaire le plus important depuis la guerre d’Algérie. Paradoxal, pour un gouvernement de gauche ?
Pensez-vous réellement qu’un gouvernement socialiste ne devrait pas défendre la sécurité de la France et agir au nom des Nations unies ? Il se trouve qu’il y a des risques sécuritaires graves. La France fait son devoir, en application du droit international.
Cette situation ne fait-elle pas de vous le "ministre de l’Afrique" ?
Je suis le ministre de la Défense et je me passionne pour l’Afrique et ses enjeux de sécurité. Il se trouve qu’il y a eu, en 2013, deux crises sur le continent. La France était au rendez-vous.
Y a-t-il une Françafrique militaire ?
Absolument pas. Appliquer les résolutions des Nations unies et faire respecter le droit international, cela n’a rien à voir avec la Françafrique.
Vous êtes proches de chefs d’État que le Parti socialiste, il y a peu encore, jugeait peu fréquentables. Vous n’avez pas d’états d’âme ?
Au nom de quoi aurais-je des états d’âme quand je fais respecter le droit international ? Qu’on me le dise !
Objectif BSS
C’est désormais la priorité de l’armée française : la bande sahélo-saharienne (BSS, dans le jargon militaire). Pour lutter contre le terrorisme dans la zone, l’état-major a élaboré une nouvelle organisation à l’échelle régionale. Au coeur de ce dispositif qui comptera 3 000 hommes, N’Djamena fera office de QG. Il y avait auparavant 950 hommes au Tchad dans le cadre de l’opération Épervier ; ils seront bientôt 1 200. Les autres pôles principaux se trouveront à Gao, où sera stationné le gros du contingent de 1 000 hommes destiné à rester au Mali (ils sont actuellement 1 400), à Ouagadougou, où stationnent les forces spéciales, et à Niamey, épicentre du renseignement et port d’attache des drones. Des bases avancées "susceptibles d’être activées à tout moment" sont ou seront implantées à Tessalit, à l’extrême nord du Mali, à Madama, à la frontière nigéro-libyenne, à Zouar et à Abéché, dans le nord du Tchad – mais pas en Mauritanie, affirme-t-on au ministère. C’est Abidjan, où l’on trouve encore 450 soldats français, qui abritera la base logistique. Rémi Carayol.
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