Racisme : au Maghreb, les Noirs sont-ils des citoyens comme les autres ?
Bien qu’établies au Maghreb depuis parfois des millénaires, les populations noires souffrent d’un manque de visibilité, voire d’un racisme persistant.
Chapeau de paille à larges bords, costume sombre un peu fatigué, Abdul remonte le chemin qui serpente de la médina de Chefchaouen vers les villages perchés sur les hauteurs du Rif marocain. Employé dans un hôtel de la ville, il regagne son douar au soleil couchant. Il est berbère, dit-il, comme ses voisins blancs de la montagne, mais son ancêtre est arrivé il y a trois siècles du bilad es-sudan, le "pays des Noirs", au-delà du Sahara. L’aïeul faisait-il partie de l’Abid al-Boukhari, l’armée composée d’esclaves noirs qu’avait constituée au XVIIe siècle le sultan Moulay Ismaïl ?
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À 5 000 km de là, le 4 avril, dans la ville d’Assouan, en Haute-Égypte, les hommes du clan des Daboudiya, des Nubiens établis dans la région depuis toujours ou presque, attaquaient les Banu Hilal, une tribu arabe dont des membres auraient tagué les murs du quartier noir pour rappeler qu’ils étaient "les maîtres des lieux". Quatre jours de combats ont laissé 26 morts dans les rues de la ville.
Ces deux scènes antithétiques sont symboliques des relations qu’entretiennent les populations noires établies en Afrique du Nord avec les "Blancs", entre symbiose et animosité. Certaines y vivent depuis les temps protohistoriques, mais nombre de leurs membres s’y sentent toujours traités en citoyens de seconde zone, voire en étrangers sur leur terre natale.
En 2004, Jeune Afrique s’était posé la question : "Les Maghrébins sont-ils racistes ?" L’évocation du tabou avait provoqué une tempête de réactions dissonantes. Natifs ou migrants, les Noirs s’indignaient d’être les cibles d’un mépris sans nom, essuyant quotidiennement brimades, crachats et noms d’oiseaux : kahlouch ("nègre"), qird ("singe"), abid ("esclave")… À l’opposé, les Maghrébins blancs s’indignaient de concert que l’on puisse même se poser la question : "Kahlouch, par exemple, est un terme amical que les Noirs acceptent en riant", nous avait écrit un Marocain. Et un lecteur tunisien de conclure que ce que nous considérions comme du racisme était "un comportement spontané, inconscient, ordinaire, sans importance".
Dix ans et un Printemps arabe plus tard, force est de constater que ce regrettable "ordinaire" se perpétue. Pis, ces dernières années, l’attention portée par les médias locaux aux périls que représenteraient les migrants subsahariens donne à ce racisme "spontané" une dimension xénophobe dont les Noirs du Maghreb ne sauraient pourtant être l’objet. Titrant en couverture "Le péril noir" son dossier sur l’immigration en novembre 2012, le magazine Maroc Hebdo semblait ainsi mettre dans le même sac natifs et exilés.
Les préjugés et tabous sont enracinés dans la mémoire collective
Militante tunisienne contre le racisme, Maha Abdelhamid relate que, bien des fois, les taxis de la capitale ne l’acceptent que lorsqu’ils l’ont entendue parler le tunisien natal. Dans le Sud, où des Noirs vivent en nombre depuis des siècles, "le regard est différent et il y a une grande sociabilité, poursuit-elle. Noirs et Blancs se rendent visite, s’invitent aux fêtes, se confient leurs secrets. Mais il y a des barrières invisibles comme celle, quasi infranchissable, du mariage : nous pouvons tout partager sauf le sang".
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Du Golfe à l’Atlantique, les préjugés et les tabous sur la peau sombre sont enracinés dans une mémoire collective qui remonte à l’esclavage, figeant l’image de l’homme noir en éternel serviteur. Du Caire à Casablanca, ceux qui reconnaissent le racisme latent de leurs sociétés expliquent : "C’est l’Histoire qui refait surface." Aux XVIIIe et XIXe siècles, près de 2 millions de Subsahariens ont été emmenés en Afrique du Nord pour servir comme soldats, domestiques ou ouvriers agricoles. Les générations issues des anciens maîtres auraient, inconsciemment, perpétué le regard de leurs aïeux sur les descendants des affranchis.
Plus alarmant, les Maghrébins noirs eux-mêmes semblent se soumettre au joug d’une certaine perception de l’Histoire. En mai 2013, des manifestations contre le racisme organisées en Tunisie n’ont rassemblé qu’un petit nombre d’entre eux. Maha Abdelhamid, qui a participé à l’organisation de l’événement, explique : "Les Noirs ont toujours cultivé la discrétion, ils ont peur qu’en s’exprimant cela n’entraîne des réactions hostiles. Et, eux-mêmes, s’ils en parlent entre eux, en viennent à nier l’existence d’un racisme à leur égard. Il y a un double déni."
Le Sahara perçu comme un espace vide et stérile
L’explication par l’Histoire reste partielle : les esclaves blancs étaient également très prisés, jadis, des maîtres du Maghreb, sans que leurs rejetons se voient aujourd’hui qualifiés de mamelouks (soldats esclaves ou affranchis). C’est donc en premier lieu le caractère nigritique de ces populations autochtones qui les voue au racisme "naturel" de leurs compatriotes, au mépris de leur contribution à la grande Histoire de la Méditerranée, qui a vu des pharaons nubiens régner sur l’Égypte, des empereurs à la peau sombre gouverner Rome, l’Abyssin Bilal, l’un des compagnons du Prophète, choisi pour lancer les premiers appels à la prière de l’islam, et nombre de descendants d’esclaves conquérir des positions élevées dans les cours musulmanes, comme Ahmen Ben Moussa, devenu entre 1894 et 1900 grand vizir et régent du Maroc.
Au-delà de la barrière psychique héritée de l’Histoire, les Maghrébins noirs sont victimes d’une représentation fantasmée – et amnésique – de la géographie. Perçu comme un espace vide et stérile, le Sahara constituerait un sas entre une Afrique blanche, arabo-musulmane et civilisée, et une Afrique noire, jungle de bêtes féroces et de sorciers vouée à l’anarchie. C’est oublier les nombreuses voies qui sillonnent le désert depuis des temps immémoriaux.
L’implantation séculaire de l’islam au-delà des fleuves Sénégal et Niger rappelle l’importance des déplacements transsahariens. Avant de soumettre le Maroc septentrional et l’Andalousie, les Almoravides se sont emparés de l’empire du Ghana en 1054, et la confrérie gnaoua serait issue des esclaves emmenés à la conquête du Nord. En 1591, c’est au tour du sultan Al-Mansour de prendre Tombouctou, alors centre universitaire rayonnant de l’islam malékite avec lequel les oulémas d’Afrique du Nord entretenaient des rapports étroits.
Héros de la civilisation préislamique, le poète guerrier Antar était le fils
d’un roi arabe et d’une esclave abyssinienne. © DR
Des facteurs plus récents expliquent la construction de cette frontière mentale. Notamment, selon l’anthropologue Stéphanie Pouessel, qui a dirigé une étude sur les Noirs au Maghreb (Karthala, 2012), "le dispositif scientifico-colonial à l’origine de la construction de ces deux aires", le monde arabe et l’Afrique subsaharienne. Après les indépendances, l’idéologie panarabe a accentué la scission, et le tropisme européen des nouveaux États a achevé de leur faire tourner le dos à leur espace géographique naturel.
Vient alors la grande question : comment distinguer le Noir du Blanc ? Toutes les nuances de peau existent de Tombouctou à Tunis. Et tel, qu’un Noir percevrait comme blanc, peut être perçu comme noir par un Blanc… Paradoxe ultime, un Noir d’Algérie se qualifie plus facilement d’arabe qu’un Blanc du même pays s’avouerait africain. Mais loin de s’exclure, arabité et négritude peuvent se conjuguer. La preuve ? Djibouti, les Comores et la Somalie sont membres de la Ligue arabe. Et la geste du poète guerrier Antar (525-615 apr. J.-C.), un des héros suprêmes de la civilisation arabe, est une magnification du métissage qui devrait être contée à tous les enfants du Maghreb. Fils d’un roi arabe et d’une esclave noire, Antar avait d’abord été rejeté, avant que sa bravoure ne fît de lui un roi adulé.
Aujourd’hui, l’absence de Noirs dans les hautes sphères politiques et économiques des pays du Maghreb – la Libye faisant exception – est pour les militants antiracistes la preuve d’une discrimination sinon dans la loi, du moins dans les faits. Certes, les Maghrébins noirs sont victimes d’un racisme rampant, mais celui-ci n’est pas comparable à la xénophobie politique et idéologique courante en Occident. Le phénomène des migrations a permis que soit ouvert le débat sur la situation des Noirs en général, mais les pouvoirs publics ne semblent pas décidés à prendre des mesures concrètes.
"À moyen terme, un vrai débat aura lieu"
L’expérience du juriste tunisien Yadh Ben Achour, qui a conduit la mise en place des structures gouvernementales postrévolutionnaires, est éclairante : "Lors des travaux sur la Constitution, une association de défense des Noirs est venue demander à l’Assemblée qu’y soit introduite une disposition sur la lutte contre les discriminations raciales. Les députés n’ont pas voulu en entendre parler : "Vous cherchez à créer un problème qui n’existe pas !" Avec les derniers progrès sur la Constitution plutôt libérale qui a été élaborée, les premières portes ont été ouvertes, mais il restera après son adoption de nombreux chantiers, dont celui de la lutte contre le racisme. Avec l’émergence d’une conscience civile sur ce problème et la libération de l’expression, je suis optimiste : à moyen terme, un vrai débat aura lieu et des mesures seront prises pour combattre cette discrimination insidieuse."
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