Tunisiens noirs et mauvais oeil
Maha Abdelhamid est militante tunisienne, cofondatrice de l’Association de défense des droits des Noirs.
Historiquement, les échanges entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne étaient surtout commerciaux : piment, épices, or… et êtres humains. Les musulmans ont pratiqué l’esclavage avec fierté. Fiers d’être propriétaires, puis anciens propriétaires d’esclaves. Ce prestige a demeuré chez les descendants tunisiens d’esclavagistes, à tel point qu’on en retrouve des traces dans les expressions actuelles comme atig jaddi ("l’affranchi de mon grand-père"), abidna ("nos esclaves") et plus simplement abid ("les esclaves") et wesfan ("les esclaves domestiques").
Certains Tunisiens ne conçoivent toujours pas qu’un Noir puisse être un Tunisien, comme eux. Et inversement, beaucoup de Tunisiens noirs portent encore le fardeau de l’esclavage de leurs ancêtres et font tout pour effacer leurs origines. Ils contournent l’histoire et redessinent un arbre généalogique le plus "blanc" ou le plus "noble" possible.
>> Lire aussi : Être noire en Tunisie
L’absence de Noirs dans la société résulte simplement d’une exclusion étatique et institutionnelle depuis les beys. Avec Bourguiba, il n’y a pas eu de changement fondamental. Après sa chute, Ben Ali a déclaré, lors du discours du 7 novembre 1987 : "Il n’y aura plus de place pour le racisme." C’était une reconnaissance implicite du racisme de l’État tunisien. Mais ces paroles sont restées sans effet. Dans les médias comme dans les programmes d’enseignement, les Noirs sont demeurés absents, invisibles. Effacés de l’image collective. Et en matière de racisme, les intellectuels et les artistes tunisiens ne sont pas en reste. En novembre 2013, le chanteur Ghazi Ayadi, dans un télé-crochet diffusé en direct sur Hannibal TV, a ainsi lancé à un jeune candidat noir : "De toute façon, on te gardera pour que tu chasses le mauvais oeil"…
Un mouvement de jeunes Tunisiens noirs réclamant une vraie citoyenneté, un droit à la visibilité et à l’égalité des chances a vu le jour deux mois après la révolution tunisienne. Les partis politiques, toutes tendances confondues, n’ont pas considéré le sujet comme prioritaire et continuent de se persuader que le racisme n’existe pas en Tunisie. Lors du débat sur la Constitution, seuls Mohamed Abbou et Mustapha Ben Jaafar ont timidement abordé le sujet. Mais la marche organisée les 18, 19, 20 et 21 mars et boycottée par la société civile démontre bien, s’il le fallait encore, que la Tunisie n’a toujours pas le cran d’affronter cette question.
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