Éric Jennings : « L’Afrique a financé la résistance française »
Sans l’engagement d’une partie du continent, de Gaulle aurait-il pu vaincre l’Allemagne nazie ? Pas sûr. C’est ce que démontre l’historien dans un ouvrage fort documenté, fruit d’une large enquête menée dans les archives nationales du Congo et du Cameroun.
Éric Jennings n’est pas prêt d’oublier sa soutenance de thèse de doctorat ! C’était en 1998, à l’université de Berkeley, il venait présenter les résultats de ses recherches portant sur la politique coloniale de Vichy. L’un des membres du jury l’interrogea alors sur la politique coloniale de la France libre. Il fut incapable de répondre… Devenu depuis professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toronto, il s’est lancé dans une enquête historique pendant une dizaine d’années, avec la rigueur universitaire qui caractérise ses travaux. Des archives nationales du Sénégal à celles du Congo et du Cameroun, sans oublier celles d’outre-mer, à Aix-en-Provence, Éric Jennings a retrouvé des documents dont certains n’avaient jusque-là jamais été exploités. Au fil de ses recherches et de ses découvertes, l’historien de 43 ans a saisi à quel point l’Afrique a joué un rôle déterminant – et parfois occulté – dans la France libre. C’est pourtant en Afrique-Équatoriale française et au Cameroun que de Gaulle a trouvé les hommes et les ressources nécessaires pour mener son combat contre Vichy, l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie. Et ce dès l’été 1940. Son dernier ouvrage, La France libre fut africaine, relate cette épopée militaire, économique et humaine, où la libération du joug nazi se mêle à une colonisation parfois brutale, au service de la France.
Jeune Afrique : Quel a été le rôle de l’Afrique dans la France libre ?
ÉRIC JENNINGS : C’est en Afrique équatoriale française (AEF) et au Cameroun que naît, dès 1940, la France libre du général de Gaulle tandis que la Résistance décollera trois ans plus tard en France métropolitaine. Hormis une très belle thèse de Léonard Sah sur le Cameroun, il y avait très peu de recherches menées sur la France libre en Afrique et sur la place des Africains dans cette première résistance.
Le rôle de l’AEF et du Cameroun a-t-il été déterminant ?
Sur le plan économique, c’est l’exploitation des ressources telles que le caoutchouc et l’or notamment qui a permis de financer la Résistance, de subvenir aux besoins de l’allié britannique et d’entretenir une armée. Sur le plan militaire, les combattants africains ont joué un rôle crucial et étaient majoritaires dans les rangs. Entre 1940 et 1943, 17 013 Africains sont recrutés par la France libre en AEF et au Cameroun. À l’été 1943, les Forces françaises libres (FFL) comptent 39 000 citoyens français et 30 000 coloniaux. Ce qui nous amène à réévaluer le cliché du résistant blanc de la première heure. Sans la participation économique et militaire de ces territoires africains, le général de Gaulle n’aurait pas pu dire que la France avait combattu dès 1940 grâce aux batailles de Koufra et de Bir Hakeim en Libye ou de Ksar Ghilane en Tunisie.
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Comment ces colonies ont-elles rallié la France libre ?
Ces colonies ont basculé dans le camp de la France libre les 26, 27 et 28 août 1940. Le Cameroun a été pris avec une vingtaine de pistolets dans une sorte de putsch. Les populations n’ont pas été consultées. Elles ont été contraintes, par la force, à contribuer à l’effort économique de la guerre et à rejoindre les rangs des FFL. Mais il serait faux de dire que certains Africains ne se sont pas enrôlés par idéologie pour combattre le fascisme et le racisme de Vichy et du régime nazi à l’égard des Noirs, comme le martèle très tôt la propagande de la France libre en Afrique.
Cet embryon d’État de France libre en Afrique a pâti d’un déficit de crédibilité et de légitimité, expliquez-vous.
En 1940, le régime repose sur pas grand-chose sinon sur une légitimité coloniale. Le message du 18 Juin n’est pas particulièrement entendu en Afrique et ne deviendra mythique que par la suite. Il y a eu une volonté de créer un État qui se nomme juridiquement Afrique française libre et qui englobe le Cameroun et l’AEF. À la tête de cette structure, un haut-commissaire est nommé : Edgard de Larminat. Mais ses attributions se recoupent et empiètent sur celles du gouverneur général Félix Éboué. Donc, dès le départ, cet embryon d’État est complexe à gérer. Toutefois, le gaullisme est vécu par les populations locales de manière très dure et marque une dégradation des conditions de vie. On constate une recrudescence des excès du travail forcé avec notamment la collecte du caoutchouc à la main, la réapparition en Oubangui (actuelle Centrafrique) de vêtements en écorce… Pour Edgard de Larminat, cette Afrique est une machine de guerre qui doit être plus efficace.
Comment se déroule la cogouvernance de Félix Éboué et d’Edgar de Larminat ?
La relation entre ces deux personnalités est conflictuelle. En fait, ils ne se supportent pas et ont d’importantes divergences en matière de républicanisme. Larminat ainsi que son successeur Adolphe Sicé, comme le général Leclerc, estiment que la république est responsable de la défaite de 1940, et qu’il faudra envisager un autre type de régime après la victoire. Éboué ne partage pas cette vision. Il est également plus sensible au sort des populations.
Que va représenter la prise de Koufra dans le Sud-Est libyen ?
Le raid sur Koufra constitue la première victoire française libre. Sous le commandement remarquable du colonel Leclerc, les troupes ont douché le scepticisme exprimé dans les télégrammes de Larminat transmis à Londres. Ils ont traversé près de 1 000 km de désert pour combattre non plus Vichy mais l’Italie de Mussolini, qui s’attaque à la France alors qu’elle s’effondre. Cette expédition comptait 295 militaires africains contre 101 militaires européens. Pour contrer la propagande vantant les capacités militaires de la France libre sur la BBC notamment, Vichy qualifiera de "nègres" les combattants de Koufra et les tirailleurs de l’Oubangui à Bir Hakeim, au sud de Tobrouk, en 1942.
Qu’est-il advenu des soldats africains qui ont participé à la conquête du Fezzan qui vient ensuite ?
Après l’impression du livre, j’ai retrouvé, grâce à l’un de mes étudiants, une note secrète allemande dans laquelle le régime nazi s’inquiétait du flanc faible saharien. Ils étaient préoccupés de ce flanc sud, en se disant que Koufra montrait bien que la Cyrénaïque et le Fezzan étaient vulnérables. Ils n’avaient pas tort. La traversée du désert du sud vers le nord va caractériser l’effort français libre venu du Sud pour libérer le Nord. Lors de la campagne du Fezzan, en 1942-1943, les troupes de l’AEF et du Cameroun démontreront encore une fois leur valeur au combat. Les contingents se composent de 2 700 Africains pour 550 Européens et remporteront victoire sur victoire contre les Italiens puis contre les Allemands au fil de leurs avancées vers la Tunisie.
Comment se passe la cohabitation entre les soldats africains et européens ?
Dans les archives, je suis tombé sur cette incroyable lettre de doléances du gouverneur Félix Éboué dans laquelle il informe le commandement d’injustices et de racisme à l’encontre de soldats noirs. Ce qu’il faut placer dans le contexte de l’époque : dans les rangs de l’armée britannique ou belge, c’est souvent pire. Nous connaissions bien le "blanchiment" de 1944 avec l’exclusion de soldats noirs au prétexte qu’il faisait trop froid pour qu’ils défilent à Paris. J’ai été surpris de découvrir un "blanchiment" une année plus tôt dans l’armée française libre dirigée par Leclerc à laquelle s’étaient ralliées des unités de Vichy originaires du nord du Sahara. Leclerc a toujours privilégié les troupes maghrébines, et un grand nombre de bataillons de marche de l’AEF et du Cameroun vont être dissous ou renvoyés à leurs bases. Même ceux qui se sont battus glorieusement à Bir Hakeim se sont retrouvés marginalisés.
En 1943, révélez-vous, le scientifique et humaniste Théodore Monod fait part, dans une lettre, de son indignation quant au traitement réservé par la France libre aux populations locales.
Je crois avoir découvert ce document. C’était par hasard, lors de mes recherches aux archives de l’Ordre de la Libération. Cette lettre de Monod datée du 13 août 1943 accompagnait une lettre anonyme de Côte d’Ivoire transmise à René Pleven, commissaire aux colonies de la France libre. Monod est alors en Afrique occidentale française, qui a connu le régime de Vichy, et il constate que la France libre n’a pas changé le quotidien des populations, au contraire. Et il ose la comparaison entre nazisme et colonialisme… bien avant le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire.
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Propos recueillis par Joan Tilouine
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