Centrafrique : vrais papiers, faux diplomates
Une plainte a été déposée à Paris au nom de l’État centrafricain dans l’affaire des biens mal acquis du clan Bozizé. Il y a sept mois « Jeune Afrique » avait déjà mené l’enquête sur la distribution de passeports de complaisance qui a profité à d’innombrables hommes d’affaires.
Article publié le 30 avril 2014.
Sud-est de la France, juillet 2013. Moukhtar Abliazov, homme d’affaires devenu opposant politique à Noursoultan Nazarbaïev, le président du Kazakhstan, se sait traqué. Autrefois patron de la banque BTA, cet ex-ministre de l’Énergie est accusé d’avoir détourné 6 milliards de dollars (4,4 milliards d’euros). Il est sous le coup d’un mandat d’arrêt international de la Russie ; et le Royaume-Uni, où il avait trouvé refuge dans un premier temps, l’a condamné à vingt-deux mois de prison. Le 29 mai, son épouse, Alma Chalabaïeva, et sa fille avaient été arrêtées par les forces spéciales italiennes dans la banlieue de Rome, avant d’être transférées au Kazakhstan. Pour Moukhtar Abliazov, caché dans une jolie villa de Mouans-Sartoux, non loin de Cannes, la cavale prendra fin deux mois plus tard : le 31 juillet, la police française déploie les grands moyens pour interpeller le milliardaire kazakh… et citoyen centrafricain.
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Car l’oligarque disposait d’un passeport ordinaire estampillé "RCA". Un faux, ont affirmé les nouvelles autorités du pays à la justice française. Sur son passeport diplomatique délivré à Bangui en avril 2010, Alma Chalabaïeva apparaît, elle, sous la fausse identité d’Alma Ayan. Son titre : "conseillère diplomatique à la présidence". Le document est authentifié par la signature du général Antoine Gambi, ministre des Affaires étrangères sous François Bozizé. Comme lui, plusieurs hauts fonctionnaires sont soupçonnés d’avoir distribué ou revendu des passeports diplomatiques dits de complaisance.
Trois passeports de complaisance
Et ils sont nombreux les hommes d’affaires, vrais et faux conseillers, consuls et experts en sécurité, à avoir papillonné dans l’enceinte de la présidence avant d’en repartir avec le précieux sésame, qui, selon la convention de Vienne, garantit une immunité complète à son heureux détenteur. "C’était une tradition solidement établie sous Bozizé", s’amuse l’un d’entre eux, muni de trois passeports de complaisance.
C’est ainsi qu’une ancienne conseillère de Mouammar Kadhafi s’est retrouvée affublée du titre de "secrétaire à la présidence" sur son passeport diplomatique centrafricain. Comme elle, des marchands de pétrole, de diamants ou d’armes, des militaires reconvertis dans le privé et de nombreux businessmen forment un bataillon de "diplomates" centrafricains qui peuvent échapper aux contrôles insistants dans les aéroports.
Sous la pression de la France, il est cependant arrivé que François Bozizé se résigne à lever l’immunité diplomatique de l’un de ces personnages. Il en a été ainsi, en 2009, pour l’homme d’affaires indo-pakistanais Saifee Durbar, nommé vice-ministre centrafricain – avec résidence à Londres – alors qu’il était recherché par la justice française, qui l’avait condamné pour escroquerie deux ans plus tôt.
Lors de leur prise du palais présidentiel, le 24 mars 2013, des éléments de la Séléka ont découvert plusieurs milliers de passeports diplomatiques vierges. Le stock de la présidence a un temps été mis à l’abri par des membres de la rébellion hostiles à Michel Djotodia, pour éviter que l’éphémère président de la transition ne les distribue à son clan. En pure perte. Djotodia a finalement réussi à mettre la main sur ces passeports et, perpétuant la "tradition" de son prédécesseur, a accordé le statut diplomatique à des figures sulfureuses de la Séléka, dont le très controversé Noureddine Adam, son ex-chef de la sécurité. Selon nos informations, ce dernier, qui serait désormais réfugié au Nigeria, en a lui-même délivré à des Occidentaux. Il était d’ailleurs porteur d’un tel laissez-passer lorsqu’il a été brièvement arrêté à Douala, en janvier.
Charles Zouein est sur la sellette
Le trafic de ces documents est d’autant plus aisé qu’ils sont fabriqués à Bangui. Sous François Bozizé, c’est la société Africard qui a obtenu le marché de production, de distribution et de vente des passeports (au prix de 50 000 F CFA l’unité, soit 76 euros). L’État centrafricain, partenaire de l’entreprise, avait imposé la présence de Socrate Bozizé, l’un des fils de l’ancien président, au conseil d’administration – contacté à ce sujet, l’intéressé n’a pas souhaité réagir.
Dans le contrat daté du 13 janvier 2010 – que Jeune Afrique a pu consulter -, il est précisé qu’Africard bénéficie d’une exemption de toute taxe. La société reverse toutefois 10 % du prix de chaque passeport à l’État – une part qui devait passer à 25 % à compter de 2014. "Sur toute activité lucrative, la présidence imposait une taxe informelle et exigeait d’être actionnaire, directement ou indirectement", confie un ancien fonctionnaire.
Pour les nouvelles autorités, il ne fait aucun doute que ce contrat a été signé dans "des circonstances suspectes". Déjà, sous Djotodia, "les rapports entre l’État et Africard [étaient] délicats, expliquait Arsène Sendé, alors ministre de la Justice. Les passeports diplomatiques délivrés sous Bozizé ont été passés au peigne fin avec les moyens du bord, très limités. Et des enquêtes ont été lancées sur la part de responsabilité d’Africard". Une commission interministérielle a même été créée à ce sujet, et Charles Zouein, un ancien général libanais devenu directeur d’Africard, est sur la sellette. Ses liens étroits avec Socrate et Jean-Francis Bozizé, deux des fils du président déchu, sont minutieusement examinés.
"Nous travaillons au service des Centrafricains, pas d’un clan ou d’un parti politique, se défend Charles Zouein. Nous n’avons rien à nous reprocher et nous continuons de fabriquer des passeports pour le compte des nouvelles autorités." Et la profusion de passeports diplomatiques centrafricains sortis de son imprimerie ? "Ce ne sont que des rumeurs", balaie-t-il. Reste qu’au sein du gouvernement nombreux sont ceux qui souhaitent tourner la page d’Africard et rompre le contrat.
À Bangui, les enquêtes se poursuivent lentement, malgré les changements politiques et une situation sécuritaire chaotique. En tout état de cause, la circulation anarchique de ces passeports – qui se revendent encore 10 000 euros sur le marché informel à Paris – préoccupe les nouvelles autorités, qui veulent faire le ménage. "Il y va de la sécurité de l’État, souligne un fonctionnaire. Certains détenteurs de passeports diplomatiques constituent une menace pour la Centrafrique."
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Un laborieux processus de dénombrement est en cours
En mars, Denis Ouangao Kizimalé, le ministre de la Sécurité publique, a annoncé devant le parlement de transition que plus de 8 000 passeports ordinaires et 900 passeports diplomatiques octroyés dans des conditions jugées douteuses sous Djotodia et bien avant pourraient être purement et simplement annulés. Et si le pouvoir reconnaît qu’il ne détient pas la liste exhaustive des bénéficiaires de tels documents, un laborieux processus de dénombrement est en cours, en coordination avec Interpol.
La chasse à ces vrais-faux passeports constitue un défi sécuritaire d’autant plus urgent à résoudre que, d’ici à la fin de 2015, le pays doit s’équiper en matériel d’identification biométrique pour se conformer aux normes de l’Organisation de l’aviation civile internationale. Faute de quoi il n’y aura plus de vols internationaux au départ et à destination de Bangui.
Inkript, de Beyrouth à Bamako
Si Africard est établi en Centrafrique, ses racines sont à chercher loin, beaucoup plus loin. La société est rattachée à l’entreprise Inkript, elle-même filiale du libanais Resource Group Holding (RGH). Propriété de la grande famille sunnite Itani – laquelle est très proche de Tammam Salam, l’actuel Premier ministre libanais -, ce holding s’est notamment spécialisé dans les technologies de sécurisation de documents. Pratiques agressives, méthodes présumées douteuses… Sa réputation n’est pas des meilleures. À la chute de François Bozizé, les dirigeants d’Africard ont ainsi tenté un lobbying intense auprès du gouvernement de Michel Djotodia. Objectif : faire renouveler son contrat, qui prévoit notamment le versement de 10 % du prix de chaque passeport à l’État – un seuil largement inférieur aux taux habituellement pratiqués dans ce type de délégation de service public. La situation sécuritaire rendant complexe le lancement d’un appel d’offres, il est probable que les nouvelles autorités optent pour un accord de gré à gré renouvelant le contrat sur une courte durée. Inkript s’est également illustré au Mali : en décembre 2011, sous Amadou Toumani Touré, un marché lui avait été attribué par entente directe. La commande portait sur le matériel électoral (isoloirs, urnes…) pour la présidentielle de 2012 (qui n’a pas eu lieu en raison du coup d’État de mars). Montant du contrat : environ 9 millions d’euros. Aussitôt connu, le deal a provoqué l’ire du patronat malien, qui a déposé une plainte auprès de l’Autorité de régulation des marchés publics. Cela n’a pas empêché le gouvernement de transition de signer, en 2013, un avenant de 720 000 euros en faveur d’Inkript.
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