Mali : Ménaka la délaissée

Qui se soucie encore de cette ville, berceau de la rébellion touarègue ? À 1 500 km au nord de Bamako, les trafics pullulent, il n’y a pas d’électricité et les habitants sont livrés à eux-mêmes.

Les militaires sont présents mais dépassés par l’immensité du territoire. © Dorothée Thiénot pour J.A.

Les militaires sont présents mais dépassés par l’immensité du territoire. © Dorothée Thiénot pour J.A.

Publié le 19 mai 2014 Lecture : 6 minutes.

Passé Ansongo, à 100 km au sud de Gao, la route goudronnée laisse place à une piste fatiguée, sillon blanc sur une étendue de terre brûlée. Seule consigne donnée par les autorités militaires : ne jamais la quitter. Car aux abords de ce tronçon de 200 km qui mène à Ménaka, des mains invisibles continuent de poser des mines artisanales. Un véhicule de l’armée en a fait les frais le 9 mars.

À l’entrée de Ménaka, soldats maliens et militaires nigériens de la Minusma, la mission de l’ONU, se partagent un camp cerné par les dunes, d’où des obus ont été tirés fin février. C’est depuis ces mêmes dunes que, le 17 janvier 2012, la rébellion touarègue avait lancé sa première offensive : pendant qu’une pluie de roquettes s’abattait sur le camp, 200 hommes des forces maliennes avaient déserté, emportant avec eux armes et véhicules.

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Des expéditions punitives menées par des bandits armés

Aujourd’hui, le capitaine Karim Keïta tient les rênes du camp, où stationnent 950 soldats. Son ancien supérieur, le colonel Leche Ag Didi, a rallié le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Pendant qu’Ag Didi négocie à Bamako les conditions de cantonnement des ex-combattants, Keïta et ses hommes tentent péniblement de maintenir la sécurité. Impossible pour eux de couvrir les quelque 80 000 km2 du cercle [collectivité locale] de Ménaka, qui semble livré à lui-même et aux expéditions punitives menées par des "bandits armés", dont les appartenances réelles ou supposées – membres du MNLA, du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), coupeurs de route – varient selon les villages et l’appréciation des interlocuteurs. "On est fatigués de… Comment vous appelez ça, déjà ? Des violences intercommunautaires ? On est fatigués de ça", soupire Nanouk Koria, le maire de la ville. Ici, on ne maîtrise pas le jargon de la Minusma, pas plus que le concept du DDR (démobilisation, désarmement, réinsertion) prôné par le gouvernement. Et c’est seuls que les élus locaux ont pris l’initiative d’organiser, en mars, une rencontre intercommunautaire pour réamorcer le dialogue.

Ménaka est sans cesse balayée par des vents contraires

Comme toutes les rébellions depuis l’indépendance du Mali, celle de 2012 a commencé dans le cercle de Ménaka, qui a toujours été fragilisé par les inimitiés entre les quelque 80 "fractions" arabo-berbères et les peuples (Haoussas, Peuls…) qui occupent son territoire. Si les élus réclament de toute urgence le cantonnement et le désarmement des groupes rebelles, c’est que personne, ici, n’a jamais été si bien armé qu’aujourd’hui. Bientôt, la saison sèche obligera les éleveurs peuls à se rapprocher des points d’eau. Prêts à tout pour protéger leurs troupeaux, formés pour certains par le Mujao, ils pourraient entrer en conflit sanglant avec des ethnies rivales. Et qui distinguera des bergers armés pour leur sécurité de combattants du Mujao ? "D’autant que les Peuls et les Daoussaks, autrefois ennemis, se sont alliés au sein du Mujao", explique un capitaine de l’armée malienne basé à Gao. Cette alliance de circonstance renforce le mouvement jihadiste, qui cherche à intégrer des "peaux rouges" (surnom raciste donné aux Touaregs), dont la connaissance du terrain est un atout précieux.

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Pas un membre du gouvernement ne s’est rendu à Ménaka depuis que les troupes tchadiennes et nigériennes l’ont libérée, fin janvier 2013. "Nos gouvernants pourraient venir vérifier que nous sommes vivants. Après tout ce temps, ils devraient s’inquiéter pour nous !" ironise Nanouk Koria.

La localité est plongée dans le noir. La société privée qui gérait le service de l’électricité a plié bagage. L’unique générateur, envoyé pour la présidentielle, en juillet, est utilisé par le préfet, le lieutenant-colonel Aldiouma Traoré, qui assure payer l’essence de sa poche. "On a écrit pour demander de l’aide et organiser le retour de l’administration, mais nul n’a donné suite, soupire-t-il. À Bamako, ils ne connaissent rien de nos réalités. Kidal est mieux lotie…" Logé dans un ancien hôtel repris au Mujao, le préfet tente de se montrer placide. Il croit à la réconciliation. Même si Ménaka est sans cesse balayée par des vents contraires. Mis en déroute par ses anciens alliés, courant 2012, le MNLA a fait de la ville son dernier bastion, avant d’en être violemment éjecté par le Mujao, en novembre 2012. Peu après, la ville a été libérée pour de bon.

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"Ici, personne n’est innocent. Ceux qui n’ont pas pu fuir ont fait le jeu des occupants, explique Aldiouma Traoré. Les Oulliminden ["fraction" touarègue dominante dans la région] se sont retrouvés pris entre le marteau et l’enclume." Le maire est plus direct : "Quand le MNLA était là, on était avec le MNLA. Quand le Mujao est arrivé, on applaudissait le Mujao. On changeait tous les jours de drapeau ! C’est simple, si l’État ne parvient pas à sécuriser le Nord, vous ne verrez pas un nomade qui n’applaudisse un groupe armé."

Les militaires, eux, se transforment en fossoyeurs. Des dizaines de corps de civils doivent être enterrés. Les conditions de leur mort sont floues et le resteront. Jamais de blessé ni de témoin. Représailles de Peuls après un vol de bétail, ou meurtre de l’un des leurs ? Vengeance de combattants du Mujao contre l’ethnie imrad – celle du colonel El Hadj Ag Gamou, tenue pour promalienne ? "Pour le moment, ils se chicotent entre eux. Et nous, on fait les secours", constate un soldat. Lui et ses camarades multiplient les patrouilles, mais se plaignent de ne pouvoir intervenir et déplorent le manque de collaboration de la population.

La ville essaie de survivre

Dans les villages, les habitants se plient aux instructions des groupes armés. Vieux Touré, le dirigeant local de Ganda Izo (branche armée de la milice songhaï Ganda Koy), est découragé. Il voudrait qu’on l’écoute davantage : "Si seulement tout le monde était comme nous, on aurait gagné du temps. On connaît notre territoire. On connaît nos bandits." Touré, qui dit disposer "de 485 éléments", veut se conformer aux lois de la République. Alors il renseigne la force Serval et l’armée malienne. Autres temps, autres moeurs : "Dans les années 1990, si Ganda Koy te prenait, Ganda Koy te tuait. Aujourd’hui, c’est du folklore", remarque un sergent originaire de Tombouctou.

La ville essaie de survivre. Chaque jeudi, les éleveurs affluent depuis les villages alentour pour la foire aux bestiaux. Les anciens combattants du MNLA, en civil, arrivent de Tin Fadimata, à 35 km au nord. Chacun se regarde en chien de faïence, se méfie, et les grin (lieux de rencontre) ne sont plus mixtes, comme avant. On reste au sein de son ethnie. L’essentiel des échanges se fait avec le Niger et l’Algérie. Malgré la fermeture de la frontière algérienne, depuis six mois, les trafics ont repris : pâtes, sucre, huile, carburant… "Évidemment, on fraude ! On ne va pas se nourrir que de dattes !" s’exclame le maire. "Trois ans avant la rébellion, on était déjà classé en zone rouge, renchérit Diallo, le président du conseil de cercle. Les partenaires sont partis. Aujourd’hui, même Médecins du monde a quitté Ménaka… On sait pourtant que les rébellions naissent de la pauvreté."

Seules deux ONG sont encore présentes, l’Agence d’aide à la coopération technique et au développement et l’International Rescue Committee, qui tente d’inciter les enfants à quitter les groupes armés dans lesquels ils sont enrôlés. Beaucoup n’osent pas, par peur des représailles, et parce que rien d’autre ne s’offre à eux dans la région, gangrenée par le chômage. Les enseignants ne veulent plus aller dans les villages. Pour Moussa Zeidi, un jeune instituteur, les mauvaises graines sont semées : "Le fautif, c’est l’État. Nous sommes assis ici, sans savoir ce qui se passe à Bamako. Pourquoi les combattants des groupes armés sont-ils tous des jeunes ? Parce qu’on ne leur donne rien. Pourtant, nous avons les ressources humaines nécessaires, nous connaissons notre territoire. Et nous sommes Maliens."

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