Stromae : « La jeunesse d’Afrique n’a pas besoin de mes leçons pour croire en elle »
Rwanda, racisme, tournée africaine… L’extraterrestre de Papaoutai s’exprime pour la première fois sur la part intime qui le relie au continent. Alors que ses concerts s’annoncent tous complets et que les magazines du monde entier s’intéressent à ce phénomène, le chanteur reste pourtant d’une rare humilité.
(Mis à jour le 3 juin à 12h45)
Le producteur franco-algérien Farid Benlagha, qui a déjà fait venir à Alger des stars du show-biz comme David Guetta, Cerrone ou Diam’s, n’en revient pas. Les 7 000 places de la Coupole, la plus grande salle du pays, où Paul Van Haver, alias Stromae, se produira le 30 mai à son initiative, se sont arrachées en quelques jours. Concert sold out donc, comme le sera sans doute celui du Festival Mawazine de Rabat le 2 juin ou celui du Théâtre de Carthage, dans la banlieue de Tunis, le 11 août. Le phénomène belge, qui, après cinq ans de carrière musicale, deux albums à son compteur (Cheese, 2010, Racine carrée, 2013) et une demi-douzaine de hits installés au sommet des classements, domine sans l’avoir voulu le paysage musical européen, traverse enfin la Méditerranée. Avant de se lancer, l’an prochain, dans une méga-tournée en Afrique subsaharienne, sur les pas de son père disparu. Du Monde à The Observer, du New York Times à La Repubblica, des Izvestia à l’Asahi Shinbun, les portraits de ce géant calme, à la fois sorcier en scène, double maître ès musique et écriture, sorte d’ovni inclassable tout droit sorti du melting-pot bruxellois, se suivent et se ressemblent. Tous décrivent un personnage lunaire, à mi-chemin entre Jacques Brel et Charlie Chaplin, dont les chansons racontent avec un cocktail de mélancolie et de désillusion les plaies d’une Europe en crise. Il y est question de maltraitance et de cancer, de sexisme et de racisme, du couple et de la foi, de pédophilie et de réseaux sociaux, le tout sur un rythme propre à redonner des jambes aux paralytiques. La danse des maux en quelque sorte.
Mais Stromae, verlan de maestro, 29 ans, bel hybride de 1,90 mètre, est tout sauf un produit de marketing. Ce fils d’un père rwandais assassiné pendant le génocide de 1994 et d’une mère flamande mondialisée qui fit découvrir la planète à ses enfants, sac au dos et pouce levé, est un enfant du Bockstael populaire et métissé. Son art du mélange, style, couleurs, mots, musiques, vient de là. Il suit les cours d’une école de cinéma, vend des hamburgers chez Quick, tâte du rap, de l’électro, du hip-hop et de la world music, engloutit ses maigres économies dans un premier opus confidentiel au titre abscons (Juste un cerveau, un flow, un fond et un mic), avant d’exploser en 2010 avec "Alors on danse" tiré de l’album Cheese : 3,26 minutes de bonheur triste comme on porte un masque festif et un demi-million d’exemplaires vendus à travers toute l’Europe. "Son talent nous a sauté au visage", explique Pascal Nègre, le PDG d’Universal Music France. Dès lors, la déferlante Stromae ne s’arrête plus. Avec "Formidable" et "Papaoutai", accompagnés de clips épatants, l’album Racine carrée, écrit, composé et enregistré dans le grenier de la maison familiale, mêle les sons house aux inspirations afro-cubaines. Les textes sont noirs, la musique jubilatoire et le résultat commercial hors norme : plus de 2 millions de CD écoulés depuis sa sortie, en août 2013.
Paul Van Haver est bien plus qu’un phénomène du moment. Celui qui a éclaboussé de son étoffe les dernières Victoires de la musique et dont les tubes se fredonnent de Dakar à Kigali, d’Alger à Kinshasa et de Montréal à Berlin est un artiste ancré dans son siècle et ses racines. Modeste, sensible et réfléchi, aux antipodes du cliché des stars clinquantes et niaises, et qui refuse obstinément de voyager à bord de jets privés, quitte à désespérer ses producteurs. Cet entretien avec Jeune Afrique, dans lequel il exprime pour la première fois la part intime qui le relie au continent, a été recueilli le 14 mai à Karlsruhe, en Allemagne, en marge d’un concert. L’auteur de ces lignes s’attendait à être reçu dans le salon d’un palace. Stromae l’attendait, assis sur un banc, à une table de cantine. Humble comme un grand.
Jeune afrique : Comment faut-il vous appeler ?
Paul Van Haver : J’ai un nom de scène, Stromae, et un nom pour la vraie vie, Paul Van Haver. Pour cet entretien avec Jeune Afrique, que je lis parfois et dont je connais l’importance, je préfère que vous m’appeliez Paul.
Les concerts que vous allez donner dans quelques jours à Alger et à Rabat sont très attendus. Mais vous l’êtes encore plus en Afrique subsaharienne, où l’on vous considère comme une star et une sorte d’enfant prodigue. Et où vos fans se désespèrent de vous voir…
Je connais cette attente, elle me fait un peu peur. Comment vais-je vivre ce choc qui sera aussi une confrontation avec une part de moi-même ? J’ai appris à me méfier, presque instinctivement, de l’image que les médias occidentaux renvoient de l’Afrique. Mais en même temps, avec beaucoup d’humilité, je sais que j’ai encore tout à apprendre. Je me souviens d’un voyage à Abidjan, il y a un an, afin d’y rencontrer des musiciens pour mon album "Racine carrée". J’ai débarqué de l’avion en pensant y trouver une carte postale avec cases et palmiers et je me suis retrouvé nez à nez avec les immeubles du Plateau, ce mini-Manhattan. Je me suis dit : Paul, tu es encore loin, sors de ta tanière. Une autre Afrique existe, qui n’est ni misérable ni pitoyable.
Cette tournée, donc…
Je la prépare, bien sûr, pour 2015. J’irai à Dakar, Abidjan, Yaoundé, Kinshasa, Johannesburg. Et à Kigali. Comment ne pas aller à Kigali ?
Votre tube "Papaoutai" a suscité nombre de parodies sur la Toile, dont le ravageur "Boutefoutai", visionné par des dizaines de milliers d’Algériens. Cela vous gêne ?
Non. La satire ne me gêne pas, par définition. Et cela fait du bien à un homme politique, où qu’il se situe, d’être remis en question.
Vous parlez peu de l’histoire intime et déchirante qui vous lie au Rwanda. Pourquoi ?
Par pudeur. Je tiens cela de ma mère belge, ma "madre", celle qui m’a élevé.
Au commencement, il y a aussi, pourtant, un père. Rwandais. Tutsi. Architecte.
Oui. Il a rencontré ma mère au cours de ses études en Belgique : une histoire d’amour qui a mal fini, une histoire banale. Mes frères et moi sommes nés de cette union. Et puis mon père a décidé de repartir à Kigali, sans nous avoir reconnus. Je ne l’ai pas vu souvent, mais j’ai de lui des souvenirs précis, des images aussi. C’est fou ce que je lui ressemble, une vraie photocopie.
Survient le génocide d’avril 1994. Vous avez 9 ans. Quand avez-vous appris l’assassinat de votre père ?
Plus tard, vers 11, 12 ans. Je ne supportais plus le mystère de son absence et j’ai décidé de crever l’abcès par une question toute simple : "Alors maman, il est mort ?" Elle m’a simplement répondu "oui". Comment ? Où ? Par qui ? Où a-t-il été inhumé ? Je ne sais pas. J’ai encore en mémoire ces soirées lourdes, pénibles, tragiques au sein des communautés rwandaises de Belgique. Des nuits entières au téléphone à tenter d’obtenir des nouvelles des êtres chers. Ce que je sais, par l’une de mes tantes rwandaises que je considère comme ma seconde maman, c’est que beaucoup de membres de ma famille paternelle ont disparu pendant le génocide.
Qu’est-ce que le génocide, pour vous ?
Une atroce leçon d’humanité et une atroce leçon sur les dérives du communautarisme. Je vais être clair. Vous venez de préciser que mon père était tutsi. Si vous m’aviez posé la question : "Êtes-vous tutsi ou hutu ?", je ne vous aurais pas répondu et, au risque d’être impoli, j’aurais mis un terme à cet entretien. C’est la question que les tueurs posaient, sur les barrages.
Pourquoi ne pas avoir cherché à savoir ce qui était advenu de votre père ? Pourquoi n’êtes-vous jamais allé au Rwanda ?
Je ne me sentais pas encore légitime pour ce voyage. J’ai souffert de l’absence de mon père, je n’ai pas souffert du génocide. Je sais que la transposition de l’un à l’autre, la mise en contexte, ne se fera que sur place, mais je suis infiniment moins qualifié que d’autres pour parler du génocide.
Moins que le chanteur Corneille, par exemple ?
C’est évident. Corneille est un rescapé, la souffrance qu’il est en droit de revendiquer n’a rien à voir avec la mienne.
Le Rwanda a commémoré le 7 avril dernier le 20e anniversaire du génocide des Tutsis. Avez-vous été invité ?
Indirectement, plus ou moins, oui. Je sais que j’y aurais été le bienvenu. Mais voilà : cette histoire-là m’est personnelle, et quand j’irai sur les traces de mon père disparu je voudrais être seul, surtout pas être médiatisé. Face à cela, je ne suis personne, je ne suis pas Stromae, juste le petit Paul à la recherche de son papa, juste un fils qui veut renouer le dialogue avec son père mort. Cela n’appartient qu’à moi. Je ne suis ni un symbole ni un porte-drapeau. Si je dis tout cela, c’est aussi par respect pour le million de victimes.
À combien évaluez-vous votre part d’africanité ?
Génétiquement, à 50 %. Culturellement, à 40 %. Encore une fois, c’est une affaire de pudeur. Je ne veux pas jouer à l’Africain, débarquer sur scène avec un "salut mes frères et soeurs", tomber dans les clichés du retour aux racines et du I love Africa, alors que toute mon éducation, mon "making of", je les ai reçus en Belgique, entre les quartiers nord de Bruxelles, et un pensionnat de jésuites en Ardenne. Sur le plan musical, c’est vrai, je n’ai jamais été aussi proche de l’Afrique, mais je ne suis pas plus africain que je suis européen. Je suis de nulle part.
Comment vivez-vous votre métissage ?
Comme un équilibre impossible et comme une richesse incroyable.
Dans "Humain à l’eau", qui est une chanson assez vertigineuse, votre personnage parle comme dans Tintin au Congo, bande dessinée archétypale du colonialisme belge. Pourquoi cette provocation ?
Il ne s’agit pas de cela. Le français n’est pas sa langue, c’est celle du colon, mais il la maîtrise, alors que son interlocuteur ne connaît pas un mot de la sienne.
"Petit modernisé, pourquoi tu me parles mal", lui dit-il. "Moi devoir définir ? Toi pas comprendre, pas parler ou plutôt réfléchir ?" À la fin, c’est l’impasse : "Imbécile, tais-le. Trop risqué d’être écouté." Il n’y a pas de dialogue possible entre les cultures quand l’une se sent supérieure à l’autre.
Quelles sont vos influences musicales africaines ?
Elles sont multiples. Papa Wemba, Koffi Olomidé, le Zao d’"Ancien combattant", qui est une formidable chanson antimilitariste, Salif Keïta, Cesaria Evora pour sa voix envoûtante aux effluves de rhum. J’ai écrit un texte sur elle, dans lequel je dis que tous les chemins mènent à la dignité.
Il y a, dans vos compositions, un thème récurrent : le doute, l’indécision, le déséquilibre. "T’es hutu ou tutsi ? Flamand ou wallon ? Bras ballants ou bras longs ? T’es blanc ou t’es marron ?", écrivez-vous dans "Bâtard". Avec cette conclusion au scalpel : "Ni l’un ni l’autre, bâtard tu es, tu l’étais et tu le restes." Vous vous voyez ainsi, vraiment ?
Oui, mais je me soigne. Le métissage et surtout l’absence du père y sont pour beaucoup. Le fait de ne pas avoir de référent paternel n’aide pas à faire des choix. Il faut que je dépasse ces dichotomies permanentes un peu schizophréniques, que je les accepte pour en faire une force. En définitive, j’aimerais ne jamais avoir de certitudes, être sûr d’une seule chose, c’est que je ne suis sûr de rien.
Lors de l’entretien, en marge d’un concert, loin des palaces et du star-system… © Vincent Fournier pour J.A.
Pourtant, vous contrôlez votre carrière, votre apparence, votre organisation au millimètre près…
Je suis maniaque. C’est ma manière de compenser, d’apaiser l’angoisse qui me saisit quand je dois décider. Vous savez, je ne suis pas un héros, même si on m’a collé l’étiquette de star. J’ai peur de me tromper, peur de déplaire, peur de ne pas être à la hauteur de l’image qu’on a de moi.
Le racisme, vous connaissez ?
Évidemment, mieux qu’un toubab comme vous, sans vous offenser. Dans le quartier populaire et mélangé où j’ai vécu mon enfance, ce n’étaient que des préjugés, atténués par la mixité communautaire. C’est plus tard, à l’internat des jésuites où les élèves venaient de milieux aisés, que cela m’a frappé de plein fouet. J’avais un copain proche, un complice qui m’a dit un jour : "Toi, je t’aime bien, c’est bizarre, parce que je déteste les Noirs." Quand j’ai entendu cela, puis d’autres phrases de ce genre encore plus violentes, j’aurais pu réagir comme un adolescent le fait souvent : répondre à la violence par la violence. J’ai préféré réfléchir : quel malaise, quelle douleur conduit au racisme ? Comment combattre l’ignorance ? Peut-on dialoguer avec son ennemi, comme Jean-Paul II l’a fait avec Mehmet Ali Agca, qui avait tenté de l’assassiner ?
Quelle est votre réponse ?
C’est oui, bien sûr. Le choix n’est pas entre combattre ou dialoguer. Il faut combattre par le dialogue.
Même avec les militants du Front national ou du Vlaams Belang ?
Ce sont des hommes et des femmes qui écoutent mes chansons, viennent parfois à mes concerts. Pourquoi les exclure, refuser de les écouter et ne pas chercher à les convaincre ?
Stromae a-t-il quelque chose à dire à la jeunesse africaine ?
Je ne suis le père de personne, je ne suis ni un grand courageux ni un grand révolutionnaire. Mes textes portent, avec pudeur, des opinions, peut-être des messages, mais n’attendez pas de moi que je dise aux Africains : "Yes, you can." Qui suis-je pour oser dire cela ? Je ne suis pas un messie venu redonner l’espoir. La jeunesse d’Afrique – terme extraordinairement réducteur – n’a pas besoin de mes leçons pour croire en elle, encore moins de ma pitié.
Le paternalisme, ça vous agace ?
Je l’ai en horreur. Je déteste l’aide qui asservit et vous rend dépendant. Je ne crois pas au cliché misérabiliste qui veut que le continent soit un océan de corruption. Je sais que la mauvaise gouvernance existe, mais je ne pense pas que ce soit à l’Occident de s’en préoccuper. Il est mal placé pour cela.
Vous avez votre marionnette aux Guignols de l’info et vous allez entrer au Musée Grévin en septembre. Cela vous fait quoi d’être statufié ?
Un effet bizarre. J’ai vu le projet de statue de cire, c’est le personnage du clip de "Papaoutai". Il m’a fait un peu peur. En même temps, cela a un sens : c’est moi et ce n’est pas moi.
Quel est le dernier livre que vous avez lu ?
Yékini, une superbe bande dessinée de 400 pages sur la lutte sénégalaise, avec en filigrane toute l’histoire du Sénégal contemporain. Yékini, c’est Yakhya Diop : 21 combats pour une défaite. Là-bas, c’est une légende.
Et celui qui vous a le plus marqué ?
Un ouvrage sur la zététique, d’Henri Broch, un universitaire français, spécialiste de biophysique.
La zététique ?
Oui. Le scepticisme scientifique. L’art du doute si vous voulez, l’hybridation permanente. Mon portrait en somme.
Le Premier ministre belge, Elio Di Rupo, a offert votre dernier album à Barack Obama, il y a un mois. L’a-t-il écouté ?
Il paraît, oui, à bord d’Air Force One. Kanye West a déjà repris un de mes titres et je serai en tournée aux États-Unis et au Canada à partir de la fin juin. J’essaierai de vérifier l’information pour vous.
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Propos recuillis par François Soudan
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