Côte d’Ivoire : Gbagbo, l’ombre d’un doute
Le 12 juin, la chambre préliminaire de la CPI a tranché : le procès de l’ancien président ivoirien, accusé de quatre chefs de crimes contre l’humanité, peut s’ouvrir. Une décision lourde de sens, mais qui a divisé les juges.
Le soir du 12 juin, au fond de sa cellule de Scheveningen (près de La Haye), Laurent Gbagbo a dû accuser le coup. Normal. Quand il a appris que la Cour pénale internationale (CPI) le renvoyait en procès, il a tout de suite compris qu’il risquait de rester de longues années en prison. Mais crânement, avant d’aller se coucher, il a appelé plusieurs de ses proches pour leur remonter le moral.
"Vous savez, confie l’un d’eux, nous n’avons pas le droit de l’appeler. C’est lui qui nous appelle. Et quand son numéro s’est affiché sur l’écran de mon téléphone, je me suis dit que j’aurais besoin de le rassurer. Eh bien non, c’est lui qui m’a rassuré. Il m’a même dit : "Je t’appelle parce que je sais que tu es inquiet. Il ne faut pas être abattu. Je fais de la politique depuis quarante ans et je sais que tous les coups sont permis. Je n’ai rien à me reprocher. On ira au procès et la vérité éclatera.""
Dans ses conclusions, la chambre préliminaire de la CPI retient contre l’ancien chef de l’État ivoirien quatre charges de crimes contre l’humanité : meurtres, viols, actes inhumains et persécutions. Selon les juges, ces actes ont été perpétrés après la présidentielle de novembre 2010, et plus précisément lors de quatre moments dramatiques qui ont coûté la vie à au moins 156 personnes : le 16 décembre 2010, lors d’une manifestation des pro-Ouattara vers le siège de la Radiodiffusion télévision ivoirienne (RTI) ; le 3 mars 2011, lors d’une marche de femmes à Abobo ; le 17 mars, lors du bombardement au mortier dans le même quartier d’Abidjan ; et vers le 12 avril – au lendemain de la capture de Laurent Gbagbo – lors de graves exactions à Yopougon.
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Pourtant, le bureau de la procureure a eu du mal à convaincre les juges de la réalité de ces accusations. En juin 2013, la chambre préliminaire de la CPI avait estimé que ses preuves ne s’appuyaient que sur des ouï-dire (des reprises de rapports d’ONG ou d’articles de presse) et lui avait demandé de revoir sa copie. Abidjan, New York, Paris… La procureure, la Gambienne Fatou Bensouda, et ses adjoints ont dû alors sillonner le monde pour recueillir un maximum de documents.
Aujourd’hui, ils se félicitent d’avoir produit 22 000 pages de preuves et recueilli les déclarations de 108 témoins. Mais l’une des trois juges de la chambre n’a pas été convaincue et a émis une opinion "dissidente". La quantité ne fait pas la qualité, a-t-elle dit en substance.
C’est sur deux points que la procureure s’est battue pied à pied : la preuve d’un "plan commun" de Laurent Gbagbo et de ses proches pour rester au pouvoir au prix de la mort de civils pro-Ouattara ; et la preuve que l’ancien chef de l’État a lui-même donné l’ordre de tuer. Pour étayer ses accusations, la procureure a insisté sur l’existence, à côté de la hiérarchie militaire, d’une "structure parallèle" dirigée par Laurent Gbagbo, son épouse Simone, le "général de la jeunesse" Charles Blé Goudé, et des officiers de son ethnie comme le général Dogbo Blé.
Elle a aussi souligné que les forces de maintien de l’ordre étaient dotées d’armes de guerre (fusils-mitrailleurs, grenades à tube, mortiers). Elle a cité cette phrase de Gbagbo à son état-major, le 24 février 2011, lors de l’insurrection de la commune d’Abobo : "Il faut tenir et ne pas perdre Abobo."
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Des documents confidentiels saisis chez Laurent Gbagbo
Dans un dossier très fouillé de 320 pages, le principal avocat de la défense, le Français Emmanuel Altit, a rétorqué que la procureure était "incapable de distinguer ce qui relève de l’action et de la complicité" et que les preuves d’un "plan commun" et d’une "hiérarchie parallèle" n’existaient pas. Fait intéressant : selon Altit, Laurent Gbagbo "a été choqué après la marche des femmes [du 3 mars 2011] et a envoyé sur place des officiers du Palais [pour enquêter sur les circonstances de la mort de plusieurs manifestantes]". Signe que, depuis quelques mois, le célèbre prisonnier de La Haye prend le temps d’examiner point par point les accusations portées contre lui et d’y répondre dans le détail. Signe aussi, pour les victimes et leurs familles, que le procès à venir permettra d’aller au fond des choses.
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Quels sont les documents qui ont fait pencher deux des trois juges en faveur de l’accusation ? Officiellement, c’est top secret – jusqu’au procès. Mais dans Le Crocodile et le Scorpion, paru fin 2013 aux éditions du Rocher, Jean-Christophe Notin révèle que, le soir de la capture de Laurent Gbagbo, le 11 avril 2011, Jean-Marc Simon, alors ambassadeur de France à Abidjan, et quelques limiers français de la DGSE et du GIGN, sont entrés dans sa résidence et y ont saisi des documents confidentiels.
Pour prouver que le président était le donneur d’ordre des crimes les plus graves, Bensouda écrit à la page 66 de son rapport : "Gbagbo était constamment informé. Il conservait même certains rapports dans sa propre résidence." Visiblement, madame la procureure n’a pas fait le voyage de Paris pour rien…
Dans un an ou deux, sous réserve d’une demande d’appel introduite par la défense après la décision du 12 juin, Laurent Gbagbo comparaîtra donc devant le tribunal d’instance de la CPI. Mais la partie sera serrée. "Je ne nie pas que des crimes horribles ont été commis contre des civils par les forces loyales à Laurent Gbagbo, écrit la juge "dissidente", mais à mon avis, en l’état, le dossier d’accusation n’est pas assez solide pour qu’on aille au procès."
Poursuivre un dossier pas très solide
Évidemment, Me Altit en tire argument. "Nous tenons une position de force juridique, clame-t-il. Le procureur n’a pas grand-chose pour gagner devant le tribunal. Ce sera donc le procès de la manipulation et des petits arrangements entre gens de la Françafrique." Réplique de Pascal Turlan, conseiller au bureau de la procureure : "Nous sommes convaincus que Laurent Gbagbo est responsable des quatre chefs d’accusation retenus et nous allons prendre le temps de le démontrer devant les juges de la chambre d’instance."
En attendant, c’est surtout en Côte d’Ivoire que se fait sentir l’effet de la décision du 12 juin. Du côté du pouvoir, on pousse un gros ouf de soulagement. Bruno Koné, le porte-parole du gouvernement, se félicite que la Cour "se donne les moyens de dire la justice". En revanche, pour Pascal Affi N’Guessan, le président du Front populaire ivoirien (FPI), "il y a un certain entêtement à poursuivre un dossier qui n’est pas très solide. C’est une sorte d’orgueil judiciaire, et le procès risque d’être difficile pour l’accusation". Pour se venger, le FPI boycottera-t-il la présidentielle d’octobre 2015 ? "On verra plus tard, répond un cadre du parti. Ne lions pas notre choix politique à cette décision de justice. On ne fait pas de la politique avec des frustrations."
Qui a fait pencher la balance ?
Des trois juges de la chambre préliminaire, le plus proche du point de vue de la procureure est manifestement l’Argentine Silvia Fernandez de Gurmendi, 59 ans. Dès l’an dernier, malgré les faiblesses du dossier d’accusation, elle semblait prête à renvoyer Laurent Gbagbo en procès. Il faut dire que, de 2003 à 2006, elle a elle-même travaillé au bureau du procureur de la CPI, auprès de son compatriote, Luis Moreno-Ocampo. Sans doute en garde-t-elle la volonté politique de juger des grands de ce monde afin de donner à la jeune CPI le prestige international qui lui manque.
La plus éloignée des vues de la procureure est Christine Van den Wyngaert, 62 ans. Cette baronne belge avait déjà exprimé une opinion "dissidente" dans l’affaire du chef de guerre congolais Germain Katanga. Le droit, rien que le droit. C’est donc le juge allemand Hans-Peter Kaul, 70 ans, qui a joué les arbitres. Comme sa collègue argentine, il a été diplomate avant de prendre la robe.
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