Yves Saint Laurent et sa passion africaine
À l’occasion de l’exposition « Femmes berbères du Maroc », présentée à la Fondation Pierre-Bergé-Yves-Saint-Laurent, retour sur la place que le continent occupa dans le coeur et les créations du couturier français.
D’imposants colliers de mariages, des bijoux chatoyants, des habits de fête ou des tapis somptueux, mais aussi des outils du quotidien émergent de l’obscurité grâce à un subtil éclairage des pièces sur fond de musique arabo-andalouse. Jusqu’au 20 juillet, l’exposition "Femmes berbères du Maroc" de la Fondation Pierre-Bergé-Yves-Saint-Laurent met en lumière toute la richesse du patrimoine amazigh qui inspira le couturier français. Un témoignage exceptionnel issu majoritairement du Musée berbère du jardin Majorelle de Marrakech, créé par Pierre Bergé, enrichi de pièces du Musée du Quai-Branly et de collections privées.
Du Rif jusqu’au Sahara, ce sont les femmes berbères qui ont garanti la pérennité de l’héritage culturel des plus anciens habitants d’Afrique du Nord. "L’essentiel des objets les concerne. Elles jouent un rôle prépondérant dans la transmission de l’identité : la langue, les savoir-faire, l’éducation des enfants", explique Pierre Bergé. Hennés, tatouages, poteries géométriques, fibules triangulaires surchargées de motifs, lourdes parures argentées de corail et d’amazonite ne cesseront d’enchanter le couturier, natif d’Oran ayant grandi à l’époque coloniale dans un milieu très franco-français.
Le Maroc est récurrent dans ses collections
Le styliste n’a aimé aucun autre pays autant que le Maroc et sa culture berbère. La découverte de ce pays à la lumière, aux couleurs et à l’art de vivre si éloignés du tumulte parisien a été un choc. "Lorsque nous sommes arrivés à Marrakech pour la première fois en 1966, Yves Saint Laurent et moi ne savions pas que cette ville allait jouer un rôle aussi important dans notre vie, que nous y achèterions trois maisons, dont le célèbre jardin Majorelle, ni que le Maroc allait devenir notre pays d’adoption, notre deuxième patrie", avoue Pierre Bergé.
Le climat et la géographie du royaume chérifien exacerbent la sensibilité de coloriste du créateur. "La couleur devient l’élément constitutif du vêtement. Une palette éclatante comme chez Delacroix, avec des nuances, des oppositions ou des associations inattendues", explique Florence Müller, historienne de la mode et professeure associée à l’Institut français de la mode. Et de préciser : "Le Maroc est récurrent dans ses collections, avec le manteau de type djellaba, les motifs traditionnels, le chapeau de style chéchia, les petites vestes brodées, les pantalons façon sarouel ou encore les robes ornées de bougainvilliers, fleurs qu’il aimait observer dans ses jardins de Marrakech."
Son travail mélange au sein d’une même silhouette différents registres. Lancé dans les années 1960, ce phénomène s’accentue la décennie suivante et s’accélère dans les années 1980. Pierre Bergé explique qu’"au milieu des années 1960, c’est le moment où Yves Saint Laurent a eu le déclic, où il a utilisé de plus en plus de vêtements masculins, comme la saharienne, pour les faire porter par des femmes. De l’art !" La femme n’est plus simplement objet de séduction, elle se fait séductrice.
La première mannequin noire en France : Fidelia pour Yves Saint Laurent
Son attachement personnel au continent se dessinera tout au long de son oeuvre. Pour la collection 1967, Yves Saint Laurent convoque différentes cultures africaines pour créer des silhouettes totémiques et des robes bambaras. Révolutionnaire, il utilise des matériaux qui ne sont pas précieux : du bois, des coquillages, du raphia. "Cette collection bouscule la haute couture : le travail de broderie fait appel à des matières végétales et à un registre de coloris de la nature plutôt brun et beige", ajoute Florence Müller. Il recourt à des matériaux modestes, montrant que la qualité ne réside pas forcément dans les soieries précieuses et les perles de verre mais dans la créativité et la perfection du travail. Six mois plus tard, des bijoux fantaisie ethniques en bois ou en raphia feront leur apparition dans la grande distribution.
Cette collection est devenue iconique pour toute une génération de futurs designers. "On est vraiment au-delà de la mode dans une création artistique et intemporelle", estime Pierre Bergé. D’autres couturiers, comme Thierry Mugler ou Jean Paul Gaultier, s’en sont inspirés. "La collection africaine arrive au moment où aux États-Unis apparaissent les lois pour les droits civiques des Africains-Américains, qui revendiquent leur héritage africain. Des personnalités fortes émergent comme Angela Davis, qu’on voit fréquemment à la télévision en France et qui vient souvent à Paris. Tous les couturiers se nourrissent de l’air du temps", explique Laurent Cotta, historien de la mode, chargé de la création contemporaine au Musée Galliera.
Nombreux sont ceux qui revendiquent la primauté sur le fait d’avoir fait défiler des mannequins noirs : Givenchy prétend être le premier puis Courrèges, Paco Rabanne… Pierre Bergé tient à rectifier : "À l’époque, la première femme noire c’est Yves Saint Laurent. Avant lui, personne ne faisait défiler de mannequin noir en France ! Yves Saint Laurent a commencé avec Fidelia dès 1962."
"Il cherchait une sculpture vivante"
Le couturier affectionnait les femmes longilignes avec une forte présence, à l’aise avec leur corps. Il a trouvé ces qualités chez les mannequins africains, comme la Somalienne Iman, la Sud-Soudanaise Alek Wek ou encore la Guinéenne Katoucha, qui fut l’une de ses égéries. Selon Pierre Bergé, "Yves Saint Laurent n’a jamais eu d’arrière-pensées revendicatrices. Il était très sensible au corps des femmes noires, à leur manière de se mouvoir, il les aimait". Il cherchait une sculpture vivante sur laquelle ses vêtements allaient prendre vie, car le mouvement comptait dans la structuration de ses vêtements.
"Yves Saint Laurent a montré tant de femmes noires que cela a été perçu comme une volonté d’antiracisme, mais lui était étranger à tout cela, affirme Pierre Bergé. En tant que parrain de SOS Racisme, je suis content qu’Yves Saint Laurent ait contribué à l’entrée des femmes noires dans le temple de la haute couture."
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L’art de collectionner
Éclectiques, Yves Saint Laurent et Pierre Bergé ont constitué une collection de chefs-d’oeuvre, de Goya à Matisse, venus des quatre coins du monde. Ils se sont intéressés à l’art africain, comme l’atteste la sculpture-oiseau sénoufo qui trônait dans le grand salon de leur domicile rue de Babylone, mais aussi à l’art amazigh dès leur arrivée au Maroc en 1966. Aujourd’hui, plus de 600 objets sont présentés dans le Musée berbère de Marrakech. Le reste de leur collection a été vendu aux enchères en 2009, totalisant 373,5 millions d’euros, ce qui en a fait la "vente du siècle". Les bénéfices ont été reversés à la Fondation Pierre-Bergé-Yves-Saint-Laurent et à la recherche médicale, notamment contre le sida.
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