Mohamed Tozy : « Le roi du Maroc gère le temps long, celui de la stratégie »

Le politologue, directeur de l’École de gouvernance et d’économie de Rabat, a participé à l’élaboration de la nouvelle Constitution du Maroc. Il analyse les évolutions du pouvoir, trois ans après le 20-Février.

Discours annuel du roi lors de la cérémonie d’ouverture de la session parlementaire. © David niviere/Sipa

Discours annuel du roi lors de la cérémonie d’ouverture de la session parlementaire. © David niviere/Sipa

Publié le 5 août 2014 Lecture : 6 minutes.

Jeune afrique : Depuis 2011, le Maroc est doté d’une nouvelle Constitution et dirigé par un nouveau Premier ministre. Pourtant, on a l’impression d’un certain immobilisme politique. Comment expliquer ce paradoxe ?

MOHAMED TOZY : Il n’y a pas réellement de paradoxe, sauf à se comparer aux autres pays de la région. Quand on parle de nouveau gouvernement, le changement doit être relativisé. Certes, le PJD [Parti de la justice et du développement, islamiste] dirige le gouvernement, mais il est aussi pris dans une coalition qui, pour le coup, est paradoxale.

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La deuxième composante la plus importante de la majorité est le RNI [Rassemblement national des indépendants], un parti qui a été de tous les gouvernements, depuis sa création en 1978. Cette situation renforce le pouvoir d’arbitrage du roi, qui reste l’institution la plus puissante.

Qu’est-ce qui a changé ?

Si on est attentif, le pouvoir royal a changé de nature. Oui, le rapport de force politique au quotidien reste clairement à l’avantage de la monarchie, et cela relativise la promesse d’une "révolution en douceur", qui était suggérée par la réforme constitutionnelle de 2011. Mais la monarchie a changé de statut en devenant une institution pleinement constitutionnelle.

Tous les pouvoirs du roi – sans parler de leur interprétation – sont désormais inscrits dans le texte.

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Tous ses pouvoirs – sans parler de leur interprétation – sont désormais inscrits dans le texte. C’est une grande révolution par rapport au passé, car jusque-là les pouvoirs du roi étaient coutumiers, donc extensibles à l’infini. Cela dit, le roi dispose de larges prérogatives. Et certaines sont même totalement inédites, notamment sur l’armée et la religion. Et le fait même que ces pouvoirs soient constitutionnalisés les met à portée d’une doctrine et d’une interprétation par la Cour constitutionnelle, lesquelles peuvent être plus ou moins expansives ou réductrices.

Vous avez participé à la rédaction de la Constitution. Quels en sont les principes les plus forts ?

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Face à ce pouvoir du roi, il y a des nouveautés importantes, occultées dans les premières lectures, un peu hâtives. La Constitution a entériné des principes forts. Premièrement, la source de la souveraineté, exprimée à travers les élections, est le peuple, à côté de la nation. L’expression populaire, par le biais des urnes et d’autres formes de participation, est ainsi consacrée. Deuxièmement, tous les textes réglementaires, de la loi organique à l’arrêté, sont inscrits dans une hiérarchie des normes. C’est quelque chose de très important, puisque les modes d’expression de l’État sont ainsi formalisés. Troisièmement, seul le Parlement vote les lois. Ce sont les principes constitutionnels d’un État de droit.

Comment passer de la théorie à la pratique ?

Le chef du gouvernement, issu du parti vainqueur des élections, ne peut être renvoyé par le roi. Il y a donc un bicéphalisme, ce qui ne veut pas dire que les deux têtes aient la même taille.

En tout cas, la cohabitation est nécessaire. À l’intérieur de cette cohabitation, il y a la reconnaissance de deux temps de la politique. Un temps long, stratégique, dévolu au roi : il est garant des intérêts de la nation, arbitre entre différentes composantes de la politique ou de la société, protecteur du pluralisme et de la diversité. Et un temps court : celui du gouvernement, liant le vote et les programmes électoraux à la gestion quotidienne des affaires.

Cette division doit encore s’affiner, mais on est loin de la "monarchie exécutive" prônée il y a encore quelques années. Le roi ne fait plus tout.

Pourquoi le gouvernement Benkirane n’exerce-t-il pas pleinement ses pouvoirs ?

De l’aveu même des membres du PJD, le problème du gouvernement, et surtout celui des islamistes, est un manque de capacités propres. Le parti majoritaire n’a pas les ressources humaines suffisantes pour gérer le pays.

Les habitudes de l’ancien système perdurent et freinent l’installation d’un gouvernement de plein exercice.

De plus, les habitudes de l’ancien système perdurent et freinent l’installation d’un gouvernement de plein exercice. Ensuite, la gestion de la coalition gouvernementale est compliquée, avec des intérêts parfois divergents entre partis. Avec le remplacement du parti de l’Istiqlal par le RNI, une partie du cabinet semble échapper à l’idée de solidarité gouvernementale.

On a l’impression que la loyauté de la "technostructure" est plutôt orientée vers le Palais que vers le gouvernement…

C’est vrai. L’administration a été en partie refroidie par l’entrée en matière du PJD, lequel portait un discours perçu comme hostile. L’arrivée d’un parti qui n’avait jamais connu le pouvoir a fait planer l’ombre d’un spoils system [En politique américaine, pratique selon laquelle à chaque alternance, le nouveau pouvoir remplace l’administration sortante par une administration partisane "à sa main"]. Il y a eu une vraie bataille autour des nominations. Et la méfiance qui s’est installée a fait perdre des mois au gouvernement.

Peut-on parler de division du travail au sein du gouvernement : au PJD, la fonction tribunitienne ; au RNI, les aspects techniques et administratifs ?

Oui, c’est d’ailleurs comme cela que l’on peut lire cette coalition gouvernementale, qui n’est pas issue d’une alliance politique. Prenez l’exemple des "non-apparentés", ces profils technocratiques dont les noms ont été "soufflés" au Premier ministre.

L’autorité du chef du gouvernement sur ses ministres est assez évidente, même si certains ont des velléités d’autonomie, soit parce qu’ils considèrent que leur loyauté va d’abord au roi, soit parce que la nature des dossiers qu’ils gèrent est jugée sensible. On l’a vu récemment avec une passe d’armes entre Benkirane et le ministre de l’Intérieur, Mohamed Hassad, au sujet des prochaines élections communales. Il y a donc cohabitation à l’intérieur même du gouvernement. Mais Benkirane garde un net avantage sur ses ministres, surtout quand il utilise son talent de communicant.

Où sont passés les jeunes du 20-Février ?

Il faut distinguer deux choses : le discours et le mouvement politique. L’esprit est encore présent, la marque 20-Février n’est pas morte. La monarchie parlementaire, qui était sa revendication principale, reste un idéal, un horizon. Mais ce discours n’a plus de contenu social.

Différents mouvements s’étaient ralliés sous sa bannière et sont, depuis, revenus à leurs étendards particuliers : syndicats, islamistes Al Adl Wal Ihsane, AMDH (Association marocaine des droits humains) et Annahj (parti d’extrême gauche), etc. Ce repli officiel a été consacré par le retrait d’Al Adl Wal Ihsane, qui portait le mouvement à bras-le-corps.

Il fallait ériger un rempart contre l’intégrisme et faire pièce à la fois au wahhabisme et au chiisme.

Mohammed VI est reconnu comme Commandeur des croyants, parfois même à l’extérieur du Maroc. Est-ce un nouvel atout diplomatique ?

C’est l’exemple d’une politique interne qui s’exporte. Depuis une dizaine d’années, le ministère des Affaires islamiques est dirigé par un historien soufi, Ahmed Toufiq, qui poursuit un projet d’élaboration d’un dogme marocain, fondé sur un triptyque : rite malékite, doctrine achaarite, soufisme. Autour de la notion de "sécurité spirituelle", il fallait ériger un rempart contre l’intégrisme et faire pièce à la fois au wahhabisme et au chiisme.

Lors de sa dernière visite en Afrique de l’Ouest, Mohammed VI a réalisé un véritable one-man-show où étaient rassemblés tous les ingrédients de l’histoire impériale et du leadership religieux. Ce qui est intéressant, c’est que l’environnement international semble très curieux de ce modèle marocain, qui s’appuie sur une bureaucratisation du religieux. Cela participe, à l’évidence, du prestige du monarque.

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Propos recueillis par Youssef Aït Akdim

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