Le cinéma européen est-il raciste ?
David Harewood, Idris Elba, Chiwetel Ejiofor et bientôt John Boyega, dans le prochain Star Wars… Ces acteurs britanniques ont tous vu leur carrière prendre leur envol à Hollywood faute de rôles intéressants dans leur pays. Et en France, quelle place pour les acteurs noirs ?
Cherchez le point commun entre ces trois acteurs. Le premier s’appelle Idris Elba, il a tenu le rôle-titre dans le biopic Mandela : un long chemin vers la liberté. Le deuxième a pour nom Chiwetel Ejiofor, il incarne le héros de 12 Years a Slave, un homme libre enlevé puis vendu comme esclave dans une plantation de Louisiane – on avait découvert le comédien dans Amistad, de Steven Spielberg.
Le troisième, David Harewood, interprète le responsable des activités contre-terroristes de la CIA dans la série américaine Homeland. Une idée de ce qui les rassemble ? Ces trois hommes sont noirs, de nationalité britannique… et ont tous traversé l’Atlantique pour faire carrière aux États-Unis.
La raison de cette fuite des talents ? Il n’y aurait pas suffisamment de rôles dans le cinéma britannique, et surtout dans les séries télé, pour les acteurs de couleur. Et quand bien même certains réussiraient à se faire embaucher, on leur proposerait d’interpréter toujours le même type de personnage.
La plupart des têtes d’affiche ne communiquent pas sur le problème.
La plupart des têtes d’affiche ne communiquent pas sur le problème. Les acteurs cités plus haut n’ont d’ailleurs pas donné suite à nos demandes d’entretien. C’est pourtant grâce à un acteur du petit écran, Paterson Joseph, que le sujet s’est retrouvé pour la première fois sur la place publique. Dans une tribune publiée en mai 2013 dans le quotidien The Guardian, celui-ci expliquait que les Bafta Awards (l’équivalent britannique des oscars) récompensent essentiellement des Blancs… parce que les Noirs sont trop peu présents à l’écran pour recevoir des distinctions.
"Nous avons un long chemin à faire avant de voir une brochette d’acteurs noirs britanniques de premier plan dans nos théâtres, sur nos écrans de télé et de cinéma", regrettait-il avant de citer plusieurs noms de stars parties faire carrière aux États-Unis.
>> À lire aussi : de l’esclavage à la Maison Blanche, ces films qui ont marqué l’histoire du cinéma noir
Le population d’origine asiatique encore plus sous-représentée
La polémique aurait pu s’arrêter là, mais, en novembre dernier, Chuka Umunna, un ancien parlementaire du Parti travailliste devenu secrétaire d’État au Commerce, enfonçait le clou. Lors d’un discours sur la mobilité sociale, il accusait les sociétés de production britanniques d’encourager les stéréotypes. "Si les jeunes Noirs de notre pays ne peuvent pas voir des gens qui leur ressemblent piloter des journaux, siéger à la Cour suprême ou diriger nos grandes entreprises, comment pouvons-nous leur donner l’espoir, un jour, d’y arriver eux-mêmes ?"
Selon les chiffres délivrés par l’industrie du film britannique, les Noirs ne sont pas seulement sous-représentés, ils sont par ailleurs de moins en moins visibles ces dernières années. La proportion d’acteurs issus de minorités ethniques (toutes origines confondues) est ainsi passée de 12 % en 2009 à 5,3 % en 2012. Pour contrer le phénomène, l’acteur et scénariste Lenny Henry a invité en mars dernier la BBC à instaurer une politique de quotas, proposant notamment que les équipes techniques et les comédiens soient dorénavant pour moitié issus des minorités. Ses recommandations n’ont, pour l’heure, pas été suivies d’effet.
Les discriminations dont sont victimes les acteurs noirs britanniques doivent néanmoins être relativisées. Selon un recensement réalisé en 2011, la population noire britannique représente seulement 3 % de la population totale, ce qui peut expliquer qu’elle soit en retrait devant les caméras. Par comparaison, la population d’origine asiatique (7 % de la population totale) est encore plus sous-représentée.
De plus, depuis quelques années, les rôles positifs fleurissent pour les acteurs de couleur. Exemple : les héros policiers de trois séries récentes (Line of Duty, The Shadow Line et Luther) sont tous incarnés par des Noirs. "Surtout, ajoute le spécialiste du cinéma anglais Philippe Pilard, le théâtre, qui est la discipline de référence pour les Britanniques, leur donne de plus en plus d’espace." La Royal Shakespeare Company proposait ainsi l’année dernière une version africaine du drame Jules César en réunissant une quinzaine de comédiens noirs.
Une version africaine de Jules César par la Royal Shakespeare Company.
© Vladimir Fedorenko / RIA NOVOSTI / AFP
Des quotas ethniques aux États-Unis
En comparaison, les productions hexagonales font pâle figure. "Nous sommes très en retard en France sur cette question, souligne Régis Dubois, auteur de plusieurs ouvrages sur la question, dont Les Noirs dans le cinéma français (TheBookEdition). Nous n’avons pas connu en France de combats antiracistes comparables à ceux survenus aux États-Unis et en Grande-Bretagne dans les années 1960 et 1970. Il n’y a pas, chez nous, de quotas ethniques [ils sont présents aux États-Unis depuis le Civil Rights Act de 1964]. Et ce rejet très français du communautarisme aboutit à une position hypocrite : les castings ne sont pas censés faire de distinction entre les couleurs, mais conduisent en fait à la sélection d’acteurs blancs."
Que penser alors du succès d’Omar Sy, césar du meilleur acteur en 2012 pour sa prestation dans Intouchables ? "C’est un cas particulier. Et malheureusement, même dans ce long-métrage qui veut dénoncer le racisme, on retrouve les stéréotypes sur les Noirs dont les films français sont coutumiers. Le Noir est un voyou, la version moderne du sauvage ; c’est un domestique, l’équivalent de la nounou d’origine africaine, que l’on retrouve d’ailleurs dans les vieux films américains ; et c’est un comique, un rigolo qui a naturellement le rythme dans la peau. Quant à ce césar du meilleur acteur, c’est le premier attribué à un Noir en France. Il faut rappeler que les oscars américains ont quant à eux déjà récompensé 15 Africains-Américains."
Qu’il s’agisse de voyous ou de domestiques, les rôles dévolus aux afro-descendants sont souvent stéréotypés
(de g. à dr. John Boyega dans Attack the Block et Morgan Freeman dans Miss Daisy et son chauffeur.) © AFP
Cela explique sans doute qu’un acteur de la stature d’Isaac de Bankolé, qui avait remporté un césar dans la catégorie meilleur espoir en 1987, se soit installé aux États-Unis pour poursuivre sa carrière.
Hollywood serait donc un nouvel eldorado pour acteurs de couleur en mal de reconnaissance ? Il n’en a pas toujours été ainsi. Comme le rappelle Régis Dubois dans un précédent ouvrage, Images du Noir dans le cinéma américain blanc, 1980-1995 (L’Harmattan), pendant près d’un siècle, les rôles leur étant réservés restaient rares et formatés.
Comme ceux rappelant la figure de l’oncle Tom, le gentil Noir pauvre au service d’un riche Blanc (d’ailleurs repris dans Intouchables), que l’on retrouve jusqu’en 1989 dans Miss Daisy et son chauffeur, avec Morgan Freeman dans le rôle du domestique dévoué. "Pendant longtemps, même les relations interraciales sont restées taboues à Hollywood, ajoute Régis Dubois. Et lorsqu’elles existaient, elles mettaient en scène un homme blanc et une femme noire, comme dans Bodyguard. Mais depuis une quinzaine d’années, sans doute grâce à la politique des quotas, les mentalités ont évolué, les productions américaines se sont ouvertes à la diversité et les films ont pris des couleurs."
Aujourd’hui, les color-blind castings (littéralement "castings daltoniens", des recrutements qui ne tiennent pas compte de la couleur de peau) se multiplient : les Noirs occupent tous les emplois. C’est ainsi que Will Smith peut tenir le rôle du cow-boy James West dans le film Wild Wild West (alors qu’il était interprété par un Blanc dans la série Les Mystères de l’Ouest, dont il s’inspire).
Dans la plupart des séries téléviséess, aujourd’hui, la couleur de peau n’a plus d’impact sur la nature du rôle.
Les séries télévisées ont accéléré le phénomène. Dans la plupart d’entre elles, aujourd’hui, la couleur de peau n’a plus d’impact sur la nature du rôle. On a même pu voir un président américain noir dans la série 24 Heures chrono (Dennis Haysbert interprétant David Palmer). Et ce dès 2001, soit sept ans avant l’élection de Barack Obama.
En disséquant l’intrigue de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, le dernier carton cinématographique français (plus de 8 millions d’entrées en salle), qui repose encore sur le détournement de stéréotypes raciaux, on mesure le chemin que le cinéma européen doit encore parcourir. "Le cinéma est souvent vu comme un miroir de la société, note Régis Dubois. Mais il façonne aussi le monde dans lequel nous vivons. Sans révolution dans les castings, on continuera longtemps d’assimiler les Noirs à des voyous ou à des comiques."
Les Noirs retrouvent leur voix
En 2008, la comédienne métisse Yasmine Modestine avait saisi la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) : elle estimait qu’on l’avait sciemment écartée d’un emploi de doubleuse voix du fait de ses origines (père martiniquais, mère berrichonne). L’enquête menée par l’institution révéla que la pratique était courante en France.
Les directeurs de casting employaient de préférence des acteurs blancs, censés avoir des voix "universelles", y compris pour incarner des acteurs noirs. Six ans plus tard, la situation semble s’être normalisée. Le leader du secteur, Dubbing Brothers, installé en Plaine Saint-Denis (93), garantit que "le problème n’existe plus". Selon sa direction, la société emploie une palette de talents toujours plus cosmopolites.
De fait, la plupart des grands acteurs noirs américains ou britanniques sont doublés par des acteurs noirs français (Chiwetel Ejiofor par Frantz Confiac, Idris Elba par Daniel Lobé, Jamie Foxx par Jean-Baptiste Anoumon, Halle Berry par Géraldine Asselin…). Reste néanmoins que les acteurs blancs sont encore quasi exclusivement doublés… par des Blancs.
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