Tunisie – Street art : Djerba sous les bombes

La fine fleur des graffeurs du monde entier s’est retrouvée en Tunisie, dans l’île aux sables d’or. Ils ont transformé un paisible bourg agricole en un lieu où l’imagination et la création se sont donné rendez-vous, sous l’oeil curieux des habitants. Reportage.

Oeuvre de l’artiste mexicain Curiot, réalisée à Erriadh. © Nicolas Fauqué

Oeuvre de l’artiste mexicain Curiot, réalisée à Erriadh. © Nicolas Fauqué

Publié le 5 septembre 2014 Lecture : 5 minutes.

Swoon, Julien "Seth" Malland, Liliwenn, BomK… Pour les profanes, ces noms peuvent sembler des pseudos pour jeux en ligne, mais ce sont ceux de graffeurs parmi les plus expressifs du Cap à Brooklyn. Cet été, ils se sont tous croisés en Tunisie, à Djerba, où ils ont posé bombes et pinceaux pour la plus grande et la plus décalée des expériences : transformer Erriadh en un incroyable musée à ciel ouvert.

Depuis début juillet, ce paisible bourg agricole et commercial du centre de l’île aux sables d’or est sorti de sa quiétude en cédant ses murs et ses espaces publics à l’expérience la plus graphique du moment, "Djerbahood".

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Une initiative que l’on doit à Mehdi Ben Cheikh, promoteur du projet et fondateur de la galerie Itinerrance, à Paris, qui réalise là une formidable opération d’art urbain. Touche après touche, 150 artistes de 30 nationalités différentes ont métamorphosé ce village traditionnel façonné de blanc et de bleu. Au fil des jours, les habitants un peu éberlués ont vu surgir au détour des rues des fresques colorées et impressionnantes, comme l’immense procession de cavaliers réalisée par l’Argentin Jaz, la pieuvre géante du Belge Roa ou le caméléon mystique du Mexicain Curiot.

>> À voir aussi : Diaporama : "Djerbahood", le street art s’invite en Tunisie

"Les artistes ne sont pas intervenus in situ au hasard. Nous leur avons envoyé des images du village, et ils nous ont transmis leurs projets", explique Mehdi Ben Cheikh. partir des photos reçues, j’avais plusieurs projets en tête, mais la rencontre avec la culture locale a métissé mon travail", reconnaît le Mexicain Saner, qui s’inspire de Boussaadia, personnage du folklore tunisien, pour peindre un masque aux résonances aztèques et africaines.

Afin que le projet s’intègre pleinement dans le paysage urbain et soit accepté par la population, les organisateurs ont pris le temps d’en discuter avec les villageois. Au départ, beaucoup étaient sceptiques. Certains craignaient que les lettres dessinées par des calligraphes comme Shoof ne soient pas de l’arabe mais représentent des signes cabalistiques. Mais l’oeuvre du Tunisien DaBro a convaincu les plus réticents.

‘Le beau fait du bien’, assure Habib, producteur de fruits et légumes qu’il vend au marché.

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"Cette expérience est singulière, c’est une chose nouvelle, une forme d’image que l’on ne connaissait pas, mais finalement elle est positive. Ce n’est pas parce que nous sommes des villageois que nous sommes hermétiques à ce qui est différent. Bien au contraire ! Le beau fait du bien", assure Habib, producteur de fruits et légumes qu’il vend au marché, espace ouvert investi par "Djerbahood", tandis que son voisin rappelle que dans les années 1960 des fresques sur céramique décoraient les halles aux poissons. "Ils ont tout compris", jubile l’Espagnol Malakkai, qui du haut de son échelle suscite la curiosité.

Les plus prestigieux artistes de rue ont vraiment pu se rencontrer

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Dès l’annonce du projet, les artistes ont répondu présent. "Ils se connaissent tous, s’observent à travers le Net, se croisent sur les festivals, mais, à Djerba, ils ont vécu quelque chose d’unique. Ils logeaient ensemble dans des appartements, dormant à même le sol. Tout s’est mis en place naturellement dans une ambiance festive", remarque le promoteur du projet, qui a coûté près de 120 000 euros, dont la moitié a été prise en charge par le ministère tunisien du Tourisme.

Pour le Sud-Africain Faith47, "Djerbahood" a été l’une des rares occasions où les plus prestigieux artistes de rue ont vraiment pu se rencontrer, échanger et "s’éclater ensemble".

Mais le volet logistique pour réunir des artistes du monde entier n’a pas été le plus difficile pour l’équipe de "Djerbahood". Elle a d’abord veillé à la scénographie en créant des ambiances différentes à travers trois espaces clés : le centre d’Erriadh, le marché et les vieux abattoirs abandonnés, à la périphérie, où les artistes s’expriment sans contrainte.

Pour nous qui opérons dans l’éphémère, travailler dans de telles conditions est tout simplement fabuleux.

Le passage d’un pôle à l’autre est graduel, sans rupture, tandis que certains graffeurs, comme Roa, font du hors-piste en intervenant sur les pans de murs délabrés de houch – habitat traditionnel djerbien – abandonnés dans les campagnes environnantes.

"Pour nous qui opérons dans l’éphémère, travailler dans de telles conditions est tout simplement fabuleux. On a toutes les superficies voulues pour nous exprimer. C’est d’autant plus fantastique que nos oeuvres ne seront pas démolies comme cela a été le cas pour "Paris 13" ou dans le Bronx", précise l’Italien Orticanoodles, tandis que le Portugais Mario Belem s’étonne de retrouver à Djerba des camaïeux de bleus semblables à ceux de son pays natal, si bien qu’il a recouvert des pans de murs et des arches de représentations d’azulejos.

En quelques semaines, les bâtiments ont été habillés de calligraphies et d’innombrables portraits de femmes, mais surtout d’un univers animalier surprenant, à la fois mythologique et surréaliste. Une expérience osée pour une île plutôt traditionaliste.


Un univers animalier, à la fois mythologique et surréaliste égaie les rues de Djerba
(ici l’oeuvre du Belge Roa). © Nicolas Fauqué

Une brèche où s’engouffre la liberté d’expression

Avec plus de 90 oeuvres achevées, Erriadh est devenu une galerie à ciel ouvert très courue, aussi bien par les Tunisiens que par les touristes : "Jusqu’à présent, on ne voyait presque personne : les touristes qui allaient visiter la Ghriba [la plus ancienne synagogue au monde, située dans le sud de la commune] ne passaient pas par le village", souligne la propriétaire d’une maison d’hôtes. Désormais le village est l’attraction principale de l’île.

"Le but était de créer un événement culturel permanent qui développe des activités annexes. Le street art n’est pas issu d’écoles, il vient d’en bas, il est le plus démocratique qui soit puisque partagé par tous. La révolution tunisienne a ouvert une brèche où s’engouffre la liberté d’expression. Maintenant, on entreprend, on ose. Il est presque plus facile d’opérer ici qu’en France, où il n’est pas aisé d’exploiter l’espace urbain", explique Mehdi Ben Cheikh.

Les premiers à être ravis sont les jeunes, qui ont suivi de près cette métamorphose et s’improvisent avec fierté, mais pour quelques sous, guides d’une exposition quasi pérenne. À moins qu’elles ne soient arrachées ou détruites, les fresques sont traitées pour résister au soleil et aux intempéries pendant une quinzaine d’années.

Itinérance d’un enfant gâté

Avec des parents enseignants aux Beaux-Arts à Tunis, Mehdi Ben Cheikh, binational de 40 ans qui a vécu en France comme en Tunisie, est tombé dans le chaudron artistique dès l’enfance. Promoteur, depuis 2004, de la galerie Itinerrance, dans le 13e arrondissement de Paris, et ancien professeur d’arts plastiques pris de passion pour le street art, il assure que "le choix de l’art urbain, qui réinterroge la raison d’être de la pratique artistique, était une évidence. Comme tous les grands courants, il subit beaucoup de refus, de mépris. C’est ce qui m’interpellait le plus, sans doute un effet générationnel".

Et de poursuivre : "Autrefois l’Occident donnait l’impulsion, et le reste du monde faisait du mimétisme. Aujourd’hui, avec l’art de la rue, toutes les scènes sont en connexion, s’expriment en instantané et en simultané." En 2013, ce même diplômé de la Sorbonne avait fait courir le Tout-Paris pour admirer l’intervention d’artistes sur 16 murs monumentaux de la "Tour Paris 13" avant sa destruction.

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