Sondages en Tunisie : Hassen Zargouni, « l’oracle du Bardo »

On s’arrache ses conseils, on se dispute ses confidences et… on remet en cause l’intérêt de ses enquêtes d’opinion. Leader du secteur en Tunisie, le patron de Sigma Conseil incarne la figure du sondeur par excellence.

Hassen Zargouni à son domicile, à Tunis, le 17 octobre. © Ons Abid

Hassen Zargouni à son domicile, à Tunis, le 17 octobre. © Ons Abid

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 4 novembre 2014 Lecture : 7 minutes.

Ce fut l’ultime paradoxe d’une campagne qui n’en a pas manqué. Tout le monde en parlait, tout le temps, mais personne ne les a vus, et ceux qui les réalisaient n’avaient pas le droit d’en faire état, sous peine de tomber sous le coup de la loi. "Ils", ce sont évidemment les sondages. Parce qu’il a été pionnier dans ce domaine, parce qu’il est leader sur le marché et parce qu’il est omniprésent dans les médias, Hassen Zargouni, le vibrionnant directeur de Sigma Conseil, incarne la figure du sondeur par excellence. Et les contradictions qui s’attachent à sa condition. Essayez de demander à un responsable politique ou à un leader d’opinion quelconque ce qu’il pense des "sondages de Zargouni".

Il répondra en haussant les épaules : "Vous y croyez, vous ?" C’est bien connu : les chiffres de Sigma seraient trafiqués, les questions biaisées, les enquêtes bâclées. Et pourtant, les mêmes, qui, en public, affectent condescendance et mépris, sont les premiers à le solliciter. Son téléphone, qu’il n’éteint presque jamais, clignote en permanence. On s’arrache ses conseils, on se dispute ses confidences, on dissèque les statuts qu’il publie sur Facebook. Il constate avec un brin d’amusement : "J’ai parfois l’impression d’être écouté comme un oracle."

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Puis, redevenant tout d’un coup sérieux : "L’interdiction qui nous est faite de communiquer depuis le mois de juin part certainement d’une bonne intention. Mais est-ce justifié ? Les seuls qui sont pénalisés, dans cette affaire, ce ne sont ni les sondeurs ni les partis, ce sont les médias, qui ne peuvent pas informer, et les citoyens, qui risquent d’être induits en erreur par les rumeurs."

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"Mauvais procès"

Les études politiques représentent un marché porteur depuis l’éclatement des révolutions arabes. Elles contribuent à hauteur d’un tiers au chiffre d’affaires global de Sigma à l’international. Pourtant, Sigma fait l’objet de critiques récurrentes pour n’avoir pas été capable de prédire avec exactitude le résultat du scrutin du 23 octobre 2011.

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"C’est un mauvais procès, se défend Zargouni. Les tendances que nous indiquions – la consolidation du vote islamiste à un niveau très élevé, l’effritement du PDP [Parti démocrate progressif], les percées d’Ettakatol et du CPR [Congrès pour la République] – se sont vérifiées le jour du scrutin. Les gens n’ont retenu que la dernière étude que nous avons publiée, début septembre, où les listes d’Al-Aridha [formation protestataire dirigée par Hachemi Hamdi, qui finira troisième] étaient créditées de 1,5 % des voix. Nous avons réalisé d’autres études par la suite, qui affinaient ces résultats et indiquaient l’émergence de ce vote protestataire. Mais nous n’avions plus le droit de les publier…"

Bien davantage que le clivage droite-gauche, qui n’a guère de pertinence, c’est l’axe bourguibisme versus islamisme qui est appelé à structurer et à dominer la politique tunisienne. "Un tiers des électeurs se reconnaît dans les valeurs de modernité et de progrès, et reste fermement attaché à la notion d’État civil, avance le sondeur. Un autre tiers s’inscrit dans le conformisme identitaire arabo-musulman. Un dernier tiers n’a pas d’opinion arrêtée et s’accommodera des valeurs du gouvernant, quel qu’il soit. Partant de là, l’évolution du rapport des forces politiques entre les élections d’octobre 2011 et celles d’octobre 2014 peut s’analyser comme une correction ou un rééquilibrage."

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Un mordu de foot

La passion pour les chiffres et leur interprétation habite Hassen Zargouni depuis l’enfance. en 1966, élevé au Bardo, il est le benjamin d’une fratrie de dix. Sa famille, originaire de Nefta, une oasis du sud tunisien, est une tribu en miniature. Deux frères ingénieurs, dont un diplômé de Polytechnique Paris, trois frères et soeurs médecins et quatre autres enseignants universitaires : la réussite semble inscrite dans les gènes.

"La seule chose que nous avons reçue en héritage, c’est la bosse des maths, concède-t-il en souriant. Mon père, haut magistrat, était un fervent adepte de Bourguiba. Il nous a élevés dans le goût de l’effort et nous a poussés à nous accomplir dans nos études. Nous lui sommes redevables, mais nous sommes tout autant redevables à l’État tunisien de l’indépendance, qui donnait les moyens aux gens de ma génération de poursuivre leur scolarité à l’étranger, dans les meilleures écoles françaises."

Hassen Zargouni, qui a fait sa "prépa" au lycée Janson-de-Sailly, à Paris, avant d’intégrer l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae), a bénéficié de la "filière A". Ce système, mis en place au début des années 1960 par le grand ingénieur Mokhtar Laatiri, garantissait aux meilleurs bacheliers scientifiques tunisiens un quota d’une centaine de places dans les meilleures classes préparatoires françaises. Il a façonné les contours de l’élite technique et administrative du pays.

Rentré au bercail en 1995, il rejoint le bureau d’études Comete Engineering, avant de fonder Sigma, en 1998. L’entreprise, pionnière dans le domaine des études marketing et médias, se développe rapidement en Tunisie et au Maghreb. "Nous sommes arrivés sur le marché à un moment charnière : l’avènement de la société de consommation, conséquence de l’ouverture des économies maghrébines. Aiguillonnées par la concurrence, les entreprises, locales et étrangères, ont compris l’importance d’être à l’écoute de leurs clients et de connaître leurs préférences."

Explosion du marché de la publicité

L’explosion du marché de la publicité dope l’activité de Sigma et la rend incontournable sur le segment des études d’audience. Pour Zargouni, dont le métier consiste à mettre en équation le comportement des sondés, c’est un poste d’observation sans équivalent sur une société tunisienne monolithique en apparence, parce que cadenassée par la propagande du régime de Ben Ali.

Très vite, il devient le témoin privilégié des mutations culturelles.

Très vite, il devient le témoin privilégié des mutations culturelles. L’érosion des parts de marché des chaînes françaises, la montée en puissance des chaînes satellitaires arabes, le regain de religiosité, l’orientalisation des moeurs et des comportements : autant d’éléments qui suggèrent un changement de paradigme, dont les effets deviendront politiquement visibles après le 14 janvier 2011. Pendant toutes ces années, l’auteur de ces lignes peut en témoigner, Hassen Zargouni sera aussi l’un des seuls à oser s’exprimer on the record sur ces sujets alors qualifiés de sensibles.

La politique – celle des idées, pas celle des manoeuvres d’appareil – le passionne, mais pas au point de s’engager. Son terrain de prédilection, c’est l’associatif. Mordu de football, il rejoint le bureau directeur du Stade tunisien, une des équipes historiques de la capitale, celle dont les exploits en coupe de Tunisie ont bercé son adolescence. Il héritera même, pour trois ans, de la vice-présidence du club du Bardo. Coopté en 1999, il accède en 2006 à la présidence de la section tunisienne du Rotary. C’est aussi l’un des piliers de l’Association amis du Jérid. Son entregent et ses réseaux n’ont pas été de trop lorsqu’il a fallu livrer bataille, en 2013, contre le projet de fermeture de l’aéroport de Tozeur-Nefta.

Travail pédagogique

Néanmoins, c’est son passage remarqué à la présidence de l’Association des Tunisiens des grandes écoles (Atuge), entre 2005 et 2009, qui aura le plus contribué à asseoir sa visibilité avant 2011. À coups de colloques et de séminaires, et avec un sens inné de la communication, Zargouni a transformé cette amicale d’anciens élèves en un "lobby de l’excellence", élitiste, mais à vocation citoyenne, qui pèse dans le débat économique.

Avec diplomatie, mais sans rien céder, il parviendra à défendre l’indépendance de l’association contre les tentatives de récupération partisane. Rançon du succès : après la révolution, ce vivier de compétences sera littéralement cannibalisé par les gouvernements provisoires successifs, avec pas moins d’une dizaine de ministres cooptés en son sein, au point de donner naissance, dans l’opinion, au mythe sulfureux d’un "gouvernement de l’Atuge".

Comment résumer un parcours aussi éclectique ? "La réussite crée des droits, mais elle donne surtout des devoirs, conclut Hassen Zargouni. J’ai beaucoup reçu, alors j’essaie d’éveiller des vocations. Quand je présidais l’Atuge, nous avons rendu visite à l’ensemble des écoles d’ingénieurs pour sensibiliser les élèves et les aider à croire en leurs possibilités. Il ne se passe pas un mois sans que je ne sois face à des étudiants pour des conférences, des forums, ou comme membre du jury pendant les soutenances. La Tunisie est jeune, elle regorge de talents qui ne demandent qu’à être exploités ! Mais pour cela, il y a un immense travail pédagogique à accomplir. Nous devons montrer d’autres modèles de réussite que ceux véhiculés par les médias de masse, qui se sont longtemps résumés aux footballeurs, aux stars de variété et aux affairistes plus ou moins voyous…"

>> Pour aller plus loin : Pourquoi les médias français ne comprennent rien à la Tunisie

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