Soufisme : islam du coeur, coeur de l’islam
Voie de réalisation spirituelle, le courant mystique de la religion musulmane exprime la quintessence de la Révélation. Aux antipodes du littéralisme rigoriste des salafistes.
Il y a ceux qui, au nom de la foi, promettent l’enfer à leurs contradicteurs, sûrs de se réserver ainsi les meilleures places au paradis. Ces mêmes qui, le 8 octobre, en Irak, exécutaient quatre femmes, deux médecins, une militante des droits de l’homme et une députée aux activités jugées blasphématoires. Et il y a ceux pour qui l’islam est paix et amour, ceux dont le grand jihad est un combat de l’homme contre lui-même pour accéder à la conscience de Dieu, à la Vérité (haqiqa).
Aux excommunicateurs qui se veulent les héritiers des compagnons du Prophète (les salaf), les soufis, mystiques de l’islam, rappellent la parabole de Rabia al-Adawiyya, cette fille de joie devenue sainte qui vécut en Irak au VIIIe siècle. Un jour, Rabia sortit de la ville avec un fagot sous un bras et un seau d’eau dans l’autre. Un cheikh lui demanda ce qu’elle comptait faire : « Avec le seau d’eau, je vais éteindre l’enfer et avec le fagot de bois, brûler le paradis, afin que personne sur terre n’adore Dieu par peur de l’enfer ou par désir d’aller au paradis. Afin que tous adorent Dieu uniquement par amour. »
Fous d’amour divin, ivres de prière
Face aux déments qui se prévalent d’une interprétation littérale de quelques sourates coraniques pour imposer leur loi inhumaine, les soufis se veulent les vrais fous d’Allah. Fous d’amour divin, ivres de prière, ils sont « ceux qui marchent humblement sur la terre et qui répondent « paix » aux ignorants qui les interrogent » (Coran, XXV, 63).
Issu de l’orthodoxie sunnite, mais parfois considéré comme une tendance à part entière de l’islam, le soufisme est professé par des millions de croyants dans le monde musulman et ailleurs, et peut constituer, comme au Maroc, la forme de piété la plus répandue.
Mais, quand les grands médias préfèrent chercher l’audience en rapportant les exactions aussi spectaculaires que barbares commises par les soi-disant jihadistes au nom de l’islam, « comment faire entendre cet « autre islam », celui de l’abandon paisible et pacifique en Dieu, celui qui s’émerveille de la beauté de l’univers, qui cultive la conscience de la valeur sacrée de toute vie humaine et qui conjugue amour du Créateur et amour des hommes ? Comment permettre que s’affirme et que triomphe cet « islam de paix » qui devrait être le seul nom de l’islam ? » s’interroge le père catholique Christian Delorme dans sa préface à la nouvelle édition de l’ouvrage de l’Algérien Khaled Bentounès, chef de la confrérie Alawiya, Le Soufisme, coeur de l’islam.
Relier l’homme à Dieu afin qu’il devienne son serviteur
« Il y a un regain du soufisme qui ne date pas d’hier mais qui se précipite face au nihilisme dans lequel nous entraînent le prétendu État islamique [EI] et ses parents idéologiques, tempère l’islamologue Éric Geoffroy, lui-même adepte du soufisme. Il est vrai que les soufis sont moins visibles. D’ailleurs, le soufisme n’avait pas vocation à l’origine à être un mouvement de masse. » Voie de réalisation spirituelle et de dépassement, par une pratique stricte, de l’ego primaire sensible au mal vers l’ego pacifié qui retrouve son origine divine primordiale, l’initiation soufie est un chemin bien plus ardu que celui qui conduit une jeunesse égarée à embrasser l’islam littéraliste, voire à se laisser convaincre d’aller guerroyer au nom d’un Coran dont ils ne savent pas une ligne.
Tidjaniya, Qadiriya, Alawiya, Naqshbandiyya, Mevlana, etc. Les turuq (pluriel de tariqa, « voie ») vers la réalisation soufie sont aussi plurielles que l’est l’islam, mais, pour leurs adeptes, ces différentes écoles sont comme les rayons qui procèdent d’un même soleil, celui de la lumière divine. Elles ont en commun de distinguer, sous l’écorce exotérique et littérale de l’islam, un sens ésotérique, caché, qui permet « la réalisation de l’homme universel, c’est-à-dire relier l’homme à Dieu afin qu’il devienne son serviteur », écrit le cheikh Bentounès.
L’apprentissage de ce message latent exige un long travail sur soi, mais il ne peut se faire sans la conduite éclairée de maîtres eux-mêmes réalisés. Ceux-ci, élus par les disciples de la confrérie, sont les dépositaires d’un savoir hérité de cheikh en cheikh depuis le fondateur de la lignée et symbolisé par la transmission confidentielle du nom secret de Dieu. Animé des trois qualités cardinales que sont la sincérité de sa démarche, l’amour de Dieu et des hommes, et la culture d’un esprit positif, « car il est tout de suite demandé au disciple de ne pas condamner les choses et de tirer profit de chaque situation, même la plus négative », rappelle Bentounès, le soufi suit une longue progression sur le chemin de l’éveil, semé d’autant de difficultés que de félicités.
Pilier de la pratique soufie, le dhikr (répétition du nom de Dieu) permet au pratiquant de dépasser les préoccupations terrestres pour parvenir à la fusion dans l’amour divin. Un exercice individuel ou collectif qui peut provoquer des états de transe, recherchés ou non, et s’appuie dans certaines turuq sur la musique, le chant et la danse, considérés comme sacrilèges par les salafistes. La danse giratoire des Mevlevis, adeptes du grand mystique et poète Djalal al-Din Rumi, imite ainsi la ronde des planètes autour du soleil faisant de ces « derviches tourneurs » des particules élémentaires de l’universel divin.
Si le soufisme est étranger à l’islamisme contemporain, les confréries ont pu jouer un rôle politique essentiel, étant parfois les premières à lutter contre les ennemis extérieurs.
Ensemble de la zaouïa (confrérie) Siddiqiya, musique polyrythmique de la Issawiya d’Oujda ou chants des femmes Bekkaliya à Chefchaouen, les harmonies du soufisme marocain figurent en bonne place dans la programmation musicale de la saison consacrée au royaume à l’Institut du monde arabe de Paris. C’est souvent sous ces manifestations artistiques que le soufisme est le plus connu en Occident, un aspect qui occulte le sens spirituel de la pratique et fait apparaître le soufisme sous des couleurs folklorisées.
« Qu’ils se produisent en spectacle en Occident ne les empêche pas d’être authentiques et de rester ancrés dans leur démarche spirituelle », nuance Éric Geoffroy. Afin de faire entrer leur pays « dans la modernité » et de contrer l’influence sociale des confréries, nombre de régimes arabes ont précisément mis en oeuvre au XXe siècle une « stratégie de folklorisation » du soufisme, n’en promouvant que l’aspect patrimonial, tout en plaçant les zaouïas sous haute surveillance, voire en les fermant. Car si le soufisme est étranger à l’islamisme contemporain, les confréries ont pu jouer un rôle politique essentiel, étant parfois les premières à lutter contre les ennemis extérieurs.
Au XVe siècle, au Maroc, où l’État mérinide était déficient, ce sont les grandes zaouïas qui ont organisé la résistance à l’envahisseur portugais. Quatre siècles plus tard, en Algérie, l’émir Abdelkader, de la Qadiriya, s’opposait aux colons français. Et la confrérie de la Sanoussiya était en première ligne en Libye contre les Italiens. En Irak, emmenée par l’ex-numéro deux du régime de Saddam Hussein, Izzat Ibrahim al-Douri, une mystérieuse Armée des Naqshbandi, du nom d’une importante tariqa orientale, combattrait ainsi l’armée chiite de Bagdad aux côtés des jihadistes de l’EI.
Éric Geoffroy, qui avoue ignorer à quel point ces soldats se rattachent au soufisme, explique que « la Naqshbandiyya s’est répandue en Asie centrale dans des territoires très chiites et a dû faire face à des persécutions, développant une hostilité certaine à l’autre grande tendance de l’islam. Peut-être ces adeptes irakiens voient-ils en l’EI le mouvement sunnite fort qui seul peut les défendre face à l’Occident et au régime central prochiite. Il est indispensable de contextualiser tout cela ».
Promouvoir la spiritualité pacifique
Au Maghreb, les pouvoirs centraux, après s’être longtemps méfiés des confréries, font aujourd’hui marche arrière, cherchant à promouvoir cette spiritualité pacifique et adaptée aux traditions locales face au prosélytisme salafiste. « Depuis vingt ans, en Algérie, surtout après les années noires de la guerre civile, toutes les instances institutionnelles, à commencer par la présidence, poussent vers le soufisme après avoir compris que c’était notamment la fermeture des zaouïas voulue par Boumédiène qui avait fait le lit du jihadisme, commente Éric Geoffroy.
D’ailleurs, l’Association nationale des zaouïas d’Algérie a soutenu très clairement Bouteflika à la dernière élection comme aux précédentes. » Au Maroc, le ministre des Habous et des Affaires islamiques, Ahmed Toufiq, est disciple de la puissante confrérie Boutchichiya. En septembre, à l’occasion de la Première rencontre mondiale Sidi Chiker des affiliés au soufisme, il faisait un vibrant éloge de la voie spirituelle de l’islam. Pour Éric Geoffroy, « le soufisme n’avait pas vocation à se montrer, mais les temps ont changé et il doit maintenant le faire pour révéler, face au nihilisme jihadiste, qu’il y a un autre islam qui respecte la vie et le bien ».
Le Soufisme, coeur de l’islam,
Cheikh Khaled Bentounès, Bruno et Romana Solt,
coll. « Espaces libres », Albin Michel,
nouvelle édition, octobre 2014
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