Les leçons de Ouaga
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 14 novembre 2014 Lecture : 6 minutes.
Quatre ans après les printemps arabes, le moment est-il venu de ce que les réseaux sociaux enthousiastes appellent déjà les "printemps noirs" ? En d’autres termes : l’onde de choc de la révolution burkinabè va-t-elle, à l’instar de la tunisienne, se propager en dehors des frontières du pays qui l’a vu naître – et réussir ? Au-delà des adeptes des prophéties autoréalisatrices, les commentateurs sérieux qui y croient ne sont pas rares, le très pondéré Financial Times n’hésitant pas à élargir la liste des chefs d’État menacés à tous ceux qui auront à se représenter devant leurs électeurs au cours des trois années à venir – y compris lorsque les Constitutions leur en offrent la possibilité.
Comme d’habitude, il est vrai, quand il s’agit de l’Afrique, les analogies hâtives font d’autant plus florès qu’elles sont médiatiques et donnent du grain à moudre aux spécialistes péremptoires des révolutions par procuration et à tous ceux qui pérorent sur le présent "invariablement chaotique" du continent (lu dans L’Express de la semaine dernière). Faut-il pour autant douter que la théorie des dominos ait trouvé un nouveau champ d’application ?
Plusieurs arguments de poids militent en faveur d’une possible contagion. Le développement d’une culture de la protestation citoyenne au sein d’une population de plus en plus jeune et urbanisée est une évidence partout en Afrique, tout comme est prévisible l’effet d’imitation suscité via les réseaux sociaux, mais aussi grâce à l’image et au son que véhiculent les chaînes de radio et de télévision dites internationales (en réalité occidentales), volontiers militantes et très suivies dans les capitales concernées. L’épée de Damoclès de la Cour pénale internationale joue également un rôle non négligeable, d’autant qu’elle ne s’abat jusqu’ici que sur des Africains.
Les chefs d’État savent que s’ils se hasardaient à faire tirer sur les manifestants, ils risqueraient fort à terme d’en payer le prix ; ils n’ignorent pas non plus que les cadres de leurs gardes présidentielles – qui sont, pour l’essentiel, les seules armées dignes de ce nom – ne les suivraient plus sur ce terrain, pour les mêmes raisons. La perspective de rejoindre Laurent Gbagbo à la prison de Scheveningen n’a sans doute pas été totalement étrangère à la décision de Blaise Compaoré d’abandonner aussi rapidement le pouvoir, sans commettre l’irréparable – et sans doute en inspirera-t-elle d’autres, confrontés au même type de situation insurrectionnelle.
Troisième élément enfin : la position, désormais à peu près cohérente, des Américains, des Français et de l’Union européenne à propos de la limitation des mandats présidentiels. Après avoir longtemps fermé les yeux sur les révisions constitutionnelles portant sur ce point sensible enregistrées ces dix dernières années (Algérie, Angola, Cameroun, Tchad…), les Occidentaux semblent s’être résolus à la tolérance zéro en la matière.
On pourra juger passablement hypocrite l’attitude d’un Laurent Fabius qui, tout en exigeant le respect par Compaoré de la loi fondamentale, vante le 4 novembre "l’exceptionnelle qualité de la relation" entre la France et l’Arabie saoudite, monarchie absolue où il n’existe aucune Constitution. Il n’empêche : la messe est dite. Les chefs d’État concernés savent qu’ils n’ont pas de compassion à attendre des "puissances tutélaires" qu’ils ont pourtant si bien servies. Et leurs opposants aussi.
>> Voir aussi la carte interactive "Partira ? Partira pas ? La dernière tentation du chef
Reste qu’il faut se méfier des effets de miroir, des raccourcis mécaniques et de la tentation du copier-coller. Pas plus que le vent du "printemps arabe" n’a emporté avec lui les régimes algérien, marocain ou jordanien, celui du "printemps noir" soufflera ipso facto sur Kinshasa, Brazzaville ou Kigali. Chaque pays africain, on l’oublie trop facilement, a son histoire, son vécu, son rapport des forces, sa spécificité.
Au Burkina Faso, la cohésion sociétale est réelle et le facteur ethnique, négligeable. Le Mogho Naba, souverain des Mossis, qui a joué un rôle important dans les derniers événements, représente ainsi plus de la moitié des quelque 17 millions d’habitants. Il n’a nul équivalent, par exemple, dans les deux Congos. Cette cohérence a facilité l’implantation d’une tradition syndicale et politique, puis d’une société civile qui jouent leur rôle de garde-fou et dont les capacités de mobilisation sont impressionnantes.
Même s’ils proviennent en droite ligne de la matrice du pouvoir Compaoré (tout comme Vital Kamerhe de celui de Kabila, Kayumba Nyamwasa de Kagamé et Mathias Dzon de Sassou Nguesso), les chefs de l’opposition burkinabè Zéphirin Diabré, Ablassé Ouédraogo ou Roch Marc Christian Kaboré ont su se rendre à peu près crédibles aux yeux de l’opinion et adopter une démarche responsable. Le même degré d’appropriation des mécanismes de la démocratie, de transgression des clivages ethniques, d’implantation nationale des partis politiques et des syndicats existe-t-il en Afrique centrale ? Poser la question, c’est déjà y répondre.
Être en mesure de faire descendre dans la rue le quart de la population d’une capitale de deux millions d’habitants, comme les opposants burkinabè sont parvenus à le faire le 28 octobre – après plusieurs répétitions générales ces derniers mois – est une gageure assez peu imaginable à Brazzaville, à Kinshasa ou à Bujumbura et totalement fictive à Kigali. Qu’y a-t-il d’ailleurs de commun entre l’histoire et les peuples du Burkina Faso et du Rwanda pour penser que les aspirations des uns coïncident obligatoirement avec celles des autres ?
"Seule l’Église catholique est en mesure de mobiliser la masse critique de citoyens susceptible de faire reculer le pouvoir, elle seule jouit d’une implantation nationale", m’expliquait il y a peu un opposant à Joseph Kabila. Il existe, certes, nombre d’abbés et d’évêques très politisés en RD Congo, mais de là à espérer que le "printemps bantou" viendra d’une révolution des soutanes…
En conclure que la poignée de chefs d’État confrontés au même défi constitutionnel que Blaise Compaoré n’a pas été ébranlée par la chute brutale de ce dernier serait évidemment contraire à la vérité. Le test burkinabè a été vécu par eux comme un avertissement sans frais, et par leurs opposants comme une source d’inspiration. Partout, y compris dans des pays où les limitations de mandats ne sont pas en jeu, mais où des élections présidentielles auront lieu bientôt (Togo, Gabon, Djibouti, Ouganda…), ces derniers tentent déjà de surfer sur la vague venue de Ouaga, quitte à jouer avec le feu.
Dans les palais présidentiels, on décrypte, on réfléchit, on révise copies et tactiques et l’on tente de comprendre pourquoi un homme aussi avisé que Compaoré n’a strictement rien vu venir, allant jusqu’à offrir aux manifestants une cible idéale – l’Assemblée nationale – en plein coeur de sa capitale. Peut-être se pose-t-on aussi la seule question qui vaille et qui s’est posée avant lui pour le Tunisien Ben Ali : comment peut-on à ce point se couper des réalités de son pays et en ignorer les pulsions ?
En attendant et plus que jamais, l’heure est au silence. Le prochain test – le Burundi, où Pierre Nkurunziza souhaite se succéder à lui-même en interprétant à sa manière la Constitution – est dans neuf mois. Et ni Joseph Kabila, ni Denis Sassou Nguesso, ni Paul Kagamé n’ont dévoilé leurs intentions en ce qui les concerne. "Je n’ai pas encore choisi ma voie", confiait le premier, il y a quelques semaines, à un visiteur du soir. Cette stratégie, que la révolution burkinabè n’a pu que conforter, se résume dans le fond en un axiome très mitterrandien : "Il faut laisser du temps au temps."
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