Grand angle : en Tunisie, comment éviter la catastrophe ?
Passé l’euphorie de la victoire, le président élu et son gouvernement devront se mettre rapidement au travail car la tâche s’annonce ardue. Revue de détail des douze grands chantiers que les nouveaux dirigeants devront impérativement mener.
Dans ce "Grand angle" que nous consacrons à l’avenir de la Tunisie, il n’est point question de personnes, de partis ou d’obédiences. Aucun nom, aucun sigle de formation politique. Les positions et les préférences de Jeune Afrique sont connues, uniquement fondées sur celles et ceux qui nous semblent les plus capables de hisser le pays au niveau qui doit être le sien.
Mais nous avons fait le choix d’inverser les priorités, si l’on peut dire : ne pas s’occuper des personnes, mais du chemin à parcourir et des défis à relever. Définir les maux, en somme, pour ensuite proposer les remèdes idoines, ce qui permettra, plus tard, d’identifier les bons "médecins", notamment ceux qui hériteront des futurs maroquins gouvernementaux. Ces défis, nous les avons listés pour ensuite les décrypter.
Ils sont au nombre de douze, tels les travaux d’Hercule car, que personne n’en doute, c’est bien ce qui attend la Tunisie lors des cinq prochaines années (au moins). Un travail titanesque mais indispensable, dont personne hélas ne parle, ou presque. Or il n’y a nul besoin de pythie pour rendre ces "oracles" frappés au coin du bon sens. Encore faut-il en avoir conscience, les envisager dans leur ensemble et, surtout, les mener rapidement de front. Dans le cas contraire, une seule issue : le désastre.
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- Un pays mieux défendu
- La justice au banc d’essai
- La paix sociale à tout prix
- À quand les bénéfices de la révolution ?
- Sauver l’éducation et l’enseignement supérieur
- Jeunesse : attention danger
- La fiscalité, l’inévitable chantier
- Diminuer les dépenses et privatiser ?
- Renouer avec les pays arabes
- Réconcilier les Tunisiens
- Plus d’autonomie régionale
- Dans les mosquées, pas de politique
Valeureuse mais sans grands moyens, sur la brèche depuis 2011, l’armée de terre a montré ses failles lors d’attaques menées par des mouvements jihadistes, notamment en matière de renseignement. L’évolution des technologies a transformé les métiers de la Grande Muette, qui doit se mettre à niveau. Il lui faut rétablir la tradition des manoeuvres et, surtout, améliorer la coordination entre les corps, qui pourraient être menés par un seul chef d’état-major pour gagner en réactivité et en mobilité.
Cette tâche serait facilitée par un découpage territorial en cinq régions militaires dirigées chacune par un commandement propre. Face à un ennemi non conventionnel, se former aux nouvelles techniques de combat, entamer une professionnalisation fondée sur le renseignement et employer des unités réactives au déploiement rapide sont impératifs. Tout comme renouveler son équipement : le gouvernement de Mehdi Jomâa a déjà commandé douze hélicoptères Black Hawk pour une valeur de 700 millions de dollars (environ 520 millions d’euros) aux États-Unis.
Les débats internes en cours portent aussi sur le recrutement et l’encadrement des universitaires, la réhabilitation du service militaire et le principe de devoir national, afin d’inculquer des idéaux communs pour créer un sentiment d’unité. Selon le général de brigade Mohamed Meddeb, "le dossier de la défense du pays et de sa sécurité est l’affaire de chacun, dirigeants, membres de la société civile et citoyens ordinaires".
L’indépendance de la justice et l’existence d’un mécanisme de contrôle de constitutionnalité sont, avec la démocratie, indispensables à l’avènement d’un État de droit. L’indépendance du pouvoir judiciaire est garantie, à la fois par la Constitution et par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). La Cour constitutionnelle, en revanche, futur organe régulateur de la démocratie, n’existe que sur le papier.
Le choix de ses douze membres dévoilera les intentions du nouvel attelage gouvernemental. Quatre seront désignés par le président, quatre autres par le CSM et les quatre derniers par l’Assemblée. Leurs attributions seront très larges, puisque le juge constitutionnel, dont les décisions s’imposent à tous les pouvoirs, arbitrera les éventuels conflits entre le président et le chef du gouvernement. Et, surtout, la Cour fixera l’interprétation de l’article 1er de la Constitution, qui introduit la notion d’islamité de l’État.
La mise en oeuvre de la justice transitionnelle, chargée de faire la lumière sur les crimes et dépassements de l’ancien régime et, le cas échéant, d’imposer des sanctions, constitue un autre défi. L’Instance Vérité et Dignité n’a pas encore démarré ses travaux mais fait déjà l’objet de vives critiques, et deux de ses membres ont démissionné. Faudra-t-il d’emblée la réformer et revoir sa composition ?
3. La paix sociale à tout prix
Grèves, sit-in et conflits sociaux, la Tunisie n’a jamais connu autant de mouvements protestataires que durant les quatre dernières années. L’apaisement, nécessaire pour clore la phase de transition du processus démocratique, a été trouvé grâce aux négociations avec les centrales syndicales et à l’esquisse d’un nouveau contrat social. "Il n’y a pas de prospérité sans paix sociale durable", affirme Wided Bouchamaoui, présidente de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica).
Cependant, préserver l’équilibre du pays dépend surtout des solutions apportées à d’autres problèmes, dont les disparités sociales. C’est l’unique moyen de diminuer l’impact d’un discours identitaire qui, utilisé pour instrumentaliser certaines populations, a nettement clivé la Tunisie. La société civile devra elle aussi intervenir pour appeler au bon sens de chacun et opérer un rééquilibrage face aux appels partisans de certains partis politiques. Pour de nombreux observateurs, la paix sociale doit émaner d’une volonté commune des partis, du patronat, des syndicats et des simples citoyens.
4. À quand les bénéfices de la révolution ?
La Tunisie parviendra-t-elle à percevoir les dividendes de sa révolution ? Aux législatives, Ennahdha et ses alliés ont été sanctionnés pour leur gestion chaotique. C’est donc à l’aune de ses performances économiques que sera jugé le prochain gouvernement. La croissance est restée atone cette année – à peine 2,8 % selon le Fonds monétaire international -, même si la Tunisie s’en sort plutôt mieux que l’Égypte (2,2 %) par exemple.
Le climat d’incertitude politique explique l’attentisme des investisseurs. Un rebond aux alentours de 4 % est espéré en 2015, et les tensions sociopolitiques devraient s’apaiser quelque peu. Mais, selon l’économiste Mahmoud Ben Romdhane, "c’est à partir de 5 % de croissance que le chômage, qui touche 15,3 % de la population active, commencera à baisser". Et 330 000 emplois supplémentaires seront nécessaires en 2015-2019.
Nidaa Tounes, vainqueur aux législatives, entend faire progresser la croissance de 1 % par an, pour parvenir, en fin de mandat, à 8 %, un chiffre optimiste. Ce qui suppose un investissement de 125 milliards de dinars (54 milliards d’euros), supporté à 60 % par le secteur privé. Si ce scénario se réalise, 120 000 personnes pourraient trouver un emploi, le nombre de chômeurs étant de 608 000 aujourd’hui.
5. Sauver l’éducation et l’enseignement supérieur
C’est la mère de toutes les batailles. C’est aussi la plus périlleuse à mener. Les enseignements secondaire et supérieur tunisiens sont à revoir de fond en comble. Le pays compte environ 400 000 étudiants, mais, paradoxe insupportable : les "maîtrisards", diplômés du supérieur, ont deux fois et demie plus de "chances" de pointer au chômage que les jeunes sans qualification.
Le problème se situe à deux niveaux : l’employabilité (l’adéquation entre les formations proposées et les besoins du marché du travail) et la qualité. Même s’il existe encore des pôles d’excellence (écoles d’ingénieur, facultés de médecine), les universités tunisiennes sont absentes du Classement académique des universités mondiales de Shanghai, et très mal placées à l’échelle du monde arabe. Une remise à plat semble donc indispensable.
Elle ne peut cependant pas se limiter à une simple réflexion sur l’employabilité car, phénomène particulièrement inquiétant, on observe une radicalisation jihadiste dans le milieu estudiantin. C’est donc aussi la capacité de l’enseignement supérieur à former des citoyens qui doit être débattue. Seul un réformateur de la trempe d’un Mahmoud Messadi ou d’un Mohamed Charfi (ministres de l’Éducation respectivement après l’indépendance et entre 1989 et 1994) sera en mesure de l’imposer. Existe-t-il ?
6. Jeunesse : attention danger
Initiateurs du soulèvement de 2011, les moins de 30 ans représentent près de la moitié de la population, mais demeurent marginalisés : selon l’Organisation internationale du travail (OIT), leur taux de chômage avoisine les 28 %. La Constitution les consacre pourtant en tant que pilier essentiel du développement. Mais s’ils sont au coeur de tous les discours politiciens, ils ne sont que peu impliqués dans la vie publique et citoyenne, et ne sont jamais consultés sur les questions qui les concernent. "Après l’hyperenthousiasme de la révolution, il y a l’hyperdéception, c’est vrai, reconnaît l’ancien député Selim Ben Abdessalem.
Ce serait une énorme erreur de négliger les jeunes, mais il nous manque la capacité de les attirer." Désenchantée et sans perspectives d’avenir, la jeunesse est devenue un vivier pour les mouvements extrémistes. Outre les réformes de l’éducation, les gouvernants doivent également créer un nouveau socle de valeurs et organiser des services à destination de cette jeunesse.
7. La fiscalité, l’inévitable chantier
La réforme fiscale est devenue, depuis trois ans, l’un des serpents de mer de la politique tunisienne. Chacun convenant de sa nécessité, mais peu osant prendre le taureau par les cornes de peur de froisser leur électorat. La pression fiscale n’est pas harmonieuse. Elle pèse d’abord sur la classe moyenne et les catégories les moins aisées, assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée (impôt indirect qui produit environ 40 % des recettes fiscales).
L’impôt sur le revenu (IR), progressif, ne représente que 15 % des rentrées. Son recouvrement pose problème : il n’est garanti qu’auprès des salariés du public et du privé, car l’impôt est prélevé à la source, par l’employeur, et versé au Trésor public. Dans les autres catégories, la dissimulation des revenus s’apparente à un sport national. Le "régime forfaitaire", un prélèvement annuel initialement institué au profit des artisans et des petits commerçants, a vu son périmètre enfler démesurément, devenant une source d’abus considérables.
Il compte 395 000 assujettis, soit 60 % des contribuables, mais ne contribue qu’à 0,2 % des recettes fiscales du pays. Soixante-huit secteurs, dont la bijouterie, l’optique, la location de voitures et le commerce de produits paramédicaux, en seront exclus dès 2015. La lutte contre la contrebande et l’informel, qui mettent à genoux les finances de l’État et pénalisent les entreprises citoyennes, constituera l’autre défi à relever.
8. Diminuer les dépenses et privatiser ?
Pour calmer les revendications sociales, les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ont augmenté les salaires des fonctionnaires et recruté près de 70 000 personnes dans le secteur public. L’État a ainsi vu fondre ses ressources. À présent, le déficit budgétaire est de l’ordre de 4,139 milliards de dinars (1,8 milliard d’euros). "Une part de 70 % des recettes propres réservée aux dépenses publiques est en soi un indicateur de crise", reconnaît Hakim Ben Hammouda, ministre de l’Économie et des Finances.
Pour faire face aux dérives des finances publiques, le gouvernement Jomâa a imposé une révision des subventions accordées par la Caisse de compensation (notamment pour les produits énergétiques), augmenté l’assiette fiscale, mis fin au régime forfaitaire, créé des moyens de lutte contre l’évasion fiscale et le commerce parallèle. Il a pu maintenir le pays à flot en ayant recours à un emprunt national et à des crédits internationaux. Il n’empêche, un trou de 500 millions d’euros doit être comblé chaque mois.
Et la situation ne va pas s’améliorer : la productivité des entreprises publiques baisse (la production de phosphate a par exemple chuté de 60 % depuis 2010) et le secteur touristique peine à redémarrer. Moderniser les entreprises publiques pour relancer l’économie exige de fait une mise de fonds dont l’État ne dispose pas. Il pourrait envisager d’en privatiser certaines, notamment dans le cadre des réformes du secteur bancaire et de l’administration, deux chantiers prioritaires du prochain quinquennat.
9. Renouer avec les pays arabes
Bien plus qu’avec la France, l’Union européenne ou les États-Unis, qui ont accompagné la Tunisie pendant sa transition et qui devraient maintenir leur appui, c’est avec les pays arabes, dont les investissements seront indispensables à la réussite des grands projets, que le nouveau pouvoir devra resserrer les liens. Le chemin a été en partie balisé par le Premier ministre Mehdi Jomâa et son équipe. Lors de la tournée qui l’avait conduit aux Émirats arabes unis, en Arabie saoudite, au Qatar, au Koweït et à Bahreïn en mars, ce dernier s’était employé à réparer ce qui avait été abîmé et à dissiper les malentendus accumulés depuis trois ans.
Les rapports avec l’Algérie ont quant à eux connu une embellie spectaculaire, Alger apparaissant aujourd’hui comme l’allié essentiel de Tunis, notamment (mais pas seulement) en matière de lutte antiterroriste. Une normalisation avec Damas paraît inéluctable pour les mêmes raisons (les relations bilatérales avaient été rompues, de manière unilatérale, en avril 2012, par le président Moncef Marzouki).
Un impératif sécuritaire avant d’être une question idéologique : les Tunisiens forment l’un des premiers contingents de jihadistes étrangers en Syrie. Plus de 5 000 d’entre eux y combattent ou ont transité par ce pays, et près de 8 000 ont été interceptés, en Tunisie, avant leur départ. Ceux qui rentrent constituent une très grande menace pour la sécurité et la stabilité nationales, car ils pourraient être tentés de rejoindre les maquis du mont Chaambi.
Symbole de l’unité nationale, le président élu aura la lourde tâche d’affermir la cohésion des Tunisiens. Ce principe élémentaire, énoncé par l’article 72 de la Constitution, ne va plus de soi aujourd’hui. Petit pays de 11 millions d’habitants, homogène linguistiquement et culturellement, héritier d’une histoire trois fois millénaire, la Tunisie est fracturée comme jamais. La révolution de janvier 2011, partie de Sidi Bouzid, avait souligné le fossé entre les régions intérieures délaissées et le littoral.
Les élections du 23 octobre 2011 avaient mis en évidence le clivage entre islamistes et tenants d’un État séculier. Rien n’est résolu, bien au contraire. La récente campagne présidentielle, qui s’est déroulée dans une ambiance délétère, sur fond d’insultes, d’invectives, d’anathèmes et de stigmatisation de l’adversaire, a réveillé les antagonismes régionaux que l’on croyait apaisés – à défaut d’être complètement éteints – et monté deux Tunisie l’une contre l’autre. D’un côté, celle du Sud, qui plébiscite Moncef Marzouki. De l’autre celle du Nord, favorable à Béji Caïd Essebsi. Le nouveau président devra donc d’abord endosser le costume du rassembleur pour réconcilier les Tunisiens.
11. Plus d’autonomie régionale
Inscrite dans la Constitution, la décentralisation des institutions et de la prise de décision invite à revoir le fonctionnement de l’État. Avec des municipalités, régions et districts dotés d’une personnalité juridique ainsi que d’une autonomie administrative et financière, les services locaux seront gérés selon le principe de la libre administration, via des conseils élus tenant compte des règles de parité et de représentativité des jeunes.
Cependant, l’État ne se désengagera pas totalement. Le Conseil supérieur de décentralisation, chargé de répartir les ressources et les responsabilités, outre son rôle de régulateur, définit les niveaux de décentralisation avec un droit de regard sur les projets de loi relatifs au plan, au budget et à la finance locale. Pour ce faire, "les niveaux de décentralisation doivent être clairement définis", précise Nabil Othmani, chargé des collectivités locales, de la planification et du suivi.
Passer d’un système centralisé à une gestion locale est une réforme majeure exigeant des moyens financiers. Or les instances locales, tributaires du budget alloué par l’État, n’en disposent pas. Pour s’assurer une autonomie financière, elles devront lever des fonds propres, au risque de recourir à la taxation et à une survalorisation de leurs services. Autre enjeu : développer une culture de la participation citoyenne, jusqu’ici totalement méconnue.
12. Dans les mosquées, pas de politique
Il a suffi de quelques semaines, après la chute de Ben Ali, pour que près de 1 000 mosquées – sur les 5 000 que compte le pays – échappent au contrôle de l’État et passent sous celui d’imams et de groupes radicaux, offrant autant de tribunes aux extrémistes pour appeler à la violence et à la haine, voire pour embrigader les jeunes candidats au jihad. Certes, le gouvernement Mehdi Jomâa a mis le holà aux dérives et repris en main le réseau des lieux de culte, mais le fait religieux est devenu incontournable et le conservatisme du pays s’est confirmé.
Rompre avec le système de contrôle imposé par Ben Ali pour passer à un accompagnement conforme à la Constitution implique que les gouvernants revoient les fondamentaux en instituant une sécularisation du sacré et en définissant le cadre opérationnel de l’islam par rapport à l’État. Dans la pratique et dans l’immédiat, il s’agit de remettre bon ordre dans les rangs des imams, qui continuent de véhiculer des discours politiques malgré l’interdiction.
Ce qui nécessite un meilleur encadrement des théologiens à travers des formations en prise avec les réalités de la Tunisie, et une veille du contenu véhiculé par les écoles coraniques en coordination avec le système éducatif. Nombreux sont ceux qui souhaitent rétablir l’aura de l’université de la Zitouna, pour faire d’un islam modéré à la tunisienne un contrepoids aux discours des radicaux.
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