Corruption à la Fifa : les deux visages de « tonton Blatter »
La Fifa est visée par de graves accusations de corruption. Mais force est de reconnaître que son président qui, à 79 ans, vient d’être reconduit pour un cinquième mandat, a aussi beaucoup fait pour développer le « sport roi » en Afrique. Et ses dirigeants ne l’oublient pas.
Sans surprise, l’élection du nouveau président de la Fifa, le 29 mai, a vu Joseph Blatter rempiler pour un cinquième mandat. De fait, on ne voyait rien qui pouvait empêcher Joseph Blatter d’être reconduit. Pas même le fâcheux épisode du 27 mai révélé par le New York Times. La descente de la police suisse à l’hôtel Baur au Lac, à Zurich, où les membres de l’institution ont leurs habitudes ? L’interpellation au saut du lit de dirigeants soupçonnés de corruption ? Presque de la routine, disent les mauvaises langues. Elles exagèrent, mais il est vrai que l’institution est depuis très longtemps la cible des critiques les plus virulentes.
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Les responsables de la Fifa concernés font l’objet d’une enquête concernant l’attribution de plusieurs Coupes du monde, ainsi que les droits télé et le marketing. On parle de "racket", de "blanchiment"… Les interpellés sont tous membres de la Concacaf, la confédération couvrant l’Amérique du Nord, l’Amérique centrale et les Caraïbes. Ils devraient être extradés vers les États-Unis. Blatter n’est pas personnellement visé, mais ce nouvel accroc ne contribuera pas à redorer le blason de l’institution qu’il dirige depuis 1998. Quoi qu’il en soit, la Confédération africaine de football (CAF) lui a officiellement renouvelé sa confiance, tout en laissant à ses membres leur liberté de vote.
Autocrate
Joseph Blatter est membre de l’institution depuis 1975. Il fut tour à tour directeur des programmes de développement puis secrétaire général (1981) et directeur exécutif (1990), avant de s’installer, en 1998, dans le fauteuil présidentiel qu’occupait depuis 1974 le Brésilien João Havelange. Le prince jordanien Ali Bin al-Hussein, son seul adversaire depuis le retrait du Néerlandais Michael Van Praag et du Portugais Luis Figo – pourtant soutenus par l’UEFA de Michel Platini -, savait que ses chances de l’emporter étaient minces. Si Blatter, que ses détracteurs dépeignent comme un autocrate fou de pouvoir régnant sur un système corrompu jusqu’à la moelle, domine depuis si longtemps le foot mondial, il le doit en partie à l’indéfectible soutien des pays africains. Et tout le monde sait que ce soutien pèse lourd. La Fifa regroupe 209 fédérations nationales. Cinquante-quatre d’entre elles sont africaines.
"L’Afrique sera très majoritairement derrière Blatter, annonce le Français Jérôme Champagne, ancien vice-secrétaire général, qui fut contraint au mois de février de retirer sa candidature à la présidence. Il est très apprécié sur ce continent pour plusieurs raisons. La première est que, grâce à lui, celui-ci a eu pour la première fois l’honneur d’organiser une Coupe du monde – c’était en 2010, en Afrique du Sud. La deuxième est qu’il a accru le nombre des sélections africaines en phase finale. Et la troisième, qu’il a multiplié les programmes de développement qui ont permis aux fédérations de construire des sièges et des centres techniques dignes de ce nom, de professionnaliser les ligues, etc. En 2003, c’est lui qui a mis en place la mesure sur les joueurs binationaux [qui permet à un joueur d’opter pour la sélection de son choix, même s’il a joué pour une autre sélection dans les compétitions de jeunes]. Lui encore qui a fait en sorte qu’un club africain formateur touche une indemnité représentant en théorie 5 % du montant du transfert de son joueur. Blatter va devoir à présent rééquilibrer le comité exécutif, où ne siègent que quatre Africains contre huit Européens, alors que les deux confédérations comptent presque le même nombre de fédérations. Il devra aussi aider le continent à se doter de davantage de pelouses artificielles et à réformer un système économique qui favorise les plus riches."
Le "tonton suisse"
Tout cela a évidemment contribué à la popularité de Blatter chez les décideurs du foot africain. Président de la Fédération de RD Congo et fraîchement élu au comité exécutif, Constant Omari juge par exemple "largement positive" son action en Afrique. "Il a, dit-il, contribué à combler une partie du fossé qui séparait le foot africain du foot européen ou sud-américain. Grâce à l’argent de la Fifa, les structures ont pu être améliorées." Lors d’une récente interview à la chaîne égyptienne Nile Sports, Blatter a même encouragé les pays africains qui en ont la possibilité à faire acte de candidature à l’organisation de la Coupe du monde 2026. Il a cité l’Égypte, le Maroc, le Ghana et l’Afrique du Sud. "Ce n’était pas une phrase en l’air, poursuit Omari. Blatter est à l’écoute du continent. Et celui-ci a prouvé en 2010 qu’il pouvait organiser une telle compétition."
Mais la politique africaine de "tonton Blatter", comme on le surnomme, a aussi des côtés obscurs. Grand spécialiste du continent (il fut le sélectionneur du Bénin et du Burkina), l’entraîneur belge René Taelman n’y va pas avec le dos de la cuillère dans le magazine So Foot. Blatter ? C’est "le tonton suisse qui vient donner des enveloppes". Une manière ironique de reprendre à son compte les soupçons de corruption et de clientélisme qui pèsent sur le système.
"Le fait que Blatter soit majoritairement soutenu par les Africains ne m’étonne pas du tout, grince Joseph-Antoine Bell, l’ancien gardien de buts des Lions indomptables camerounais. Hayatou est là depuis 1988 et son prédécesseur [l’Éthiopien Ydnekatchew Tessema] était resté en place de 1972 à 1987. Et c’est la même chose à la Fifa. Les Africains connaissent encore mal la démocratie. Ils considèrent que la présidence est une rente à vie. Blatter a vite compris le truc. Il a enrichi la Fifa et redistribué une partie de l’argent aux fédérations africaines. Le problème est que les dirigeants en question n’en ont pas fait grand-chose."
L’Afrique choyée par la Fifa
Il est certain que la Fifa n’est pas toujours très regardante quant à l’utilisation qui est faite de la manne qu’elle distribue. "Il est arrivé que des ministres des Sports ne soient même pas informés qu’elle versait de l’argent aux fédérations. L’Afrique est le continent où la Fifa a le plus investi ces dernières années, et c’était nécessaire. Il y a eu des résultats positifs, mais le problème est que personne ne sait au juste où vont ces fonds", regrette le Suisse Guido Tognoni, ancien chef de la division des compétitions de la fédération internationale. Omari ne nie pas ces dérives, mais estime que la vigilance s’est accrue. "L’ombre de la corruption plane, explique-t-il. Il n’est donc guère étonnant que des présidents de fédération soutiennent Blatter sans réserve. C’est un jeu très politique, et le président de la Fifa, qui ne fait jamais rien au hasard, est dans son rôle, même s’il est réellement attaché au continent." La réciproque, on l’a vu, est vraie. Le monde du foot n’a pas oublié l’affront fait à Hayatou, candidat à la présidence de la Fifa en 2002 et bien incapable d’empêcher le Suisse de conserver son fauteuil. "Hayatou avait annoncé sa candidature à Paris et pas à Bamako alors que la CAN 2002 avait lieu au Mali, se souvient Bell. Les Africains n’avaient pas apprécié et avaient majoritairement voté Blatter."
Depuis, les relations se sont normalisées. Les deux hommes ont besoin l’un de l’autre. Fin politique, Blatter laisse faire quand Hayatou abroge la règle qui fixait une limite d’âge pour présider la CAF. Il préfère voir à la tête du foot africain quelqu’un qu’il connaît et contrôle plutôt qu’un homme nouveau. Ils ne s’aiment pas beaucoup mais ils font comme si. "En 2002, dit encore l’ex-Lion indomptable, Blatter ne pensait pas que Hayatou se présenterait contre lui. Il a été déçu par ce manque de loyauté, mais c’est un homme intelligent et calculateur, alors il a mis l’épisode de côté. Depuis, leur relation repose sur une base très politicienne. Quelque part, elle est même assez négative, mais ils ont des intérêts communs à préserver."
Bref, Blatter et son fan-club africain peuvent dormir tranquilles : leur idylle a encore de beaux jours devant elle.
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