Tabarka, la belle endormie

Capitale de la région la plus pauvre du pays, la « Cité du corail » joue la carte du tourisme culturel. Avec des résultats prometteurs.

Publié le 7 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

Le Nord-Ouest est l’une des régions tunisiennes les plus déshéritées. Le revenu par habitant y est plus faible qu’ailleurs. Et les taux d’analphabétisme et de chômage sont supérieurs de plusieurs points aux moyennes nationales (respectivement 25 % et 15 %). Principale activité de la région, l’agriculture ne suffit pas à satisfaire les besoins de la population, et les hommes sont souvent contraints de chercher du travail ailleurs. De même, pour venir en aide à leurs parents, de nombreuses jeunes filles travaillent comme domestiques dans la capitale. Le cinéaste Nouri Bouzid a évoqué leur triste quotidien dans Poupées d’argile, son dernier film.
Paradoxalement, la région de Tabarka dispose de ressources importantes. Ses plaines fertiles et ses montagnes couvertes de chênes-lièges et de pins d’Alep… Ses barrages et ses plages de sable fin… Ses côtes poissonneuses, ses récifs coralliens et ses ruines antiques (Dougga, Bulla Regia, Chemtou)… Mais ces atouts restent largement inexploités.
Construite à la fin du XIXe siècle par des colons français et italiens sur l’emplacement d’un antique comptoir phénicien, Tabarka, 25 000 habitants, est située au fond d’un golfe dont un vieux fort génois édifié sur un îlot surveille l’entrée, telle une sentinelle… Toute la côte entre le cap Roux, près de la frontière avec l’Algérie, et le cap Nègre, vers Bizerte, est superbe avec ses falaises battues par les vagues, ses criques et les monts de Khroumirie, à l’arrière-plan. C’est le paradis des pêcheurs, des baigneurs et des amateurs de plongée sous-marine. Hélas ! Tabarka est difficilement accessible par la route, presque enclavée. Du coup, elle a longtemps été délaissée, tant par les pouvoirs publics que par les investisseurs privés.
Entre 1972 et 1980, un festival de jazz avait pourtant permis à la ville d’accéder à une certaine notoriété internationale. Le promoteur de l’opération n’était autre que Lotfi Belhassine, le futur fondateur du Club Aquarius et d’Air Liberté. Alliant divertissement et réflexion (« Je ne veux pas bronzer idiot »), le concept avait séduit la génération de Mai 68. Le festival de Tabarka réunissait des sommités intellectuelles comme Louis Aragon, Jacques Berque, Jean Lacouture ou Edgar Morin ; et des stars mondiales du swing, jazz and blues : Joan Baez, Claude Nougaro, Miles Davis, Keith Jarrett, Charlie Mingus, Dizzy Gillespie… « Les festivaliers habitaient dans des paillotes au confort sommaire, mais ils étaient heureux de pouvoir discuter avec les penseurs à la mode et, le soir, d’assister à des concerts haut de gamme », raconte un témoin de cet « âge d’or ». Inquiet de la « dérive gauchiste » du festival, le pouvoir ne tarda pas à y mettre le holà. À partir de 1980, la « Cité du corail » et son festival entrèrent dans un profond sommeil qui durera près de dix ans.
En mars 1988, lors d’un Conseil ministériel, le président Zine el-Abidine Ben Ali, contre l’avis de la majorité des membres de son gouvernement, prit la décision de faire construire un aéroport à Tabarka. « À l’époque, les promoteurs arguaient de l’enclavement de la région pour justifier leur refus d’y investir. Aussitôt mise à exécution, la décision présidentielle a incité la plupart des grands hôteliers du pays à construire des unités à Tabarka », raconte Jilani Daboussi, maire de la ville et ancien député du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti au pouvoir. L’aéroport a été inauguré en 1992. Il peut accueillir 250 000 visiteurs par an.
Aujourd’hui en pleine expansion, la station touristique dispose de dix-huit hôtels d’une capacité totale de cinq mille lits, d’un port de plaisance et d’une marina (Porto Corallo), de deux parcours de golf, d’un théâtre de plein air édifié dans une vieille basilique et de nombreux centres de plongée sous-marine, de thalassothérapie, de thermalisme, d’équitation, etc. Deux nouveaux hôtels devraient être inaugurés cet été : Itropica (400 lits) et Résidence Sami (32 lits). D’ici à la fin de l’année prochaine, la capacité de la station sera portée à sept mille lits. Mais pour atteindre son seuil optimal d’exploitation, celle-ci devrait dépasser 10 000 lits. Ce ne sera pas avant plusieurs années. En attendant, l’Office national du tourisme tunisien (ONTT), les autorités locales et les hôteliers devraient multiplier les opérations de promotion en vue d’assurer une bonne exploitation des infrastructures existantes. Ce qui est loin d’être le cas actuellement.
Pendant la haute saison touristique, de juin à septembre, les hôtels affichent généralement complet. Ce surbooking s’accompagne d’une douce pagaille, mais personne ne s’en plaint. Ce regain d’activité permet aux chômeurs de trouver un emploi saisonnier, et aux commerçants d’accroître leurs recettes. Pendant le reste de l’année, c’est une autre histoire. La moyenne annuelle d’occupation des hôtels est l’une des plus faibles du pays : 40 %, contre 60 %, par exemple, à Djerba. Et douze ans après son inauguration, l’aéroport fonctionne encore au ralenti. En 2003, il a accueilli environ 50 000 passagers, soit le cinquième de sa capacité. Les autorités tablent cette année sur 80 000 entrées, grâce notamment à l’ouverture de nouvelles lignes de la compagnie nationale Tunisair. Mais comment attirer davantage de touristes vers Tabarka ?
Daboussi croit avoir trouvé la solution : renouer avec la tradition du « tourisme festif » qui a fait la renommée de la station. De fait, depuis son élection à la tête du conseil municipal, en 2000, ce médecin natif de la ville a multiplié les occasions de faire la fête. Tabarka compte aujourd’hui quatre festivals de musique consacrés au jazz, à la world music, au raï (proximité avec l’Algérie oblige) et à la musique latino. Résultat : dans les hôtels, le nombre des nuitées a augmenté en 2003 de 6 % par rapport à 2001, année pourtant exceptionnelle. Pendant la même période, les autres régions du pays ont enregistré une baisse moyenne de 14 %.
L’organisation des quatre festivals revient globalement à 1 million de dinars (environ 700 000 euros). Elle est financée par les hôteliers par le biais d’une taxe de 1 % sur leur chiffre d’affaires. Les retombées commerciales sont estimées à 25 millions de dinars (18 millions d’euros), soit près du tiers de l’économie locale. Comment ce montant est-il calculé ? « En extrapolant à partir des recettes communales, explique le maire. Celles-ci proviennent de la taxe sur les collectivités locales (0,2 % du chiffre d’affaires des entreprises commerciales) et de la taxe hôtelière (2 % des recettes des hôtels). »
Résolu à jouer à fond la carte du tourisme culturel, Tabarka va se doter d’une Cité des arts et des lettres, actuellement en cours de construction en bord de mer, à quelques pas du centre-ville. L’ouvrage, qui sera ouvert au public en 2005, sera constitué d’un théâtre de plein air de 6 500 places, d’une salle couverte de 2 500 places, qui permettra d’organiser des représentations artistiques pendant toute l’année, d’une galerie d’exposition et de divers espaces récréatifs. « Nous avons acheté le terrain à la société tuniso-saoudienne [Montazah Tabarka] qui gère la zone touristique. Le président Ben Ali nous a fait un don de 500 000 dinars [360 000 euros], et cet engagement présidentiel nous a permis de réunir les fonds nécessaires à la réalisation du projet, soit 3 millions de dinars », explique Daboussi.
Monsieur le maire caresse un autre rêve : reconstituer sur un terrain de 3 000 m2 une sorte de centre-ville génois inspiré de l’architecture traditionnelle de la célèbre cité italienne. Une manière de restituer à Tabarka un pan de son histoire méditerranéenne : entre 1549 et 1731, la ville a en effet été dominée par une famille génoise, les Lomellini. Les plans sont presque prêts, et Jilani Daboussi espère intéresser des bailleurs de fonds européens et, surtout, italiens au financement de son projet. Mais si le Palais de Carthage apporte de nouveau sa contribution, ce ne sera pas de refus.

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