Saddam Hussein, une tragédie arabe
L’enfance d’un chef On ne sait pas grand-chose de l’enfance de Saddam Hussein. Un prince héritier est suivi de façon continue, mille fois peint ou photographié, ses moindres faits et gestes sont enregistrés ; un petit garçon que rien ne prédestine à un destin exceptionnel grandit dans l’anonymat. Officiellement, Saddam est né le 28 avril 1937 à Al-Awja. Mais, à l’époque, dans ce petit village sunnite près de Tikrit, l’état civil est une notion floue. « Après l’avoir soigné et examiné à maintes reprises pendant plus de vingt ans, je suis persuadé qu’il avait au moins quatre ans de plus », écrira bien plus tard Ala Bashir, son médecin personnel1. D’autres chefs d’État, tel Kim Il-sung, ont profité de l’imprécision des dates pour s’inventer des naissances quasi miraculeuses, sous des conjonctions astrales exceptionnelles. Pas Saddam. Il est vrai que la tâche eût été difficile, tant ses origines sont modestes. Son père, Hussein al-Majid, semble avoir disparu très tôt. Est-il mort (c’est la version officielle) ? A-t-il abandonné femme et enfants, comme certains le prétendent ? Rien n’est sûr. La mère, Subha, se remarie avec un certain Hassan al-Ibrahim, dit « Hassan le menteur », un homme fruste et brutal, et donne à Saddam trois demi-frères, Sabawi, Barzan et Watban. La saga familiale commence.
Le futur dictateur grandit dans la plus grande pauvreté, ce qui amène cette précision involontairement drôle du même Ala Bashir : « Ses parents ne pouvaient même pas lui offrir de sous-vêtements. » Après Hassan le menteur, Saddam le va-nu-pieds, le tout nu ? Il est possible que rancur, frustration et complexe d’infériorité – à quoi s’ajoute l’absence du père – se soient alors accumulés dans l’âme du futur dictateur, formant un mélange explosif qui expliquerait à la fois les rêves de grandeur, la méfiance, le caractère impitoyable, le tout lié – selon certains de ses proches – à une certaine forme de timidité. Quoi qu’il en soit, le jeune garçon ne va pas à l’école. Il n’apprendra à lire et à écrire qu’à l’adolescence, lorsqu’il ira vivre chez son oncle maternel, Khairallah Tulfah, à Tikrit. Il est alors l’élève le plus âgé de sa classe. Ce détail est peut-être significatif. On peut concevoir qu’il ravive le complexe d’infériorité et aussi, peut-être, qu’il instaure la tentation de régler tous les différends par la force brute
L’irrésistible ascension Khairallah, ayant obtenu un poste d’enseignant à Bagdad, y emmène son neveu. Plus tard, il lui donnera sa fille, ce qui rendra Saddam encore plus dépendant du clan. Après la fin de ses études secondaires, le jeune homme rejoint une cellule clandestine du Baas. Le 7 octobre 1959, il fait partie d’un groupe qui échoue dans une tentative d’assassinat du général Kassem, l’homme fort du régime. Il est blessé lors de cette opération, où il n’a finalement joué qu’un rôle subalterne – ses services de propagande feront de lui le personnage central et le héros de l’affaire. L’épisode de la balle logée dans la jambe et qu’il extrait lui-même à l’aide d’une lame de rasoir est resté fameux. Son médecin écrit : « Il me rappelait souvent cette histoire quand il avait besoin de soins médicaux qui pouvaient se révéler dangereux. – Ne vous faites pas de souci, je supporte la douleur, avait-il coutume de dire en souriant. »
Saddam en fuite traverse l’Euphrate à la nage, se réfugie d’abord parmi des Bédouins – c’est, littéralement, sa traversée du désert -, puis réussit à gagner Damas. Il y reste trois mois et y fait la connaissance de Michel Aflaq, l’un des deux fondateurs du Baas. Le jeune Irakien devient alors membre à part entière du parti. Pourquoi ? Curieusement, cette simple question n’est jamais posée dans les biographies ou les articles consacrés à Saddam. Or elle mérite qu’on s’y arrête puisqu’elle déterminera toute la « carrière » de l’homme. Il semble qu’on puisse expliquer ainsi son adhésion aux idées d’Aflaq : jusqu’alors, la politique en Irak consistait à s’appuyer sur une puissance extérieure, le Royaume-Uni dans le cas du roi Fayçal, l’URSS dans le cas de Kassem. Rien de très enthousiasmant pour les Irakiens, nostalgiques de l’empire des Abbassides, qui ne dépendait de personne. Le Baas proposait, lui, une idéologie purement arabe – encore qu’influencée par le socialisme et par certains aspects du fascisme. Ce caractère « endogène » de l’idéologie la rendait plus facile à adopter par les masses, plus facile à « vendre ». Il se peut que Saddam en ait eu la prémonition, ce qui ferait de son baasisme un choix très opportuniste. L’hypothèse n’est pas absurde. Le même homme, ostensiblement laïc et progressiste, ne se découvrira-t-il pas fort opportunément musulman au moment où il lui faudra demander le sacrifice suprême à la jeunesse de son pays, en guerre contre l’Iran ? Il fera ajouter au drapeau irakien le takbir (Allahu akbar), qui y figure encore aujourd’hui, personne n’ayant osé « désaddamiser » sur ce point. Ce va-et-vient hésitant entre idéologie moderniste et repli sur la religion est un élément constant de la tragédie arabe.
Mais on n’en est pas encore là. Après son escale damascène, le jeune homme part pour Le Caire. Il y entame des études de droit (!), mais les abandonne pour rentrer en Irak, après la révolution du 8 février 1963 : le général Kassem est renversé par des groupes baasistes commandés par le général Aref, qui a à ses côtés le général Ahmed Hassan al-Bakr, cousin germain de Khairallah Tulfah, l’oncle et père adoptif de Saddam. Famille, quand tu nous tiens
Cependant, Aref se retournera contre le Baas et, dès 1964, jette certains de ses cadres en prison. Parmi eux, Ahmed Hassan al-Bakr et le jeune Saddam. Pour donner une idée du climat qui régnait à l’époque, notons que Kassem affirmait avoir été personnellement au courant de vingt-neuf tentatives de coup d’État pendant ses trois premières années au pouvoir Et la suspicion généralisée est parfaitement illustrée par la « philosophie » qu’expose alors un haut gradé : « Je pars du principe que tous les hommes sont mauvais et malhonnêtes jusqu’à ce qu’ils aient prouvé le contraire. » Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que chacun se replie sur sa tribu ou son clan, et qu’on ne fasse plus confiance qu’à ses proches. Peut-être ne faut-il pas chercher plus loin la survivance de la asabiyya (« esprit de corps ») des Bédouins au temps des avions à réaction et des centrales nucléaires. Encore un aspect de la tragédie arabe.
Abdel Salam Aref périt dans un accident d’hélicoptère en 1966, et son frère, Abdel Rahman, lui succède. Le peu de prestige dont il jouit s’évanouit à l’issue de la guerre des Six-Jours. Le Baas revient au pouvoir – à la faveur d’un coup d’État, bien entendu – le 17 juillet 1968. Il devient le parti le plus puissant et le mieux structuré de la région. Saddam s’y occupe des services de sécurité et est également vice-président du Bureau révolutionnaire. Il faut dire que c’est son oncle par alliance, Ahmed Hassan al-Bakr, qui est le nouveau président du pays Aidé par sa « tribu », constituée de sa famille proche, de ses nombreux cousins et alliés et des natifs de Tikrit, Saddam élimine peu à peu ses rivaux et devient vice-président de la République en 1971. Le Baas, omniprésent, omnipotent, devient un instrument à son service. D’un pouvoir collégial, on passe peu à peu à un despotisme absolu, même si le Conseil de commandement de la Révolution, censé détenir le pouvoir, fonctionne toujours. Saddam, l’homme fort de l’Irak, se donne le titre de général honoraire, lui dont l’armée n’avait pas voulu quand il était jeune homme. C’est une belle revanche. Ce n’est qu’un début.
Les Dix Glorieuses 1971-1980 : c’est la grande époque de Saddam, celle des constructions et des réalisations, celle qui lui assurera prestige et reconnaissance, chez lui et à l’étranger. En 1972, il nationalise les compagnies pétrolières, qui étaient jusque-là aux mains d’étrangers. Les revenus de l’or noir sont investis sur place, au lieu de prendre le chemin des banques suisses ou des Bourses occidentales. L’Irak connaît un essor sans précédent. L’économie et l’industrie sont modernisées et développées. Dix mille villages sont électrifiés. La santé, la protection sociale, l’éducation sont portées à des niveaux inconnus dans le monde arabe. L’État lance une « Campagne nationale pour l’éradication de l’illettrisme ». L’école devient gratuite et obligatoire pour les garçons et les filles. L’urbanisme est florissant – Saddam n’a pas oublié Nabuchodonosor et les immenses travaux que celui-ci fit réaliser à Babylone. La tolérance religieuse est un modèle, non seulement pour le monde musulman, mais pour le monde entier : un chrétien est plus sûr de sa vie à Bagdad qu’à Belfast. En 1979, à 42 ans, il remplace Ahmed Hassan al-Bakr à la présidence de l’Irak. Il est à l’apogée de sa gloire. Il pourrait devenir ce calife laïc dont rêvait Lawrence d’Arabie, qui dirigerait un État arabe s’étendant des rives du Nil à celle de l’Euphrate.
Détail : le Nil et l’Euphrate sont les deux lignes bleues qui encadrent l’étoile de David sur le drapeau israélien.
Certains disent qu’il s’agit du Nil et du Jourdain. Peu importe : dans les deux cas, Saddam est un cauchemar, vu de Tel-Aviv. Qui a détruit le premier Temple, en 587 avant J.-C. ? Nabuchodonosor, son lointain prédécesseur. La tragédie arabe de Saddam, c’est aussi cela : porter le poids d’une Histoire faite par d’autres, en l’occurrence un roi de Babylone qui n’avait rien à voir avec les tribus bédouines du Nadjaf dont sortiront le prophète Mohammed et la langue du Coran. La descendance de Nabuchodonosor sera balayée en 539 avant J.-C. par Cyrus le Grand, roi des Perses et des Mèdes, qui s’emparera de toute la Mésopotamie et délivrera au passage les Hébreux L’Histoire devra-t-elle se répéter ?
Celui que les dieux veulent détruire En septembre 1980, Saddam Hussein se lance à l’assaut de l’Iran de Khomeiny. Il se donne trois objectifs : occuper la totalité du Chatt al-Arab (littéralement : « le rivage des Arabes »), c’est-à-dire le delta du Tigre et de l’Euphrate ; faire du « golfe Persique » un golfe purement arabe, en chassant les Iraniens des îlots qui contrôlent l’accès au détroit d’Ormuz ; s’emparer du Khouzistan, cette province iranienne riche en pétrole et dont une partie de la population parle arabe. Les péripéties de la guerre entre l’Irak et l’Iran sont connues. Attaques et contre-attaques se succèdent. Des centaines de milliers de jeunes gens trouvent la mort. D’autres seront gazés ou mutilés. Les vagues humaines iraniennes, faites d’adolescents qui se sacrifient, une petite clé du paradis made in Taiwan autour du cou, compensent la supériorité matérielle de l’Irak, armé par les États-Unis, la France et l’URSS. Les bombardements aux gaz toxiques sont suivis par une guerre de tranchées qui s’enlise et engloutit les ressources des deux pays Un officiel israélien confiera : « C’est un vrai délice que de voir ces deux ennemis mortels de mon pays se détruire mutuellement. » Un Palestinien, désabusé, dira : « Je ne savais pas que le chemin de Jérusalem passait par Téhéran. »
Le calife laïc rejoue la lutte millénaire entre Perses et Arabes. Il ne voit pas un détail fondamental : cette fois-ci, ce sont d’autres, l’Occident, Israël, les marchands d’armes, qui en profitent. Pendant huit ans, la guerre est sanglante et acharnée. Elle ne débouche sur rien. Saddam Hussein ne réalise aucun de ses objectifs. Épuisés, les deux pays signent l’armistice en 1988. Khomeiny déclare qu’elle lui fait l’effet d’une coupe de poison. Saddam, lui, célèbre « la victoire »2. La tragédie arabe, c’est aussi cela : l’incapacité de certains dirigeants à affronter la réalité telle qu’elle est.
La chute « Celui que les dieux veulent détruire, ils le privent d’abord de son bon sens. » Il est probable que Saddam ne connaissait pas cette phrase d’Euripide. Sinon, aurait-il envahi le Koweït, ce funeste 2 août 1990, deux ans après la fin de sa ruineuse guerre contre l’Iran ? Sa décision a peut-être été influencée par un incident curieux, qui, à ce jour, n’est pas entièrement élucidé. Le président irakien reçoit l’ambassadrice des États-Unis, April Glaspie, et suggère (semble-t-il) qu’il est sur le point d’annexer le Koweït, lequel n’est pour lui qu’un morceau de la patrie arabe arraché par l’impérialisme britannique, qui en a fait un État fantoche. Glaspie répond que les États-Unis sont neutres en ce qui concerne les différends frontaliers entre les pays arabes. Saddam interprète la réponse de l’ambassadrice comme un feu vert. Diverses théories du complot ont fleuri à partir de là. Le raïs est-il tombé dans un piège ? Ou bien, a-t-il mal compris ce que lui disait Glaspie ? Les historiens trancheront un jour. Quoi qu’il en soit, le maître de Bagdad lance ses troupes contre le petit émirat, qu’elles conquièrent sans coup férir.
Saddam croyait-il vraiment que le monde allait accepter le fait accompli ? L’ONU autorise la guerre du Golfe (1990-1991). La tragédie arabe est complète : c’est le divorce entre les opinions publiques, majoritairement favorables au nouveau Nasser, et les régimes, qui soutiennent la légalité internationale – il ne faut quand même pas oublier que le Koweït est membre à part entière de la Ligue arabe. La guerre se termine par la défaite de l’Irak. Cependant, les forces de la coalition (trente-quatre États, dont plusieurs arabes) préfèrent « contenir » le régime irakien plutôt que de risquer de déstabiliser la région ; ainsi, Saddam reste au pouvoir.
Encore un incident cocasse mais révélateur : avant le déclenchement des hostilités, Saddam décide de mettre sa flotte aérienne en sécurité en Iran. Confier ses armes à son pire ennemi, il faut quand même le faire. « Celui que les dieux veulent détruire » Mais d’un point de vue « tribal », cela se comprend. « Moi contre mon frère, moi et mon frère contre mes cousins, moi, mon frère et mes cousins contre le reste du monde », dit le proverbe. Mais cela avait cours à l’époque des Bédouins. Les Iraniens, d’abord éberlués, ne rendront pas les avions.
Le reste est connu. Un blocus économique (ou embargo) est mis en place pendant douze ans, de 1991 à 2003, mais la révolte populaire censée renverser Saddam ne se concrétise pas. Au contraire, le maître de Bagdad mate dans le sang l’insurrection des chiites du Sud. Seul le Kurdistan irakien, dans la partie nord du pays, échappe à son pouvoir grâce à la protection des États-Unis. Ceux-ci finissent par perdre patience – il y a eu entre-temps le 11-Septembre. Le 20 mars 2003, les États-Unis et leurs alliés (principalement le Royaume-Uni) attaquent l’Irak, sans l’aval de l’ONU. Bagdad tombe le 9 avril. Saddam entre dans la clandestinité. En octobre 2004, un rapport officiel américain conclura que son régime ne possédait pas d’armes de destruction massive. Entre-temps, George W. Bush et son équipe ont changé d’argumentaire : le renversement du régime irakien n’était que la première étape de la démocratisation du Moyen-Orient. Dans le monde entier, c’est le scepticisme qui prévaut.
Tout cela est connu. Ce qu’on ne connaît pas, en revanche, c’est la réponse à une question fascinante : s’il y avait bien un homme sur terre qui savait, de science certaine, qu’il ne possédait pas d’armes de destruction massive, c’était bien Saddam ; alors pourquoi, lorsque la guerre était imminente, n’a-t-il pas simplement ouvert tous ses sites, y compris ses palais, à l’inspection de la commission ad hoc ? Son attitude est tout simplement inexplicable. Pourquoi choisir de tout perdre ? C’est un autre aspect de la tragédie arabe : le caractère irrationnel des lubies de dictateurs décidant seuls. Aucune démocratie parlementaire n’aurait pu accepter la destruction totale de son propre État pour couvrir une fiction. On a dit que Saddam considérait que son honneur était en jeu et qu’il ne pouvait se permettre de perdre la face. Moyennant quoi il sera découvert après plusieurs mois de cavale dans un trou, dans la nuit du 13 au 14 décembre 2003, extirpé, exhibé, les cheveux sales et la barbe hirsute. Et c’est littéralement qu’il a perdu la face, devant des centaines de millions de téléspectateurs.
L’ouverture de son procès a lieu à Bagdad au début du mois de juillet 2004. C’est un tribunal d’exception qui le jugera pour génocide, crime contre l’humanité et crimes de guerre. Deux ans plus tard, l’ancien raïs, qui se considère toujours comme le président de l’Irak, est condamné à mort pour son rôle dans l’affaire de Dujail. Il est pendu au petit matin le 30 décembre 2006. Le jour même de l’Aïd al-Adha, la fête du Sacrifice, la plus importante du calendrier musulman.
L’autre vérité Rien n’ébranlera l’admiration, voire la vénération, que continueront de porter à Saddam des millions d’Irakiens – parmi les sunnites – et d’Arabes. À chacun sa vérité. Car il y a une autre lecture de l’épopée du « Saladin des temps modernes » et elle n’est pas très édifiante. On peut la résumer ainsi : Saddam n’était pas un homme d’État, c’était un chef de bande. Dès lors, on comprend mieux pourquoi Le Parrain était son film favori. Si Don Corleone régnait d’une main de fer sur son empire, s’il ne reculait pas devant le crime abject ou les représailles sanglantes, c’était toujours pour le bien de sa famille. Au fond, les deux hommes, le capo et le raïs, n’aspiraient qu’à la paix, fût-elle celle des cimetières, et à condition que le clan conserve sa suprématie.
Les révélations qui se sont succédé depuis plusieurs années montrent le fonctionnement au jour le jour, « au ras des pâquerettes », du système politique mis en place en Irak entre la fin des années 1970 et 2003. On s’aperçoit que ce système n’avait de politique que le nom. Tribal, familial, clanique, tous ces adjectifs s’accordent mieux à la réalité d’un pays à la fois complexe et simple. Complexe par son passé, par sa situation géographique, par sa diversité ethnique et religieuse, par ses hésitations entre le sécularisme du Baas et un islam mobilisateur en temps de guerre. Simple du fait de l’accaparement du pouvoir par un seul clan. Les Américains, en 2003, ont jeté le simple, ils ont hérité du complexe.
Saddam Hussein pendu ne détonne pas dans l’histoire de l’Irak, qui compte plusieurs souverains victimes de leur pouvoir illimité. On pourrait commencer par Abou Jaafar al-Mansour, le calife qui fonda Bagdad en 762. C’était il y a mille ans. C’était hier. Car, sous la modernité apparente, la cruauté et l’arbitraire n’ont pas varié. Un jour, des centaines de cadres du Baas sont convoqués à Bagdad et vingt-deux d’entre eux, accusés de haute trahison, sont arrêtés en pleine assemblée sous le regard sombre d’un Saddam fumant le cigare. Ils sont emmenés à l’extérieur et exécutés sans autre forme de procès. La scène, filmée, servira à asseoir le pouvoir du nouveau raïs. Ces méthodes de bandit versent parfois dans le cocasse. C’est Barzan, le demi-frère de Saddam, qui parle : « Nous sommes entrés l’arme au poing dans le bureau de [Abdel Razzaq] Nayef [il s’agit quand même du Premier ministre] et l’avons menotté. Nous l’avons ensuite expédié au Maroc. Il convenait parfaitement pour le poste d’ambassadeur à Rabat. » On ne peut s’empêcher de penser qu’il existe des méthodes plus diplomatiques pour nommer un ambassadeur
Mais quand on est de la « tribu », on peut tout se permettre. Cela tourne parfois à la tragédie. Lors de l’invasion du Koweït, Hussein Kamal, le gendre de Saddam, donne ses instructions aux pilotes d’hélicoptère : « Quand vous attaquerez, je veux que vous restiez aussi bas que possible. Vous pouvez voler à moins de quinze mètres, pas plus. » Faut-il préciser que Hussein Kamal n’avait aucune compétence dans ce domaine ? Un pilote essaie quand même, timidement, d’élever une objection : on ne peut voler si bas sans soulever des tourbillons de poussière, ce qui réduit la visibilité à néant et augmente les risques de collision. Hussein Kamal n’en démord pas. (On l’entend presque argumenter : c’est qui Monsieur Gendre, toi ou moi ?) Résultat de l’affaire : cinquante-huit hélicoptères s’écrasent pendant la première heure de l’invasion.
Les choses s’aggravent quand les fils de Saddam, Oudaï et Qoussaï, deviennent adultes. Vols, assassinats, contrebande, accaparement des ressources du pays, rien n’est excessif pour s’enrichir et enrichir le clan. Les anecdotes abondent, nombreuses, étonnantes ou sinistres. En voici une, choisie entre cent pour son côté ubuesque. Un jour, en 2001, le médecin de Saddam, qui dirige un hôpital, reçoit la visite du conseiller militaire de Oudaï.
« Le fils du président veut votre ascenseur. »
Il faut dire que Oudaï venait de faire l’acquisition d’une maternité qui ne disposait pas d’un ascenseur. D’où des complications affolantes, où menaces, ordres et contrordres se succèdent. Le fait que l’ascenseur ne fonctionne plus depuis dix ans ne joue aucun rôle dans l’affaire. Après tout, rien ne marche plus dans le pays, mais les fils du président n’en continuent pas moins de le sillonner à la recherche de mauvais coups.
On suit avec consternation cette chronique de la décadence d’un grand pays tombé aux mains d’une bande armée. Les grands absents sont la majorité chiite du pays, les Kurdes et les autres citoyens sans attache directe avec la mafia de Tikrit. Bien sûr, quelques personnalités fantoches, ici un chiite, là un Kurde, un peu plus loin le chrétien Tarek Aziz, amusent la galerie. Mais l’immense majorité du peuple est tenue à l’écart de la conduite des affaires. Il saura s’en souvenir en 2003. La débandade de l’armée, l’évaporation de divisions entières, l’absence de toute résistance devant l’avance des Américains, tout cela s’explique-t-il autrement que par cette interrogation de bon sens : pourquoi mourir pour son pays si celui-ci est en fait la chasse gardée de quelques individus sans scrupule ?
En méditant la débâcle de Saddam, on ne peut s’empêcher de penser que la grande politique semble être un luxe inaccessible à certains peuples, que leur Histoire se réduit souvent à des considérations de voisinage ou de cousinage, que les frustrations de l’enfance d’un chef pèsent plus que l’analyse rationnelle ou le simple bon sens. Saddam est aujourd’hui regretté, non seulement par les gens de Tikrit – ils ont l’excuse de la reconnaissance du ventre -, mais aussi par des millions d’hommes et de femmes, dans le monde arabe, qui refusent de comprendre la vraie nature de son régime. Et pourtant, c’est ce genre de régime qui a fait la tragédie arabe et qui la perpétue.
1. Le Médecin de Saddam, de Ala Bashir, éd. J.-C. Lattès, Paris, 2005.
2. L’Irak signera un traité de paix avec l’Iran le 20 août 1990 selon les conditions iraniennes (évacuation des territoires occupés et libération des prisonniers de guerre).
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