La tentation kabyle

Les Chaouis n’ont jamais été très concernés par le combat identitaire berbère. Pourtant, il a suffi d’un décès suspect, d’une émeute et de quelques brutalités policières pour qu’une petite ville des Aurès manque de basculer dans l’anarchie.

Publié le 14 juin 2004 Lecture : 7 minutes.

Drôle d’anniversaire ! Il y a un demi-siècle, les dirigeants du Front de libération nationale (FLN) avaient choisi T’Kout, à 500 km au sud-est d’Alger, pour déclencher la guère d’indépendance. C’est en effet à Taghit, dans la proche banlieue de la ville, que le premier coup de feu a été tiré, le 1er novembre 1954. Cinquante ans plus tard, d’autres coups de feu ont retenti, au même endroit. Et T’Kout (13 000 habitants) se retrouve à nouveau propulsé sur le devant de la scène. Tout commence dans la nuit du 13 au 14 mai…
La garde communale de Taghit vient de recevoir des informations concernant la présence d’un important stock de denrées alimentaires dissimulé dans une palmeraie. Nous sommes en plein pays chaoui, chez les Berbères des Aurès, ce massif montagneux aride et inhospitalier qui relie l’Atlas tellien à l’Atlas saharien. Hier base de repli pour les « fellaghas », les Aurès passent aujourd’hui pour un fief du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). Le chef de la garde communale, très impliquée dans la lutte antiterroriste, s’interroge : et si ces vivres étaient destinés aux maquis islamistes ? Il décide de faire discrètement surveiller les lieux. La nuit tombée, deux silhouettes s’approchent de la palmeraie. Deux adolescents venus récupérer la « marchandise ». Des coups de feu claquent. Le jeune Chouaïb Aguerbi est mortellement atteint, son compagnon appréhendé. L’auteur des coups de feu a-t-il procédé aux sommations d’usage ? Oui, jure son chef hiérarchique. Non, s’indignent les animateurs du « mouvement citoyen », qui regroupe représentants de la société civile et défenseurs des droits de l’homme.
Quoi qu’il en soit, l’enterrement d’Aguerbi se transforme en meeting politique. Puis, dégénère en émeute. Les routes sont coupées, le siège de la garde communale incendié, et certains lieux publics saccagés. Pour rétablir l’ordre, Djamel Abbas (38 ans), le maire de la ville, fait appel à la gendarmerie. « Entre interpellations brutales et perquisitions musclées, la nuit du 14 au 15 mai a été la plus longue de l’histoire de T’Kout, raconte Omar, vendeur à la sauvette de son état. Aux cris des femmes répondaient les pleurs des enfants et les lamentations des vieillards. » Les jeunes émeutiers déguerpissent et prennent la direction des maquis. Manifestement, ils n’ont aucune envie de tomber entre les mains des gendarmes. Lors des événements de Kabylie, en avril 2001, ces derniers se sont taillé une solide réputation de tortionnaires…
Au même moment, en Irak, l’armée américaine est mise en cause pour les traitements dégradants infligés à ses prisonniers. Inspiré par l’actualité planétaire, un quotidien algérois très hostile au pouvoir s’autorise un rapprochement audacieux. Son titre de une ne fait pas dans la dentelle : « Abou Ghraib à T’Kout : gégène, sodomie sur des mineurs et mauvais traitements en tout genre. » L’émotion de l’opinion est telle que la gendarmerie s’empresse de nommer une commission d’enquête interne, bientôt imitée par le gouvernement. Les deux commissions blanchissent les gendarmes : « Aucun dérapage n’a été signalé au cours des opérations de maintien de l’ordre. »
Sur la soixantaine de personnes arrêtées, seules vingt-huit seront poursuivies, jugées et condamnées pour détérioration de biens publics et agression contre agent des forces de l’ordre. La plupart des avocats viennent de Tizi-Ouzou, à 300 km de là. Ils sont mandatés par les arouch, les comités de tribu qui pilotent la protesta kabyle. Solidarité berbère ? Pas seulement.
Les accusations de tortures sont reprises par les défenseurs des jeunes de T’Kout. Et par une partie de la presse indépendante, qui les agrémentent de détails sordides. Les notables de la ville se réunissent et rédigent un communiqué démentant toutes les informations publiées et dénonçant l’utilisation « à des fins politiciennes » du drame. L’affaire se dégonfle comme une baudruche.
« Nous ne sommes pas en régime d’exception, affirme le maire. Les procédures en matière de garde à vue et de détention préventive ont été respectées. Deux médecins indépendants ont ausculté l’ensemble des détenus et n’ont relevé aucune trace de sévices. » Mounir, un chauffeur de taxi, est moins catégorique : « Si un Chaoui se fait sodomiser, il ne va sûrement pas le crier sur les toits. » Commentaire plus mesuré de Mahmoud Mamart, journaliste au quotidien La Tribune : « Ceux qui ont évoqué des cas de torture dans les journaux se trouvent dans une position délicate. La gendarmerie a porté plainte et ils doivent apporter la preuve de ce qu’ils avancent. En l’absence de témoins capables de corroborer leurs dires, ils ont été contraints de revoir leurs accusations à la baisse. La sodomie s’est transformée en toucher rectal, dont la réalité est bien difficile à établir, les mises à nu en banales fouilles au corps et les passages à tabac en simples gifles. » D’où proviennent ces graves accusations ?
« Depuis les événements d’avril 2001, T’Kout est très exposé à ce qu’on pourrait appeler la « tentation kabyle », affirme Mokhtar, un commerçant qui renvoie dos à dos gendarmes et émeutiers. Si les jeunes de T’Kout sont fascinés par Belaïd Abrika [une figure de proue des arouch de Kabylie], les forces de l’ordre n’auraient pas dû répondre à la provocation. Les agitateurs sont connus de tous, il aurait suffi de les convoquer à la brigade de gendarmerie. » Djamel Abbas est loin d’être de cet avis. « Il fallait réagir très vite pour que l’anarchie ne s’installe pas, plaide-t-il. En quelques heures, il y a eu pour plus de 10 millions de dinars [100 000 euros] de dégâts. Et la situation se détériorait rapidement… »
A priori, rien ne prédispose T’Kout à la rébellion. Le taux de chômage n’y est pas plus important qu’ailleurs dans cette région essentiellement agricole. La ville dispose de plusieurs écoles primaires, d’un collège et d’un lycée, d’une maison de la culture… L’une des gloires locales, l’homme d’affaires Louardi Chabani, ancien « patron des patrons » algériens, y a financé plusieurs projets socio-éducatifs. Et pourtant, T’Kout est bel et bien la seule des soixante et une communes de la wilaya de Batna à s’associer aussi largement au combat identitaire berbère.
Les jeunes y reprennent volontiers à leur compte les slogans des arouch kabyles. Style « pouvoir assassin » ou « ulac el vote, ulac smah », version tamazight (langue berbère) de l’appel au boycottage des élections et au refus du dialogue avec le gouvernement. Les murs de la ville sont recouverts d’affiches en berbère. Djamila, une jeune juriste originaire de la région, soutient que « le combat identitaire n’a jamais eu prise sur les Chaouis, qui n’ont jamais vécu leur appartenance ethnique comme un complexe d’infériorité ou de supériorité. Ils n’éprouvent nul besoin de voir leur langue et leur culture reconnues par la Constitution. La population de T’Kout ne fait pas exception à la règle, mais il se trouve que c’est ici, au milieu des années 1980, qu’a été créé le Mouvement culturel amazigh (MCA), sorte de filiale du Mouvement culturel berbère (MCB). Mais ce noyau dur, très actif, de la revendication identitaire ne suscite que l’indifférence de la grande majorité de la population. » Faites l’expérience : demandez à un jeune de Batna la signification du sigle MCA. Il vous répondra immanquablement : Mouloudia Club d’Alger, la doyenne des équipes de football du pays.
Autre anecdote. En 1994, le MCB avait lancé un appel à la « grève du cartable » pour obtenir que le tamazight soit en enseigné à l’école. Le pays chaoui avait modérément suivi le mot d’ordre, et le MCA péniblement réuni trois mille marcheurs lors d’une manifestation à Batna. Les pouvoirs publics ayant finalement accédé à cette revendication, le tamazight a été introduit dans l’enseignement primaire. En 2002, sur une population scolaire de 6 millions de personnes, 69 000 écoliers ont suivi régulièrement les cours de tamazight, dont 65 596 en Kabylie et seulement 2 986 à Batna. Les raisons de cette indifférence sont certes liées à des problèmes pédagogiques, mais aussi à une instrumentalisation politicienne de la revendication identitaire. Or les Chaouis ont toujours été fort bien représentés dans les sphères du pouvoir algérien. Par exemple, un général sur deux est originaire de ce qu’on appelle ici « l’axe BTS », pour Batna, Tébessa et Souk Ahras, les trois principales villes de la région.
Minée par des dissensions internes, l’aile radicale des arouch a perdu beaucoup de sa crédibilité en Kabylie même. Du coup, elle s’efforce d’élargir son combat identitaire au pays chaoui. Au lendemain des événements, une délégation a tenté de se rendre à T’Kout, mais en a été empêchée par les forces de l’ordre. « Si nous avions laissé faire ces gens, explique un capitaine de la gendarmerie, les conséquences auraient été dramatiques. Ils étaient attendus par une partie de la population, qui voulait les lyncher. Elle les accuse d’avoir entraîné leurs enfants dans un conflit qui n’est pas le leur. »
Aujourd’hui, T’Kout a retrouvé ses vieilles habitudes. L’ennui est palpable, la chaleur suffocante. La ville n’a aucune intention d’imiter Beni Douala, ce village kabyle d’où sont parties les émeutes d’avril 2001. Mais la fête du cinquantième anniversaire de la Révolution a été lamentablement gâchée. Dommage.

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