20 mars 1956, la délivrance
Mardi 20 mars, vers 17 h 40, dans un salon du Quai d’Orsay, siège du ministère des Affaires étrangères à Paris, le chef de la diplomatie française Christian Pineau prononce d’une voix ferme la phrase tant attendue : « La France reconnaît solennellement l’indépendance de la Tunisie. » Il appose ensuite sa signature au bas du protocole de l’indépendance. Tahar Ben Ammar, président du Conseil tunisien, arrivé de Tunis au début de l’après-midi, fait de même. Les deux hommes couronnent ainsi de longues négociations, inaugurées le 18 août 1954, dix-huit jours après la proclamation de « l’autonomie interne de l’État tunisien » par le président du Conseil français Pierre Mendès France, dans un discours prononcé à Carthage devant Sidi Lamine Bey, ancien souverain de Tunis.
Malgré son caractère solennel et sa portée historique, la cérémonie se déroule dans la simplicité, en présence de nombreuses personnalités françaises et d’une centaine de journalistes, photographes et cinéastes venus immortaliser l’événement. Les membres de la délégation tunisienne – parmi lesquels figurent Mongi Slim, ministre de l’Intérieur, Bahi Ladgham, vice-président du Conseil, et Mohamed Masmoudi, ministre de l’Économie – contiennent difficilement leur émotion. Ils ne sont pas peu fiers d’être les témoins privilégiés, sinon les principaux acteurs, d’un événement majeur dans l’histoire de leur peuple. Grâce à eux et à l’abnégation de nombreux autres militants nationalistes, la Tunisie, qui était sous protectorat français depuis 1881, a enfin recouvré sa souveraineté.
L’événement sera célébré, dans le pays, par des manifestations de joie et des réjouissances populaires, qui se poursuivront jusque tard dans la nuit. Trois jours auparavant, les négociations avaient pourtant failli capoter. Il a fallu un long entretien entre Habib Bourguiba, leader du parti nationaliste Néo-Destour, fondé par ce dernier en 1934, et Pineau pour éviter de justesse une rupture que l’on avait cru inéluctable. La France a-t-elle enfin compris l’intérêt qu’elle avait à consolider le pouvoir de son interlocuteur et à lui donner les moyens d’éteindre un foyer de tension lié au maquis algérien ? Vu de Paris, ce petit homme au regard clair et au verbe haut était, en effet, le meilleur dirigeant possible pour la Tunisie.
Comment cet événement, qui a constitué un tournant dans l’histoire de la Tunisie contemporaine, a-t-il été vécu par les jeunes Tunisiens à l’époque ? Nous avons posé la question à certains d’entre eux, tous aujourd’hui septuagénaires, qui ont assumé, au cours des cinquante dernières années, des responsabilités importantes au sein du jeune État tunisien. Voici leurs témoignages
« Lorsque j’ai appris la nouvelle, ma mémoire a fait un bond de quelques années en arrière », raconte Béchir Ben Slama, écrivain et ancien ministre de la Culture sous Bourguiba. « En 1947, nous étions quelques camarades de lycée à vouloir intégrer le Néo-Destour. Ali Belhouane, l’un de ses leaders, qui nous reçut au siège de l’Association des anciens du collège Sadiki, dans la médina de Tunis, nous avertit : Ma génération ne verra pas l’indépendance. La vôtre la verra peut-être un jour. Mais quoi qu’il en soit, si vous voulez entrer dans ce parti, sachez bien ce qui vous attend : la répression et la souffrance, mais aussi la prison et peut-être même le martyre pour certains d’entre vous. Belhouane mourut en 1958, deux ans après l’indépendance. Il était maire de Tunis », conclut Ben Slama, un brin nostalgique.
« Début 1956, j’étais en France où je faisais des études en sciences politiques. J’ai pu assister à la signature du protocole d’indépendance en ma qualité de secrétaire général de la fédération du Néo-Destour en France, alors présidée par Hamed Karoui [futur ministre de la Jeunesse et Sport sous Bourguiba et Premier ministre sous Ben Ali] », se souvient Hédi Baccouche. Cet ancien collaborateur de Bourguiba, devenu lui aussi Premier ministre sous Ben Ali, ajoute : « À l’issue de la cérémonie, nous avons rejoint, Karoui et moi, le chef du Néo-Destour, dans son hôtel parisien. Nous sommes restés deux heures en sa compagnie. Il n’était pas surpris par le cours des événements, car il avait tout manigancé en coulisse. »
De quoi les deux jeunes hommes et le leader nationaliste ont-ils parlé ? Réponse de Baccouche, qui siège aujourd’hui à la Chambre des conseillers : « Bourguiba avait reçu des télégrammes d’étudiants destouriens de France. Ces derniers critiquaient les listes des candidats du Néo-Destour à l’Assemblée constituante parce qu’elles contenaient des proches du bey et des collaborateurs du Protectorat. Tout en reconnaissant que nos réserves étaient fondées, le chef du parti nationaliste justifia le choix des candidats par le souci de rassurer le bey et la France. Je finirai par proclamer la République, conclut-il cependant, péremptoire. »
Driss Guiga était arrivé en France en février 1956. « J’avais 28 ans, et je dirigeais le cabinet du ministre de la Santé, Sadok Mokaddem. Le gouvernement m’a envoyé en mission à Paris pour préparer, avec Hassen Belkhodja, haut-commissaire de Tunisie en France [qui faisait office d’ambassadeur], un projet de règlement pour la future Assemblée constituante. Nous devions alors nous inspirer du règlement de l’Assemblée nationale française », raconte-t-il.
L’ancien ministre de l’Éducation et de l’Intérieur sous Bourguiba ajoute : « Bien que présent à Paris, je n’ai pas assisté à la cérémonie de signature du protocole de l’indépendance. J’avais trop à faire dans les couloirs du Parlement français. Et j’avoue n’avoir pas ressenti, ce jour-là, une grande émotion. » Pourquoi ? « En vérité, nous avions déjà épuisé nos réserves d’émotion le 31 juillet 1954, lorsque Mendès France proclama l’autonomie interne, puis le 1er juin 1955, avec le retour triomphal du leader Bourguiba au pays. »
« J’ai tout de même ressenti une grande délivrance, concède Guiga. Le pays sortait d’une période trouble marquée par un affrontement fratricide au sein du mouvement national entre les partisans de Bourguiba et ceux de Salah Ben Youssef [secrétaire général du Néo-Destour, qui considérait l’accord sur l’autonomie interne comme un pas en arrière et inscrivait l’indépendance du pays dans le cadre général de la libération de l’ensemble du Maghreb arabe]. L’indépendance mettait donc fin à ce conflit d’hommes, qui nous avait beaucoup perturbés alors que le pays était en train d’accéder, pour la première fois de son histoire, à une pleine souveraineté. »
Béji Caïd Essebsi, ancien ministre de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères sous Bourguiba, puis président de la Chambre des députés sous Ben Ali, se souvient de ces luttes de pouvoir : « J’étais rentré de France, où j’avais terminé mes études de droit, en 1952. J’avais intégré le cabinet de Me Fathi Zouhir, à Tunis. En mars 1956, le pays était mobilisé pour l’élection de l’Assemblée constituante, prévue pour le 25 du même mois. Pour ma part, je faisais campagne pour la liste du Front national, présidée par Me Zouhir, qui était opposée à la liste de gauche, présidée par Mohamed Ennafaâ, secrétaire général du Parti communiste tunisien. Lorsque la nouvelle de la signature du protocole d’indépendance nous est parvenue, nous étions en tournée à Souk el-Arbaâ (actuelle Jendouba), dans cette région du nord-ouest où les yousséfistes [partisans de Ben Youssef] étaient très actifs, se remémore Béji Caïd Essebsi. Pour nous, qui étions favorables à la stratégie des étapes préconisée par Bourguiba, l’indépendance mettait fin à cette polémique. S’il y avait des raisons à s’opposer aux négociations franco-tunisiennes, l’indépendance rendait ces raisons complètement caduques. Ben Youssef avait donc, à nos yeux, perdu la partie, définitivement. »
En effet, Bourguiba avait pris le contrôle du Néo-Destour à l’issue du congrès de Sfax, réuni le 15 novembre 1955, qui confirma son leadership, ainsi que l’exclusion de son dauphin devenu son rival Ben Youssef. Rentré en Tunisie le 22 mars 1956, celui que l’on surnommait déjà le « Combattant suprême » fut élu président de l’Assemblée constituante, le 8 avril, puis, deux jours plus tard, président du Conseil. Le 14 avril, il présenta les membres du premier cabinet de la Tunisie indépendante devant l’Assemblée constituante fraîchement élue. À Caïd Essebsi, nommé conseiller dans son cabinet, qui lui disait : « Je suis un bleu », il répondit : « Nous sommes tous des bleus. Mais nous n’allons pas laisser le gouvernement à la France. »
Bourguiba détenait désormais tous les leviers du pouvoir. Il pouvait enfin réaliser un rêve de jeunesse : déposer le bey husseinite, proclamer la République et accéder à la magistrature suprême. C’est ce qu’il fit, non sans panache, le 25 juillet 1957.
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