La loi du silence
Les Pères fondateurs des États-Unis ont sacrifié leurs convictions sur l’autel de la nation.
Comment de grands politiques et des pionniers des droits de l’homme comme George Washington, John Adams ou Thomas Jefferson, qui se succédèrent à la Maison Blanche de 1789 à 1809, ont-ils pu laisser se développer un cancer dont la prolifération ne serait stoppée que soixante-dix ans plus tard, par une guerre civile qui durerait quatre ans, de 1861 à 1865, et ferait plus de 600 000 morts ?
La réponse est simple : si les Pères fondateurs n’avaient pas fermé publiquement les yeux sur l’esclavage, les États ne se seraient pas unis, et il n’y aurait pas eu de République américaine. L’acceptation de l’esclavage fut un compromis aussi fondamental que celui qui garantissait l’égalité entre les grands et les petits États.
Dans leur for intérieur, les trois présidents étaient parfaitement conscients du scandale et du danger que représentait l’asservissement des Noirs. Dès 1786, Washington écrivait à La Fayette qu’il souhaitait ardemment une série de mesures qui « permettraient d’abolir l’esclavage par degrés, de manière lente, sûre et imperceptible ». Il ordonna dans son testament l’émancipation des esclaves de sa plantation de Mount Vernon, la mise en vente de cette plantation et la distribution de pécules aux esclaves émancipés. Au moment du débat sur l’admission du Missouri, en 1819, John Adams, de son côté, écrivait à un ami : « L’esclavage noir est un mal d’une ampleur colossale, et je suis absolument opposé à l’autorisation de l’esclavage sur ce territoire. » Mais, là aussi, il y eut compromis : le Missouri eut droit à l’esclavage, tandis que celui-ci était interdit dans le Maine, au Nord.
Quant à Jefferson, c’était le rédacteur de la Déclaration d’indépendance et l’auteur de la version française. Lors du débat sur le Missouri, il se déclarait « terrifié par le phénomène » de l’esclavage. Mais lui aussi se résigna au compromis. Et tout en considérant l’émancipation des Noirs comme un rêve lointain, il vécut des années en ménage avec la mulâtresse Sally Hemings (voir encadré ci-dessous).
Un autre historien américain, Joseph Ellis, professeur au Mount Holyoke College, a publié en 2002 un livre dans lequel il rend hommage à ceux qu’il appelle « les Frères fondateurs » (Founding Brothers) : les trois susnommés, plus James Madison, Alexander Hamilton, Aaron Burr et Benjamin Franklin. Ellis consacre un chapitre entier à un débat sur l’esclavage qui eut lieu au Premier Congrès en février 1790. Il l’a intitulé : « Le silence ».
Le débat fut provoqué par deux quakers qui présentèrent une pétition demandant au gouvernement fédéral de mettre immédiatement fin à la traite négrière. Mais les dés étaient déjà pipés. Au cours de la « période critique » qui avait suivi la fin de la guerre d’Indépendance (1783-1789), la Convention, réunie à Philadelphie en 1787, avait adopté la Constitution encore en vigueur de nos jours. Or l’article I, section 9, paragraphe 1, de cette Constitution stipulait : « L’immigration ou l’importation de telles personnes que l’un quelconque des États actuellement existants jugera convenable d’admettre ne pourra être prohibée par le Congrès avant l’année mil huit cent huit. » Les mots slavery, slaves et Negroes avaient été soigneusement écartés. « Silence ! »
Les parlementaires de 1790 qui avaient participé à la Convention de Philadelphie pouvaient témoigner que cette Constitution n’aurait jamais été adoptée par les Sudistes sans ces quelques lignes. Autrement dit, la traite et l’esclavage avaient été constitutionnellement autorisés pendant vingt ans. Le débat de février 1792 fut acharné. Il montra une fois de plus pourquoi, si justifiés que fussent les arguments des abolitionnistes, et même s’ils étaient soutenus par Benjamin Franklin, le problème de l’esclavage était insoluble et ne pouvait être réglé que par « le silence ».
« Le legs de la Révolution américaine sur l’esclavage, écrit Joseph Ellis, n’était pas un consensus implicite sur son élimination, ni un gentlemen’s agreement entre les deux parties pour qu’il soit toléré, mais plutôt le calcul évident qu’il ne fallait pas en parler. L’esclavage était l’inavouable secret de famille. »
Le fait de base fut rappelé par un parlementaire de Géorgie : « L’état de l’agriculture est tel dans ce pays qu’aucun Blanc n’accomplirait les tâches exigées pour assécher les marais et préparer la terre, de sorte que, sans esclaves, il se dépeuplerait. » Et là-dessus, la Géorgie et la Caroline du Sud menacèrent de faire sécession. Or, comme l’écrit Ellis, « il ne pouvait pas y avoir de solution nationale au problème de l’esclavage s’il n’y avait pas de nation pour la mettre en oeuvre ».
Ce Premier Congrès eut, cependant, un mérite certain : il vota une législation qui permit le recensement de 1790. Ce recensement fit apparaître que dans les seize États qui composaient alors les États-Unis, il y avait un total de 3 893 635 habitants. Sur ce total, on décomptait : 3 140 205 « Blancs libres » ; 59 150 « autres personnes libres », autrement dit des Noirs libres ; 694 280 esclaves. D’où un autre obstacle insurmontable : que faire de près de 700 000 Nègres ?
En supposant, comme l’envisageait Washington pour les siens, qu’on leur donne à chacun un pécule de 200 dollars, il aurait, au total, fallu débourser 140 millions de dollars, alors que le budget fédéral était en 1790 de 7 millions de dollars. Un remboursement d’un tel endettement aurait pu être envisageable sur plusieurs décennies, mais l’échelonnement était inimaginable à l’époque.
Surtout, où reloger une telle population ? Il ne pouvait être question de renvoyer ces Noirs en Afrique. Les expériences de la Sierra Leone et du Liberia (voir page 101) confirment d’ailleurs rétrospectivement cette impossibilité. Et il était difficile d’envisager de créer des homelands à l’Ouest, sur des terres encore espagnoles, ou habitées par des Indiens, ou encore inexplorées. Pire que tout, il n’existait nulle part à ce moment-là de société biraciale, il n’y en avait jamais eu dans l’Histoire et nul n’imaginait – pas même Jefferson – que cela fût possible.
La conclusion du débat fut donc l’adoption de la résolution suivante : « Le Congrès n’a pas autorité pour intervenir dans l’émancipation des esclaves, ni dans le traitement qui leur est réservé dans aucun des États ; il appartient aux seuls États de prendre dans ce domaine les dispositions que peuvent requérir l’humanité et une bonne politique. » Commentaire de George Washington dans une lettre à un ami virginien : « L’affaire de l’esclavage a été enterrée, et pour longtemps. »
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