Le chef est une femme

Petite, Rougui Dia voulait être couturière. À 29 ans, elle est aux fourneaux du Petrossian, l’un des plus célèbres restaurants de Paris.

Publié le 2 janvier 2006 Lecture : 4 minutes.

Longtemps, Rougui Dia a soigneusement évité les abords du fourneau familial. La seule idée d’empoigner le manche d’une casserole la mettait en ébullition. « Jusqu’à l’âge de 16 ans, je détestais cuisiner », confirme-t-elle. Un comble lorsqu’on sait que cette jeune femme est aujourd’hui le chef du très chic restaurant Petrossian, l’une des plus fameuses adresses de Paris. « Je repoussais sans cesse le moment de mettre la main à la pâte, même si j’appréciais beaucoup les petits plats que ma mère, fin cordon-bleu, nous concoctait. »
Jusqu’au jour où, prenant son courage à deux mains, Rougui se lance dans l’élaboration d’un latiéré khako, mélange d’épinards et de semoule. Ce mets très apprécié des Peuls, le groupe ethnique dont ses parents sont issus, n’est pourtant pas simple à réaliser. Tout en redoutant de se faire hacher menu par quelque remarque bien salée, elle le fait néanmoins goûter à sa mère. Tentative réussie. Pour sa première expérience culinaire, Rougui s’en est tirée comme un chef !
Si la valeur n’attend pas le nombre des années, le talent non plus. Pour cette Sénégalaise d’origine, née à Paris en 1976, c’est la révélation. Adoubée par sa mère, l’adolescente prend très vite goût à l’art culinaire, faisant de sa maman sa goûteuse attitrée. Confortée par ses succès suivants, Rougui intègre l’école hôtelière de Villepinte, dans la banlieue parisienne. Pendant six ans, elle y apprend les classiques du métier : la manière d’apprêter les viandes, de faire un gâteau ou de reconnaître les vins, en passant par le management d’une équipe.
Son diplôme en poche, Rougui fait ses classes dans plusieurs restaurants, et continue à parfaire son talent. Si tout se passe bien avec ses supérieurs, la sauce ne prend pas toujours avec ses collègues aspirants cuisiniers. « Dans ce milieu assez dur, c’est chacun pour soi. Pour certains, tous les moyens sont bons pour t’empêcher de prendre du galon », explique-t-elle en évoquant les coups fourrés dont elle a été victime. Par exemple ses sauces qu’elle retrouvait excessivement salées ou trop liquides parce qu’elle s’était absentée quelques minutes de la cuisine. Ou encore le feu augmenté sournoisement par une main jalouse pour saboter un plat délicat à préparer quand elle avait le dos tourné.
Pourtant, Rougui ne se démonte pas. « Je suis têtue et n’abandonne pas facilement », assène cette grande et jolie fille aux attaches de gazelle. Les envieux, elle les envoie se faire cuire un oeuf et continue à gravir tranquillement les échelons. Elle ne tarde pas à travailler comme second de cuisine aux côtés de chefs qui lui apprennent leurs tours de main. Le parcours classique de tout aspirant maître-queux, jusqu’à sa rencontre avec Sébastien Faré à la fin des années 1990 : un moment clé dans sa carrière. À l’époque, ce dernier était aux fourneaux des Persiennes, un ancien restaurant de quartier du 8e arrondissement de Paris. « C’est lui qui m’a formée. Je l’admire pour sa personnalité », confie Rougui, qui avoue aussi sa fascination pour Bernard Loiseau, autre chef de renom disparu en 2003, « parce qu’il avait su rester humain malgré son succès ».
Lorsque Faré rejoint, en 2001, les cuisines du prestigieux restaurant Petrossian, c’est tout naturellement qu’il propose de le suivre à celle qui n’a cessé de faire preuve de professionnalisme à ses côtés. Au cours des années suivantes, la jeune femme complète sa formation sous les instructions de son pygmalion gastronomique. Désormais, elle cuisine comme un chef, même si elle reconnaît avoir une meilleure main pour le salé que pour le sucré.
Les choses prennent une nouvelle tournure en mars 2005. Sébastien Faré quitte Petrossian pour un poste de conseiller dans l’agroalimentaire, laissant vacant le poste de chef. C’est alors qu’Armen Petrossian, le propriétaire du restaurant, misant sur « la jeunesse et la pertinence de son regard féminin », décide de lui confier les clés de la cuisine. Un merveilleux cadeau d’anniversaire pour Rougui qui vient tout juste de fêter ses 29 ans. Elle accepte bien sûr, sans pour autant se départir d’une légère appréhension : sera-t-elle à la hauteur ? « J’étais très contente et, en même temps, je craignais que l’équipe ne me rejette ou qu’elle ne tente de dépasser les limites parce que je suis une femme », se remémore- t-elle. Mais tout se passe bien, car Rougui sait rester « cool, tout en étant intransigeante ». « Pas question que le travail soit mal fait ! » rappelle-t-elle en cachant une volonté qu’on devine d’acier derrière son sourire mutin.
Aujourd’hui, elle dirige sereinement sa brigade, une dizaine de personnes, et réinvente la cuisine chez Petrossian en piochant dans ses racines et ses souvenirs. Pour créer la rascasse à la banane plantain, par exemple, Rougui s’est inspirée des plats qu’une voisine ivoirienne préparait jadis à ses parents. Elle utilise aussi des épices subtiles qui, travaillées avec les produits maison, donnent de savoureuses préparations au fumet évocateur d’autres contrées. « Ma cuisine est une histoire d’intégration, car je métisse les mets avec mes goûts et ma culture », aime à plaisanter Rougui, qui avoue au passage sa passion pour Marivaux, Voltaire et Maupassant. Ses ravioles de langoustines anisées au coco et ses crevettes sauvages d’Iran au curry sont une ode au palais. Son tatin de mangues, fondant et parfumé à souhait, un enchantement des papilles.
Dire que, petite, Rougui voulait être couturière… Qu’on se rassure, la jeune femme a bel et bien trouvé sa voie. Ne rêve-t-elle pas de posséder un jour son propre établissement ? « Plus tard, je me vois bien ouvrir un restaurant où je continuerais à pratiquer une cuisine métissée », dit-elle d’un air rêveur. Avant de poursuivre : « Et aussi avoir des enfants, une famille. » Au fait, la belle est-elle mariée ? Devant les questions inquisitrices, Rougui devient aussi hermétique qu’un autocuiseur. Elle n’a pas encore convolé, c’est tout ce qu’elle veut bien avouer. Pour le reste, inutile de la cuisiner : sa vie privée, c’est le seul domaine où elle se paie le luxe de faire la fine bouche !

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