Les journalistes se livrent

Pour sacrifier à la coutume, voici les livres qui ont marqué les membres de la rédactionde « Jeune Afrique/l’intelligent » en 2004. Un choix subjectif et assumé. En toute liberté.

Publié le 3 janvier 2005 Lecture : 11 minutes.

L’année 2004 s’achève ; 2005 apportera sa moisson de nouveaux livres que les uns et les autres iront butiner en fonction de leurs goûts et de leurs centres d’intérêt. Aujourd’hui, les journalistes de Jeune Afrique/l’intelligent se livrent en commentant pour vous le roman, l’essai, l’album ou le document qui les a le plus marqués pendant l’année écoulée. Un choix rarement dû au hasard mais qui tient beaucoup à la personnalité de chacun. À vous de vous faire une idée !

Béchir Ben Yahmed
Parmi la quarantaine de livres que je me suis fais un devoir de lire en 2004, celui qui m’a le plus apporté est celui du Dr Ala Bashir, Le Médecin de Saddam. Fort mal traduit du… norvégien, il a le mérite d’avoir pour auteur un médecin irakien de grande valeur, formé en Occident, patriote et cultivé. Il a beaucoup voyagé et se trouve être aussi un artiste (peintre et sculpteur). Saddam a un faible pour lui, le respecte et le protège, bien qu’il ne soit ni membre du Baas, ni sunnite, ni courtisan. Le maître de l’Irak sent bien que le Dr Bashir n’est pas quelqu’un que l’on piétine ou que l’on transforme en adorateur zélé. Il en fait son médecin et celui de sa proche famille, un peu comme Hitler avait fait de Speer son architecte. Et, pendant un bon quart de siècle, le Dr Bashir voit régulièrement Saddam et les siens, les soigne et les observe, sans les aimer, ni les haïr. Il assiste à la chute du dictateur et a la chance de pouvoir quitter l’Irak avec sa famille. Son récit m’a paru authentique et m’a beaucoup appris sur un personnage que je croyais connaître.

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Renaud de Rochebrune
La Guerre d’Algérie, 1954-2004 : la fin de l’amnésie est un livre collectif, conçu par deux historiens de renom, qui marque une date. Parce qu’il aborde sans tabou, de façon recevable par le camp de l’ex-colonisateur comme par celui des combattants de l’Indépendance, presque tous les aspects, y compris les plus controversés et les plus sensibles (les violences, le bilan des victimes, etc.), d’une guerre qui a suscité beaucoup de mythes et de mensonges. Mais aussi parce qu’il associe pour la première fois des travaux de chercheurs, souvent jeunes et désireux d’explorer des pistes originales, qui travaillent des deux côtés de la Méditerranée. Cinquante ans après le début de la lutte armée, il était temps d’encourager et d’organiser la fin de l’amnésie. L’entreprise, difficile, est réussie. À tous les points de vue, puisque l’ouvrage a remporté un succès de librairie dépassant toutes les espérances.

Jean-Dominique Geslin
Tony Blair, atlantiste servile ? Jacques Chirac, antiaméricain primaire ? Célébré avec faste le 8 avril 2004, le centenaire de l’Entente cordiale est survenu en pleine crise franco-britannique. Mise à mal par la guerre en Irak, la relation de vieux couple qu’entretiennent Londres et Paris reste empreinte d’une forte rivalité. Entre l’Élysée et le 10, Downing Street, la confiance ne règne pas vraiment. Et au café du commerce comme dans les pubs londoniens, l’ennemi héréditaire se situe toujours de l’autre côté de la Manche. Bref, du sommet à la base, l’entente reste glaciale. France-Angleterre : une histoire de vieux couple explore les deux facettes de cette querelle joyeusement entretenue de part et d’autre du Channel. Un livre vif et drôle qui épingle les innombrables clichés qui nourrissent la « méfiance cordiale » entre la France et l’Angleterre.
L’Entente glaciale. Français-Anglais : les raisons de la discorde, de Christian Roudaut, Alban éditions, 352 pages, 19 euros.

Valérie Thorin
Ladysmith, le dernier roman de Giles Foden, raconte la descente aux enfers de cette ville sud-africaine, située en plein coeur du pays zoulou, assiégée aux premiers jours de la guerre des Boers. Tout le talent de Foden consiste à mêler fiction et réalité. Ainsi partage-t-on l’absurde quotidien de la guerre avec Bella Kiernan et son amoureux, le cavalier Barnes, et avec Muhle Maseku, le prisonnier blessé. Les destins individuels épousent le sort collectif et Foden emporte le lecteur à travers l’histoire dans un florilège de personnages d’où émergent, le temps d’un paragraphe, un jeune reporter, Winston Churchill et un certain Gandhi, émigré d’Inde, qui referont parler d’eux, un jour, ailleurs.
Ladysmith, de Giles Foden, éd. de l’Olivier, 378 pages, 21 euros.

Élise Colette
« J’admettais maintenant, sans effort, que tu souhaites fermer, sans honte, les yeux qui avaient si bien veillé à la marche de ton petit monde, et du grand monde aussi. Droit de les fermer, les yeux, de ton propre gré, comme on décide d’aller dormir parce qu’il est l’heure, tout simplement, et le devoir de vie accompli. » Noëlle Châtelet a dû parcourir un long chemin – qu’elle retrace dans son livre – pour admettre la mort programmée de celle qui lui donna le jour. Une sage-femme à la vie exemplaire nous offre, jusqu’à sa mort « dans la dignité », une leçon d’humanité bouleversante.
La dernière leçon, de Noëlle Châtelet, éd. du Seuil, 178 pages, 15 euros.

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François Soudan
Être médiatique et prolifique ne signifie pas pour autant que l’on soit banal. Tel est le cas de Gilles Kepel, dont le Fitna, sous-titré « Guerre au coeur de l’islam », a connu cette année un estimable succès de librairie. S’il ne fallait lire qu’un seul livre sur la situation de chaos religieux que traverse le monde arabo-musulman, ce serait celui-là. L’élève de Maxime Rodinson englobe dans son analyse les vingt dernières décennies, depuis l’échec des djihads égyptien, bosniaque, algérien et saoudien des années 1990 jusqu’à la bataille pour l’évolution de l’islam qui se joue au sein des musulmans d’Europe, en passant par la faillite de la paix d’Oslo. Tout cela est raconté avec pédagogie, sans haine ni complaisance, par un Kepel qui est allé aux sources et aux textes (la littérature d’al-Qaïda par exemple). Bref, un vrai récit à la portée de tous ceux qui veulent comprendre.
Fitna, de Gilles Kepel, Gallimard, 380 pages, 23,50 euros

Nicolas Michel
« La femme qui n’était pas Blanca avança vers Mario depuis le fond du couloir, habillée du chemisier de soie verte, des jeans et des chaussures plates de Blanca, lui souriant et fermant à demi les yeux tandis qu’elle s’approchait, des yeux qui avaient la même couleur et la même forme que ceux de Blanca mais qui n’étaient pas les siens… » Ainsi commence En l’absence de Blanca, court mais lumineux roman de l’écrivain espagnol Antonio Muñoz Molina. Sur les thèmes pourtant classiques de l’érosion du couple et de l’infidélité, l’auteur de Beatus Ille et de Pleine lune tricote une partition originale et sensuelle sur la fragile persistance de l’amour, dans une prose à fleur de peau proche, très proche de la poésie.

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Annik Roure
Ce jour-là vient d’arriver à Nancy Éric, le présentateur d’une émission de jeux débile. Éric, le grand amour de Gloria. Il y a quinze ans, ils se sont connus dans un hôpital psychiatrique, elle la fille de prolos, lui le fils de bourgeois riches. Tous les deux incompris. Entre eux ce fut un grand amour plein de violence, de drogues, de musique. Ils devaient se séparer ; elle, retourner à ses démons et lui à sa « réussite ». Virginie Despentes crée un univers dont on ne peut se détacher, avec un vocabulaire, une langue de jeunes adolescents paumés, un moment sauvés par un bel amour, mais qui doivent reconnaître que la société est plus forte qu’eux.

Marwane Ben Yahmed
Un délice de cynisme, une description « ultrafidèle » des nuits parisiennes, une galerie de portraits hallucinante : Vacances dans le coma est un résumé de notre époque. Cette histoire d’une soirée parisienne, décrite heure par heure, de 7 heures du soir à 7 heures du matin, racontée par un ex-fêtard frustré, paresseux et prétentieux comme il se définit lui-même, s’avale d’un seul trait.
Top models de la veille ou du lendemain, visages liftés, décadents de tout poil, nymphos, machos se pressent sur la piste. Ils y cherchent ce qu’ils ne trouveront jamais, trouvent ce qu’ils n’ont jamais cherché. « Le fric permet la fête qui permet le sexe. » Quant à l’amour…
Cent cinquante pages enivrantes, un cocktail détonant de lucidité et de rêve dans le plus pur style Beigbeder.

Charlotte Cans
La langue d’Appelfeld est un murmure. Avec des mots qui semblent arrachés au silence, il nous entraîne dans les méandres de la mémoire. Images heureuses de sa petite enfance dans la province roumaine de Bucovine, portraits de ses parents, des juifs assimilés, et de ses grands-parents. Puis vient la guerre. Échappé à l’âge de dix ans d’un camp de concentration, il se réfugie dans la forêt où il parvient à survivre grâce à la protection de voleurs et de vagabonds. Arrivé en Israël, il doit réapprendre à parler. Autour de lui, l’oubli est la règle. Il s’y refuse. L’écriture lumineuse d’Appelfeld, sa façon de raconter l’Histoire – hormis quelques scènes fugitives de violence, il ne décrit pas l’horreur des camps – et sa propre histoire est poignante.

Joséphine Dedet
J’ai eu un coup de foudre pour la langue turque il y a trois ans et je me suis lancée dans son étude. Mes lectures de l’année sont La Méthode de turc de Michel Bozdemir (l’Asiathèque), Le turc facile (Méthode Assimil) et Le turc sans peine (Pocket). Hélas ! ces titres enchanteurs masquent le désarroi de l’étudiant francophone confronté à une syntaxe qui est proche de celle du japonais. Elle est diamétralement opposée à la nôtre, au point que le russe, que j’avais appris par le passé, est simple en comparaison. Je ne parle pas très vite, mais comme les Turcs sont très gentils, aucun d’eux ne m’a encore demandé si je venais du Yémen (expression qui, depuis l’époque ottomane, désigne les gens un peu lents…).

Yasmina Lahlou
Le Petit Nicolas est de retour avec son « chouette tas de copains » : Alceste, Agnan, Clotaire et les autres. À la fois émouvantes et drôles, ces Histoires inédites sont délicieusement jubilatoires. Les souvenirs remontent à la mémoire : les cours de récré, les blagues de potaches, les pupitres en bois, le vieux poêle au fond de la classe… Ce livre ressuscite, au-delà de la simple nostalgie, l’enfant qui est en nous. Finalement, le Petit Nicolas, c’est ma madeleine de Proust à moi.

Dominique Mataillet
La Bête qui meurt n’est certes pas le plus grand livre de Philip Roth. Rien à voir avec La Tache – sorti en France en 2002 -, chronique incisive de la société américaine. Là, on est dans la veine des romans introspectifs, un genre où le goût pour l’autodérision de l’écrivain américain fait toujours merveille. L’histoire de ce soliloque pathétique est au demeurant assez ordinaire : un homme vieillissant, professeur émérite et coureur de jupons, tombe amoureux de l’une de ses étudiantes, qui lui apprend la dépendance sexuelle et la jalousie. Une fois encore, j’ai été subjugué par la perfection lapidaire de Roth, dont j’ai lu presque tous les livres avec le même ravissement.

Fadwa Miadi
Nazneen pense que rien ne sert de lutter contre son destin. Quand son père la donne en mariage à Chanu, un cinquantenaire aussi bedonnant que pathétique, elle ne dit pas non. Elle quitte alors son Bangladesh natal pour rejoindre à Londres un mari qu’elle ne connaît pas.
La plume épicée de Monica Ali raconte la douleur de l’exil, l’intégration illusoire, mais aussi la lente émancipation d’une jeune femme. J’ai dévoré ce premier roman en redoutant d’arriver trop vite à la dernière page.

Muriel Signouret
C’est l’histoire de quatre éclopés de la vie qui n’auraient jamais dû se rencontrer et qui se retrouvent finalement sous le même toit, à deux pas de la tour Eiffel. Il y a Camille Fauque, la maigrichonne intello qui fait des ménages pour survivre. Il y a Philibert Marquet de la Durbellière, un Chouan des temps modernes échoué dans un immense appartement familial avec Franck Lestafier, cuisinier doué et homme à filles qui croit ne pas savoir aimer. Sauf peut-être sa grand-mère, Paulette, laquelle ravale ses larmes dans une maison de retraite. Avec ses mots graciles, Anna Gavalda tisse une belle histoire d’amour à quatre voix.
Ensemble, c’est tout, d’Anna Gavalda, éd. Le Dilettante, 604 pages, 22 euros.

Bios Diallo
Entre récit et essai, L’Arbre anthropophage, du Malgache Jean-Luc Raharimanana force l’attention. Une vérité crue sur un pays qui implore une urgente reconstruction : Madagascar. Plus que les péripéties de son père, intellectuel, penseur et opposant emprisonné en 2002, c’est le Madagascar contemporain que nous donne à voir ce roman.
L’écriture très amène nous plonge dans les blessures de peuples appelés à vivre ensemble, mais qui laissent la haine s’installer. Avec courage, Jean-Luc Raharimanana, 37 ans, accompagne les « hommes faits de bois et de racines sauvages » qui du « fil de feu qui se donne fumée » se dressent sur cette « terre colline bleue » pour dire non à la division et au ressentiment.

Cherif Ouazani
Écrit par un journaliste athée et laïc, né au Caire, d’un père copte et d’une mère juive, cet ouvrage tente de démonter les mécanismes qui entretiennent l’islamophobie par la peur, les fantasmes et les approximations. L’auteur de ce livre, le rédacteur en chef du Monde diplomatique, ne plaide pas en faveur d’une religion dont l’image a souffert de la barbarie de la guerre civile en Algérie et des attaques du 11 Septembre, mais il démontre à quel point l’islam est méconnu en France et en Occident, transformé en fonds de commerce par des experts autoproclamés en matière d’islamisme armé, jamais las de commettre des erreurs.

Fawzia Zouari
Cheikhan, publié par l’écrivain tunisien Hassan Ben Othman, veut dire en arabe « deux cheikhs ». Pour les esprits mal intentionnés, le mot se transforme vite en chikhat : « débauche » dans le dialecte local. Le roman raconte la querelle de deux vieux « turbans » autour d’un récit parabolique dont chacun s’obstine à donner une version. Le premier est amateur de chant et d’alcool ; le second, qui souffre de cécité, lit la prière des morts. Tout autant que le parcours des deux compères, le lecteur suit les extrapolations greffées sur le récit originel. Et l’auteur de s’en donner à coeur joie, aussi bien dans la caricature d’une société qui bascule dans la fin de la morale qu’à travers le jeu délirant d’une écriture aux procédés remarquables.

Jacques Bertoin
Résistante dans les Forces françaises libres, rescapée du camp de Drancy, Dominique Darbois a mis, dans le monde entier, toutes ses forces au service des opprimés. D’Indochine coloniale, de Cuba, de l’Algérie où elle s’est engagée dans le réseau Jeanson, elle a rapporté des dizaines de milliers de clichés, comme autant de témoignages. Ceux qui sont rassemblés dans ce superbe album sont les figures de l’innocence. Des enfants nous prennent par la main pour nous faire découvrir la surprenante beauté, et parfois la drôlerie d’une histoire dont ces images retiennent à jamais la mémoire : la leur, qui est aussi la nôtre.

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