Citizens Karoui

Publicité, affichage, production audiovisuelle et maintenant télévision Rien ne résiste aux frères Karoui, deux hommes d’affaires tunisiens devenus, en dix ans, les leaders maghrébins de la communication.

Publié le 27 novembre 2006 Lecture : 9 minutes.

Nesma : retenez bien ce nom, car il va faire du bruit. C’est celui de la chaîne de télé maghrébine du groupe Karoui & Karoui. Retardé à plusieurs reprises, son lancement est désormais prévu pour la fin décembre. Les frères Karoui, les patrons de K & K World, sont deux fringants quadragénaires tunisiens. Nébil, l’aîné (il est né en 1963), est le businessman de l’équipe. Ghazi, son cadet, en est le créatif. Ils sont aujourd’hui à la tête de la première agence de publicité et de communication maghrébine. Leurs activités : l’affichage, la réalisation de spots publicitaires, mais aussi, depuis deux ans, la production de programmes de téléréalité comme Akhr Kalima, l’émission phare de la télévision algérienne.
Né en 1996, leur groupe affiche aujourd’hui 50 millions de dollars de chiffre d’affaires (20 millions en Tunisie, autant en Algérie et le reste au Maroc), pour un peu moins de trois cents employés. Le budget de communication de Maroc Connect, le troisième opérateur de téléphonie marocain, affilié à l’ONA, vient de tomber dans l’escarcelle de K & K Advertising : 10 millions de dollars. Avec Nesma, qui offrira en exclusivité une version maghrébine de la Star Academy, la célébrissime émission du producteur néerlandais Endemol, dont ils ont acquis les droits pour la région, les Karoui veulent à présent s’imposer dans l’audiovisuel. La Star Ac’ ambitionne de servir de tremplin aux jeunes talents maghrébins âgés de 18 ans à 30 ans, qui, bien sûr, rêvent de devenir chanteurs. Le public, qui votera par SMS, éliminera chaque semaine l’un des quatorze postulants. Le concept ayant largement fait ses preuves en France et dans le monde arabe (Al Academia, diffusée par la chaîne libanaise LBC, a battu tous les records d’audience auprès des jeunes), les frères Karoui ne doutent pas un instant de leur succès. Et jurent n’avoir eu aucun mal à convaincre des investisseurs du Golfe d’injecter les quelque 50 millions de dollars nécessaires au démarrage de la chaîne.
« Nous tablons sur un budget compris entre 25 millions et 35 millions de dollars, l’équivalent de celui de la LBC, explique Nébil, et allons embaucher trois cents collaborateurs. On nous prend pour des fous, mais le Maghreb et sa diaspora représentent près de cent millions de téléspectateurs, qui regardent, par défaut, les chaînes arabes d’Orient ou les chaînes françaises, mais sans s’y retrouver complètement. »
Longuement mûri, le projet Nesma est sous-tendu par une vraie vision industrielle et commerciale. Avec leur télévision, les frères Karoui veulent se soustraire définitivement à l’influence et à l’emprise des diffuseurs publics. Et « sanctuariser » les programmes qu’ils produisent. « Toutes les chaînes se livrent à une concurrence sévère sur le créneau de la télé-réalité, commente un professionnel. Peut-être y aura-t-il bientôt saturation. Le concept d’une Star Ac’ maghrébine est original. Le public devrait s’identifier aux candidats et voudra les voir gagner, surtout contre des voisins. C’est le principe du derby en football. Mais une compétition musicale restreinte aux seuls Maghrébins risque de manquer d’éclat. Car la chanson arabe, c’est d’abord l’Égypte et le Liban, pays d’origine des divas Oum Kalthoum et Fayrouz. Or, pour filer la métaphore footballistique, peut-on se passionner pour une Coupe du monde sans le Brésil, l’Argentine ou l’Allemagne ? Enfin, en termes d’image, le concept de la Star Academy auquel on identifiera la chaîne est peut-être un peu réducteur. »
Des objections qui laissent Nébil Karoui de marbre, convaincu qu’il est de pouvoir gagner beaucoup d’argent grâce à la télé. Une gageure quand on sait qu’aucune des chaînes les plus regardées dans le monde arabe n’affiche un compte d’exploitation positif. Même Rotana TV, la chaîne du prince saoudien Al Walid Ibn Talal, est dans le rouge.
Comment Nébil Karoui compte-t-il s’y prendre pour réussir là où tous les autres ont échoué ? « Admettons que nous réussissions à fidéliser ne serait-ce que 35 millions de téléspectateurs. Il suffirait que chacun d’entre eux envoie, chaque mois, un SMS surtaxé à 1 dollar pour récolter en fin d’année un pactole de 380 millions de dollars. Évidemment, l’hypothèse est très optimiste. Mais même en divisant le chiffre par dix, on arrive à 38 millions de dollars de recettes. Sans compter les recettes publicitaires proprement dites. Les annonceurs, nos clients, vont nous suivre, car l’érosion des audiences des chaînes publiques maghrébines les inquiète. Les dépenses de publicité par habitant sont sept fois plus élevées en Égypte qu’en Tunisie. Un jour ou l’autre, il y aura rattrapage. » Au-delà de la Star Ac’, la chaîne veut servir de miroir à une production artistique maghrébine qui a du mal à percer au Machrek, et espère créer un embryon de star-system.
Nesma, société de droit néerlandais, utilisera, depuis Paris, les satellites Nilesat et Arabsat et aura ses studios à Tunis. Un montage compliqué, mais qui ménage les susceptibilités nationales et offre de nombreux avantages fiscaux et administratifs. « Nesma sera une chaîne offshore. En théorie, la seule autorisation requise concerne le tournage, ajoute Nébil Karoui. Nous avons beaucoup consulté avant de nous lancer et avons reçu les encouragements de tous les responsables politiques. »
Suivant l’exemple de Canal Horizons*, la grille de Nesma fera prudemment l’impasse sur les journaux télévisés, les reportages et les débats. L’information coûte cher et ne rapporte que des ennuis ! Le contenu des programmes sera soft, familial, aseptisé : « Nous ne voulons pas choquer, mais rassembler, prévient Nébil Karoui. Il ne faut pas mépriser la fraction conservatrice du public qui estime – peut-on lui donner tort ? – que certaines télés arabes ont poussé un peu loin le bouchon de l’indécence. Dans notre Star Ac’, il n’y aura ni décolletés plongeants ni bisous dans le cou. » Les prises de vues terminées, garçons et filles rentreront sagement se coucher dans deux dortoirs séparés de plusieurs kilomètres ! Une concession au puritanisme ambiant, dictée par le principe de réalité. En février dernier, la Star Ac’ libanaise, jugée trop osée, avait été déprogrammée par l’unique chaîne nationale algérienne
La saga des frères Karoui commence en 1996. Nés à Bizerte dans une famille de la petite bourgeoisie, ils ont grandi à Tunis avant de partir passer leur bac à Marseille, au milieu des années 1980. Après des études à Sup de Co Marseille, Nébil rentre chez Xerox. Ghazi suit les cours d’un IUT de communication à Aix-en-Provence, passe un doctorat de troisième cycle à Paris, puis intègre RSCG, l’agence de publicité de Jacques Séguéla (et de ses associés). Au début des années 1990, l’aîné rentre en Tunisie, intègre le groupe allemand Henkel, puis participe aux côtés du regretté Serge Adda aux premiers pas de Canal Horizons Tunisie, la filiale tunisienne de la chaîne cryptée, dont il devient directeur commercial. Il est bientôt rejoint par Ghazi, qui ouvre le bureau de McCann à Tunis.
En 1996, les deux frères décident de voler de leurs propres ailes, fondent KNRG et deviennent le représentant exclusif au Maghreb de la firme britannique Saatchi & Saatchi. Les débuts sont poussifs, le marché tunisien de la publicité n’étant pas mûr. Leur destin bascule sur un coup de fil. Saatchi leur propose de travailler à Casablanca pour Procter & Gamble (P&G), qui recherche des créatifs arabes. Ils débarquent sur une autre planète. Le Maroc a dix ans d’avance sur la Tunisie. Et vingt sur l’Algérie.
Les Karoui apprennent rapidement les ficelles du métier. Un an plus tard, en 1999, ils décrochent 50 % du budget communication de Méditel, le deuxième opérateur de téléphonie mobile, contrôlé par l’espagnol Telefónica. « Grâce aux dizaines de focus groupes [réunions de consommateurs] réalisés pour P&G, nous ?avions une connaissance approfondie de la société marocaine, explique Nébil. Notre vision du marché n’était peut-être pas très glamour, mais elle était juste. Méditel avait axé sa politique commerciale sur le prépayé, les cartes à 20 dirhams ou 50 dirhams. Pour toucher les ménagères, nous avons fait le pari de communiquer en darija [arabe dialectal marocain], ce qui ne se faisait pas encore à l’époque. » Jackpot. En quatre mois, les Karoui gagnent avec Méditel autant qu’en deux ans avec Procter.
Ayant consolidé ses positions dans le royaume, KNRG se lance à l’assaut du marché algérien, alors totalement vierge. Le pays se remet à peine de la décennie noire du terrorisme. En termes de publicité, c’est un désert créatif. Les Karoui fondent une filiale, récupèrent le business de Procter, décrochent des contrats juteux avec d’autres multinationales. En 2002, ils remportent le budget de Djezzy, filiale du groupe égyptien Orascom. Les Karoui repeignent le produit aux couleurs de l’Algérie. Articulée autour d’une formule choc, « Aïch la vie ! », leur campagne fait un tabac. En deux ans de collaboration avec Djezzy, le nombre de clients passe de 100 000 à 2 millions.
En 2003, c’est presque logiquement que KNRG fait son grand retour en Tunisie, en remportant le budget Tunisiana, l’opérateur privé de téléphonie mobile. Avec un budget télécom dans chacun des trois pays du Maghreb central, la petite entreprise familiale vire au mastodonte. Contraints de réaliser cent vingt films par an, les Karoui embauchent techniciens et réalisateurs, créent des studios et s’improvisent producteurs de télévision !
« Il fallait faire remonter l’audience de l’ENTV, la chaîne nationale algérienne, explique Nébil. Nedjma, notre principal client [son budget avait remplacé celui de Djezzy], avait l’impression d’investir à perte dans la pub télé et envisageait de tout arrêter. Enjeu : 7 millions de dollars. Nous nous sommes alors tournés vers Endemol, à qui nous avons acheté les droits de l’un de leurs formats, Split Decision, que nous avons transposé à la télé en ciblant deux cases en prime time, celles du lundi et du jeudi. » Les Karoui prennent en charge l’intégralité des frais, injectent un peu plus de 1,5 million de dollars et livrent à la chaîne un programme clés en main. Ils se remboursent avec les appels téléphoniques et les SMS surtaxés envoyés par les téléspectateurs. Nedjma y trouve aussi son compte, puisque l’opérateur prélève au passage une dîme sur le trafic supplémentaire ainsi suscité. Le deal est risqué, mais il réussit au-delà de toute espérance. Akhr Kalima – c’est le nom de l’émission – fait un carton. Les audiences avoisinent 45 %-50 %. Les responsables de l’ENTV sont ravis.
KNRG poursuit sa diversification tous azimuts en exploitant méthodiquement le filon de la real-TV. Le groupe achète des licences auprès d’Endemol et de LBC, et crée des plates-formes de vote interactives afin de permettre aux millions de fans maghrébins de la Star Ac’ libanaise de soutenir leurs candidats. L’idée de créer une chaîne qui diffuserait en exclusivité des programmes de divertissement destinés au Maghreb fait son chemin. Elle va aboutir au lancement du projet Nesma TV.
Bien sûr, la fulgurante réussite des deux frères – dont la société, rebaptisée Karoui & Karoui World, s’est donné une nouvelle identité visuelle symbolisée par un point rouge – suscite rancurs et jalousies. Leurs pratiques commerciales et salariales passées, pas toujours très orthodoxes au dire de leurs détracteurs, leur valent aujourd’hui de franches inimitiés et une réputation sulfureuse. Depuis cet été, le groupe est même la cible d’une véritable campagne de diffamation, partie des allégations fantaisistes d’un journal algérien au tirage confidentiel (Le Maghreb) accusant les Tunisiens de graves irrégularités et de surfacturations au détriment de Nedjma. L’opérateur a formellement démenti. Mais, entre-temps, des centaines de milliers d’exemplaires d’une version électronique de l’article incriminé ont été envoyés par un hacker (cyberpirate) au gratin maghrébin des affaires. « La manuvre s’explique par la très vive concurrence existant entre les opérateurs algériens, tranche Nébil Karoui. On cherche à nous nuire. Mais n’en déplaise à nos ennemis, Karoui & Karoui n’est ni Khalifa ni Batam. Nos comptes sont transparents, et nous sommes audités régulièrement. Croyez-vous que nous nous serions autant exposés et aurions tenté l’aventure de la télévision si nous avions tant de choses à nous reprocher ? »

* Pour être autorisé à émettre son signal par voie terrestre (hertzienne) en Tunisie, l’état-major de Canal Horizons avait accepté de ne diffuser ni informations, ni débats, ni, bien sûr, de films pornographiques à l’antenne.

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