L’escalade
Les deux pays ont rompu leurs ?relations diplomatiques le 24 novembre. La veille, un juge français avait lancé un mandat d’arrêt international contre des proches de Kagamé pour leur rôle supposé dans le génocide de 1994.
Seuls ceux qui méconnaissent l’orgueil, la susceptibilité à vif, le nationalisme viscéral et le total détachement à l’égard de la France qui animent Paul Kagamé et ses proches se seront étonnés de la mesure radicale prise le 24 novembre par Kigali. En rompant ses relations diplomatiques avec la France, le président rwandais a voulu réagir à l’exacte mesure de ce qu’il estime être une agression majeure de la part d’un pays dont il a combattu le détachement expéditionnaire les armes à la main de 1990 à 1994. À ses yeux, le fait que l’offensive menée contre lui se déroule cette fois sur le terrain judiciaire n’a strictement aucune importance : derrière le juge Bruguière, il est persuadé que ce sont les services spéciaux et l’armée de l’État français qui s’avancent masqués.
La veille, le 23 novembre, le juge Bruguière avait signé neuf mandats d’arrêt internationaux visant des proches de Kagamé considérés comme les auteurs présumés de l’attentat qui déclencha le génocide. Le même jour, le magistrat avait été brûlé en effigie par quinze mille manifestants déchaînés dans le stade Amahoro de Kigali. Volontiers provocateur, amateur de coups médiatiques et politiquement engagé au côté de Nicolas Sarkozy, le juge Bruguière vient sans doute d’atteindre l’un de ses objectifs. Après avoir affronté le colonel Kadhafi et l’Iran des mollahs, le voici qui met en cause, de la façon la plus directe qui soit, l’un des chefs d’État les plus mystérieux – et les plus controversés – du continent, au cur d’une tragédie épouvantable qui a bouleversé l’opinion mondiale : le génocide rwandais. En franc-tireur accompli, le premier vice-président du tribunal de grande instance de Paris chargé de la coordination antiterroriste ne se soucie guère des dommages collatéraux.
Dans le fond, l’ordonnance de soit-communiqué transmise par Bruguière au parquet était déjà, pour l’essentiel, connue de tous ceux qui suivent l’escalade politico-judiciaire entre la France et le Rwanda à propos du génocide. Le Monde, en mars 2004, puis Pierre Péan, dans son pamphlet paru en décembre 2005, avaient déjà révélé – et repris à son compte pour le second – les conclusions auxquelles était parvenu le juge. On savait donc l’intérêt de cette enquête, qui explore la piste jusqu’ici négligée d’une responsabilité des rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) dans l’attentat du 6 avril 1994 contre l’ancien président Juvénal Habyarimana. On en savait aussi, et surtout, les limites : des témoignages sujets à caution que Bruguière s’est toujours refusé à confronter aux réalités du terrain puisqu’il n’a jamais demandé à se rendre au Rwanda. Et une volonté à peine dissimulée de travailler à charge contre Kagamé et de ne suivre qu’une seule et unique piste : celle qui mène à la culpabilité du chef de l’État rwandais. Les deux autres hypothèses, celle d’un complot des extrémistes hutus, qui disposaient eux aussi de missiles Sam, et celle impliquant des mercenaires ne sont évoquées que pour mémoire et immédiatement écartées.
Outre son côté « pavé dans la mare » déjà passablement troublée des relations franco-rwandaises, qu’apporte de nouveau ce dernier rebondissement ? La liste des personnes mises en cause, tout d’abord. Bruguière a ratissé large, sans s’embarrasser de détails. On y trouve cinq généraux : James Kabarebe, l’actuel chef d’état-major général des armées, ses deux prédécesseurs, Samuel Kanyemera (aujourd’hui député) et Faustin Nyamwasa-Kayumba (actuel ambassadeur en Inde), Jackson Nkurunziza, chef du G5 à l’état-major, Charles Kayonga, chef d’état-major de l’armée de terre et ancien responsable du bataillon de l’APR (branche armée du FPR) à Kigali en 1994, ainsi que l’un de ses adjoints, Jacob Tumwine, aujourd’hui homme d’affaires. On y trouve aussi des « petites mains » comme le major Frank Nziza, actuellement membre de la Garde présidentielle, et un certain Éric Hakizimana, dont on dit qu’il travaillerait dans les services de renseignements. Parmi les neuf visés par les mandats d’arrêt figure également Rose Kabuye, directrice du protocole d’État, dont on se demande un peu ce qu’elle fait dans ce dossier. Major au sein de l’APR à l’époque des faits, elle était chargée des affaires sociales – elle a depuis quitté l’armée avec le grade de lieutenant-colonel. Tous sont mis en cause sur la base des confessions – non recoupées sur place – de deux dissidents de l’APR dont la crédibilité est, comme on l’imagine, totalement récusée par Kigali : Abdul Ruzibiza et Aloys Ruyenri. Selon de bonnes sources, le juge Bruguière a également bénéficié dans le cadre de son enquête de la coopération de la CIA américaine et du FSB russe, ainsi que de celle du sulfureux capitaine Paul Barril.
Le second élément nouveau de l’ordonnance Bruguière réside dans son caractère éminemment politique. Si l’hypothèse de la responsabilité du FPR dans l’attentat du 6 avril méritait, parmi d’autres, d’être examinée (encore aurait-il fallu, pour la conforter ou l’infirmer, demander à ce qu’une commission rogatoire se rende à Kigali, quitte à ce que la requête soit refusée), le juge outrepasse manifestement son rôle en se lançant dans une analyse très personnelle des motivations attribuées au chef de l’État. Sa thèse d’un Kagamé monstrueux planifiant sciemment le génocide de son propre peuple pour parvenir au pouvoir (« une victoire totale, au prix du massacre des Tutsis dits de l’intérieur ») a déjà été développée par Pierre Péan. Son seul avantage, si l’on peut dire, est de disculper les personnalités hutues actuellement jugées par le TPIR d’Arusha de toute velléité de planification du génocide – lequel se trouve réduit aux dimensions d’une gigantesque bavure purement spontanée.
Ce « révisionnisme » à la sauce Bruguière satisfait, on s’en doute, les défenseurs de l’honneur de l’armée française – dont le rôle très controversé pendant et avant le génocide fait en ce moment l’objet de diverses plaintes, enquêtes et auditions publiques, tant à Kigali qu’à Paris. Comme dans l’affaire Borrel, le gouvernement français se réfugie derrière l’indépendance de la justice et le côté incontrôlable des juges d’instruction pour minimiser l’impact de ce dernier épisode. Mais autant Paris semble disposé à monter au créneau pour défendre le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh, autant nul ne paraît avoir l’intention de lever le petit doigt en faveur de Kagamé. De l’Élysée au ministère de la Défense, le président rwandais a toujours été considéré comme un ennemi irréductible de la « Françafrique » – au point de passer aujourd’hui pour l’un des rares chefs d’État amis de l’Ivoirien Laurent Gbagbo. C’est d’ailleurs en concertation avec un Jacques Chirac en fin de mandat que le juge Bruguière a fixé la date de délivrance des neuf mandats d’arrêt internationaux, lesquels devraient être transmis au secrétaire général de l’ONU afin qu’il saisisse à son tour le TPIR, qui a le pouvoir de juger un chef d’État en exercice. Alors, Kagamé-Milosevic, même destin ? Il y a très loin des désirs de Jean-Louis Bruguière à la réalité. Pour une bonne raison : on voit mal la justice internationale avaliser une enquête solitaire qui discrédite son propre et minutieux travail. Et qui tend in fine à transformer les accusés en victimes
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