Bienvenue chez les Bamilékés (2)
La foule est silencieuse. Même les oiseaux de la forêt sacrée, toute proche, ne piaillent plus. Comme s’ils avaient deviné que le moment est grave. Tout à coup, le son du clairon déchire le silence. La dépouille mortelle arrive, suivie de la famille éplorée.
Nous sommes à Bafoussam, sur la place des fêtes de la chefferie, où une foule nombreuse s’est rassemblée pour rendre un dernier hommage au défunt. Au centre, la famille. Sur un côté, les chefs, dans leur tenue d’apparat, une peau de panthère à leurs pieds. Dans une tribune, les officiels. Un peu plus loin, des notables. Ailleurs, les autres invités.
Si tous les deuils bamilékés ne réunissent pas autant de beau monde, ils restent des rites sacrés. Ce ne sont pas les seules traditions que les « originaires » de la province de l’Ouest, une zone montagneuse au climat relativement tempéré, propice à l’agriculture, ont en commun. Il y a aussi les funérailles, autre rituel en hommage aux défunts qui survient plus tard, et le culte des crânes – cérémonie qui consiste à « tirer » (déterrer) les crânes des défunts et à les placer dans une case spécifique où l’on ira prier et nourrir les ancêtres. Sans oublier la chefferie, une institution contrôlée par une assemblée de notables et régie par un protocole très strict.
Le sens des affaires est une caractéristique attribuée aux Bamilékés. « On nous apprend très jeunes à nous débrouiller et à épargner », explique Jean-Claude, un jeune de Bafang. Mais ce dynamisme ne serait rien sans la capacité d’organisation et la solidarité dont ils ont le secret. Tout part de la chefferie. Chaque chef a un représentant là où se trouvent ses sujets, y compris à l’étranger. Sa mission est de maintenir les traditions, préserver les intérêts de la communauté, régler problèmes et conflits et rendre compte à qui de droit. La majorité semble y trouver son compte, puisqu’elle est ainsi informée de ce qui se passe au village, apprend les subtilités des coutumes et se sent épaulée. « Les amis de la ville, c’est quand on est en bonne santé. Mais quand ça va mal, ce sont les gens du village qui t’aident », assure Marie.
Outre les tontines, qui permettent à leurs membres de disposer à tour de rôle d’un petit magot, utilisé à diverses fins, en ville, les originaires d’un même village se regroupent en associations. Objectif : engager des actions tant au village qu’au quartier. La diaspora n’y échappe pas. Tous les ans, des « congrès » sont organisés au village. Une semaine de fêtes d’où l’on revient « gonflé à bloc ».
Voilà ce qui fonderait l’identité bamiléké, nom qui signifierait les « gens nombreux », en medumba, langue parlée à Bangangté. Mais bien des choses les séparent aussi. Ainsi ne parlent-ils pas la même langue et tous ne se reconnaissent pas sous l’étiquette de Bamiléké. On se présente plutôt comme Bangangté, Bandjoun, Dschang ou Bafoussam. Le nom de sa chefferie d’origine.
L’attachement que portent les Bamilékés à leur village n’exclut pas les critiques. Certains considèrent la chefferie comme peu compatible avec la démocratie. D’autres, qui voudraient seulement la dépoussiérer, stigmatisent son protocole tatillon, la dot et la polygamie, pourtant signe de la puissance du chef, qui doit avoir beaucoup d’enfants. Le droit d’aînesse et les mariages forcés sont de moins en moins acceptés. Plus question non plus de travailler gratuitement pour le chef, une tâche héréditaire qui revenait jadis aux « serviteurs ».
Des chefs, comme Fo’o Sokoudjou, de Bamendjou, ont amorcé des réformes. « Nous avons créé un comité de développement du village, dont je ne suis que le coordinateur. Je reçois hommes et femmes, et tous sont assis, ce qui n’était pas envisageable jadis », assure-t-il, en désignant du doigt la grande salle de réunions encombrée de chaises, qui jouxte le salon où il reçoit ses invités.
La chefferie est l’objet d’autres types de critiques. Assis devant un soda, dans une gargote de Bangangté, Justin fulmine. « À l’enterrement du préfet à Bafoussam, chaque groupe était dans son coin. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. » Sont visées les passerelles établies entre le pouvoir en place et les chefs. Et les petits arrangements entre amis qui s’ensuivent. À en croire Justin, outre le fait qu’ils sont les auxiliaires de l’administration, percevant à ce titre un salaire, ce qui est incompatible avec la tradition, des chefs seraient « vendus aux puissances de l’argent » – bamilékés et autres – et au parti du pouvoir, qui utilise la chefferie comme vivier électoral.
Dans la salle, tout le monde opine du bonnet. Échauffé par la discussion et quelques bières, un autre habitué des lieux affirme que même des notables, pourtant gardiens des traditions et maîtres des initiations, qui décidaient autrefois du maintien ou non d’un chef, seraient compromis.
Même son de cloche dans le car qui, en cette fin de dimanche pluvieux, ramène à Douala de jeunes Bamilékés venus ?passer le week-end au village. « On a introduit le profane dans la chefferie en amenant des ministres et des personnalités dans la forêt sacrée et en leur révélant des secrets », se lamente Josiane. De quoi fâcher les ancêtres, qui n’auraient pas manqué d’exprimer leur colère. C’est ainsi que certains expliquent l’incendie qui a ravagé la chefferie de Bandjoun, en janvier 2005. « Il fallait purifier les lieux », déclare Josiane, apparemment soulagée.
S’ils s’étaient contentés de rester dans leurs montagnes à cultiver leurs traditions et leurs champs, tout y irait pour le mieux. Mais voilà, ils sont allés s’installer partout, en particulier dans les grandes villes, où ils contrôlent de larges pans d’activités – professions libérales, industrie, commerces, taxis et autres. De quoi irriter les « autochtones », qui vivent souvent leur présence comme une invasion. « Quand ils sont arrivés à Douala, on leur a donné un bout de terre par hospitalité. Peu à peu, ils ont pris tous les terrains », gémit un habitant. Seuls les Bassas se targuent de leur avoir tenu tête : « Ils sont minoritaires dans la Sanaga-Maritime, et, même s’ils épousent nos femmes, leurs enfants mâles n’auront pas nos terres, sauf s’ils renient leur clan paternel. »
Conjuguée à leur sens des affaires, qui expliquerait, entre autres, leur mobilité – « Ils vont là où il y a de l’argent à gagner », ironise Max -, leur solidarité effraie. « S’ils ont le pouvoir politique, ils donneront tous les postes à leurs frères », assure Eugène. De quoi fâcher Jean-Paul : « Quand nous créons des emplois à Douala ou à Yaoundé, cela ne développe-t-il pas le Cameroun ! Et, parmi ceux qui font l’objet de mises en examen pour détournement de fonds publics, combien y a-t-il de Bamilékés ? » s’indigne-t-il.
« Allogènes »
Face à leurs détracteurs, les Bamilékés ont souvent la dent dure. « Les autres ne pensent qu’à consommer et à faire la fête », déclare une jeune coiffeuse de Douala. Un médecin préfère fustiger les notions d’allogène et d’autochtone, introduites dans la Constitution de 1996, un moyen, selon lui, d’empêcher les Bamilékés d’assumer des fonctions électives hors de leur région d’origine : « Au XXIe siècle, avec l’urbanisation, que valent ces notions ? On sait ce que la référence au village a donné ailleurs. Avec cela, on n’est pas prêt de faire l’unité nationale. » On lui opposera alors que les « allogènes » ne sont guère nombreux dans l’Ouest.
Le rejet que les Bamis suscitent parfois remonterait à la période coloniale. « Il y avait des tribus chouchoutes des colons et des tribus honnies, tels les Bamilékés, qui ont lutté farouchement pour l’indépendance. On nous a appris à nous méfier d’eux », admet Benoît. Après l’indépendance, la lutte que le président Ahmadou Ahidjo a engagée contre l’Union des populations du Cameroun (UPC), dont ils faisaient majoritairement partie, fit de nombreuses victimes dans leurs rangs. On parle d’au moins 200 000 morts.
Le multipartisme n’aurait rien arrangé. « Les élites en place ont peur de perdre le pouvoir, les Bamilékés et les anglophones étant majoritaires numériquement, poursuit Benoît. Elles misent donc sur le repli identitaire pour diviser l’électorat. »
Peur ? Pourtant, les très rares partis dirigés par des Bamilékés, comme l’Union des forces démocratiques du Cameroun de Victorin Hameni Bieuleu, ou le Mouvement pour la démocratie et l’interdépendance de Djeukam Tchameni, ont un poids électoral insignifiant. Certains expliquent cette marginalisation du champ politique par le système de la chefferie. « Personne ne peut dominer l’Ouest. Aucune chefferie ne peut avoir la primauté sur une autre. Un Bami peut donc difficilement émerger comme leader politique. Il peut animer un parti, le financer, mais il ne peut pas en prendre la tête », soutient Benoît.
Au début des années 1990, lorsque la contestation contre le régime du président Biya a pris de l’ampleur, certains d’entre eux fondèrent le Laakam (nom traditionnel du lieu d’initiation des chefs), association mi-ethnique mi-politique, dans le but de donner unité et cohérence à la défense de leurs intérêts. Mais l’initiative fit long feu, du fait, notamment, de l’hétérogénéité de ses membres.
Aujourd’hui, ceux qui sont opposés au régime se tournent volontiers vers l’Union démocratique du Cameroun d’Adamou Ndam Njoya, mais surtout vers le Social Democratic Front (SDF) de l’anglophone John Fru Ndi. À la présidentielle de 2004, dans la province de l’Ouest, le SDF a talonné de très près le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), le parti au pouvoir, avec 45 % des suffrages.
Pragmatisme
Bien sûr, les Bamilékés sont représentés au RDPC. Ils en étaient déjà membres du temps du parti unique. Après une parenthèse, dans les années 1990, ils y sont revenus. C’est sous cette étiquette qu’ils ont gagné 5 sièges dans la province de l’Ouest aux législatives de 2007. Petite victoire toutefois, puisque le SDF en a raflé 15 et l’UDC 5. Les maires RDPC de la province ont été plus chanceux, en remportant la majorité des municipalités. Et toutes celles du département des Bamboutos. Parmi les nouveaux élus, des femmes, dont la dynamique Célestine Keutcha, à Bangangté.
Dans l’actuel gouvernement, cinq portefeuilles sont détenus par des Bamilékés. Jean Kuété, ex-secrétaire exécutif de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), occupe le poste de l’Agriculture et du Développement rural, un ministère d’État. Clobert Tchatat est au Développement urbain et à l’Habitat ; la pharmacienne Madeleine Tchuente à la Recherche scientifique et à l’Innovation ; Jean-Bernard Sindeu à l’Eau et à l’Énergie. Quant à Maurice Kamto, il s’est vu attribuer le ministère délégué à la Justice. D’aucuns font valoir qu’ils sont la caution bamiléké du régime, qui ne peut pas totalement les marginaliser.
De mauvaises langues diront aussi que les Bamis adhèrent au RDPC moins par conviction que par pragmatisme. Il faut bien faire tourner les affaires. Et, pour cela, avoir la paix. Pour s’assurer la victoire aux élections locales ou à la députation, il faudra bien sûr négocier avec les chefs, en se montrant généreux à leur égard. Et pour cause. « Ils ont des besoins illimités, ironise un homme d’affaires. Ils se marient tous les jours, font beaucoup d’enfants et veulent que leur progéniture fasse des études. Tout cela a un coût. »
S’ils n’ont pas de partis qui comptent, les Bamilékés, en revanche, détiennent une bonne partie des médias. Notamment Le Messager, la Nouvelle Expression, Le Jour et Ouest Écho, pour ce qui est de la presse écrite. Dans l’audiovisuel, ils contrôlent Canal 2 International, Radio Équinoxe et Télévision Équinoxe à Douala, Radio Tiemeni Siantou (RTS) à Yaoundé, ainsi qu’une flopée de radios FM et rurales dans la province de l’Ouest.
Les affaires restent toutefois leur terrain de prédilection. Leurs succès dans ce domaine doivent beaucoup au président Ahidjo, qui, au début des années 1960, encouragea la formation d’une bourgeoisie dans cette communauté en échange de l’abandon des luttes dans les maquis de l’UPC. C’est de cette alliance que les André Sohaing, Joseph Kadji Defosso et autres Victor Fotso tirèrent leur réussite.
Ils ont surmonté la crise des années 1980, les opérations villes mortes du début des années 1990, où plus d’une entreprise est tombée sous le couperet des redressements fiscaux. Aujourd’hui, voilà les Chinois. Au début, l’inondation du marché par leurs produits a été un coup dur. Puis les hommes d’affaires bamilékés se sont ressaisis, en s’installant en Chine ou en en rapportant des biens d’équipement, moins chers qu’en Occident. Pas question en tout cas de se faire doubler par les hommes de l’empire du Milieu. « Les Chinois copient, on va les copier. Ma devise est "qualité européenne à prix chinois», déclare Noucti, président du groupe Batoula.
Pour les petits, cependant, la concurrence chinoise ou indo-pakistanaise est rude. Actuellement, un jeune qui débute dans l’informel met plus de temps qu’autrefois pour épargner et monter un commerce, car les marges sont réduites. « Pour réussir, indique un imprimeur, il faut se situer dans les niches de qualité, là où les Asiatiques n’ont pas encore pris position, aligner 300 millions de F CFA, contre 30 millions auparavant, et disposer d’un savoir-faire éprouvé. » Ce qui n’est pas donné à tout le monde.
« Gentlemen farmers »
Heureusement, la nouvelle génération issue des milieux aisés a fait des études. Elle peut fréquenter l’Université des Montagnes, un établissement privé payant (quelque 2 000 dollars par an), créé à Bangangté par le professeur Lazare Kaptué. Ici, pas d’entrée sans concours et pas de passe-droit, assure-t-on. Cette génération peut compter aussi sur les solides réseaux des aînés, dont les tontines, qui permettent de mobiliser très vite des millions de francs CFA. Le business est aussi l’affaire des chefs. Du moins ceux qui refusent de tendre la main et qui ont investi dans l’agriculture, l’hôtellerie ou le commerce. Pour durer, ces gentlemem farmers doivent toutefois apprendre à « gérer une entreprise moderne et s’adapter à la mondialisation », explique David. De toute façon, chefferie ou pas, ce qui importe, c’est de rétablir la moralité à tous les niveaux, y compris dans les affaires, et d’en finir avec le tribalisme. « Arrêtons de diaboliser les Bamilékés. Sans eux, le pays ne décollera pas », martèle le même David.
Les changements viendront-ils des jeunes ? Ces derniers, qui, pour la plupart, sont nés ou ont grandi en ville, ne se reconnaissent guère dans les anciennes étiquettes. « Nous sommes camerounais, c’est tout. On s’intéresse aux traditions, mais ce qui nous importe c’est d’avoir du travail et d’épouser la femme de notre choix », affirme Romuald, tout en enfourchant une de ces motos-taxis qui font vivre tant bien que mal une bonne partie de la jeunesse. En février dernier, n’était-ce pas les jeunes qui manifestaient dans les rues contre la vie chère ?
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