« L’affaire Tlili » commence
Accusé de malversations dans le cadre de ses activités professionnelles, le chef d’un parti a beaucoup de mal à accréditer la thèse du procès politique.
« Il a récolté ce qu’il a semé », disent ses ennemis, qui se réjouissent presque ouvertement de ses déboires. « Laissons la justice suivre son cours », répliquent ses partisans, invoquant la présomption d’innocence.
Incarcéré le 17 septembre à la prison civile de Tunis, après avoir été inculpé pour « abus de pouvoir, dans le but de tirer profit de façon illicite de ses fonctions », Abderrahmane Tlili, secrétaire général de l’Union démocratique unioniste (UDU), parti d’opposition d’obédience nationaliste arabe, n’a pas fini de défrayer la chronique.
Ce sexagénaire, ancien militant de gauche devenu « le plus ancien PDG encore en poste dans le secteur public », titre dont il n’était pas peu fier, est accusé de malversations dans le cadre de ses activités à l’Office de l’aviation civile et des aéroports (OACA).
Son successeur, qui fut son adjoint à la tête de l’entreprise, a ordonné, dès sa prise de fonctions, le 6 août dernier, un audit interne, qui a permis de constater des abus dans d’importants marchés avec certains fournisseurs. Ces derniers ont été confirmés par une enquête parallèle menée par le contrôle général des services publics, ainsi que par « une dame proche de l’inculpé », en fait une de ses collaboratrices dont l’identité n’a pas été divulguée.
Les déboires de Tlili commencent en juin dernier lorsque son épouse, Salwa Limam, se suicide en se jetant du premier étage du hall de l’aéroport international de Tunis-Carthage. Une enquête judiciaire a été lancée pour faire la lumière sur ce drame (passionnel ?) qui s’est déroulé en présence d’une foule de voyageurs… et à quelques dizaines de mètres du bureau de l’époux volage.
Le 28 juillet, Tlili est parmi les invités à la cérémonie d’ouverture du congrès du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, parti au pouvoir). Il est même le premier orateur à prendre la parole après le président Zine el-Abidine Ben Ali. « Il m’est difficile de parler après vous, Monsieur le Président », lance-t-il alors au chef de l’État, en montant à la tribune (J.A.I. n° 2221). Le 6 août, il est reçu, en sa qualité de secrétaire général de l’UDU, au Palais de Carthage. À sa sortie de l’audience avec le chef de l’État, il annonce le soutien de son parti à la candidature de Ben Ali à la présidentielle de 2004. Ce qui ne manque pas de susciter quelques remous au sein de l’UDU, certains militants lui reprochant de ne pas marquer suffisamment ses distances vis-à-vis du pouvoir et, surtout, de prendre des décisions importantes sans les consulter.
Tlili, qui a atteint l’âge de la retraite cette année (il a 60 ans), croyait avoir obtenu une prolongation de son mandat à la tête de l’OACA pour une année supplémentaire à compter de mars 2003. Aussi est-il surpris d’apprendre sa mise à la retraite par un communiqué laconique publié le 21 août par les journaux de la place. Son successeur ayant ordonné un audit des comptes de l’entreprise, une perquisition est aussitôt faite à son bureau. Dans la foulée, il se voit notifier une interdiction de quitter le territoire. L’un de ses deux fils aura droit au même traitement.
Le 27 août, alors que la classe politique tunisienne essaie de comprendre les raisons de la disgrâce, aussi brusque que radicale, de cet homme qui s’est toujours vanté d’avoir ses entrées au Palais de Carthage, Tlili est agressé par deux individus devant le domicile de sa mère au quartier résidentiel d’El-Menzah. L’incident a lieu vers 11 heures du matin, devant des témoins. Avant de s’enfuir, les agresseurs ont le temps de s’emparer du cartable de leur victime et de deux cartons de documents déposés dans le coffre de sa voiture.
Sous la violence des coups, Tlili a perdu connaissance. Il ne se réveillera qu’entre les mains des médecins de la clinique El-Aman, à Mutuelleville. Les médecins lui ont posé plusieurs points de suture sur la joue droite. Ses proches et amis, qui ont accouru à son chevet, constatent des hématomes au niveau de l’oeil droit.
Réunis dans la soirée, les membres du bureau politique de l’UDU rendent public un communiqué où ils dénoncent avec force « cette agression et la violence politique » et demandent « aux autorités de dévoiler l’identité des criminels et de les traduire devant la justice ». Ils se gardent cependant de désigner un quelconque responsable. La thèse du règlement de comptes politique, qui a été évoquée à demi-mot par certains d’entre eux, fait long feu. Tout en condamnant l’usage de la violence qu’elle qu’en soit la raison, les représentants de la société civile (partis, ONG…) se sont abstenus, eux aussi, de voir des motifs politiques derrière cette affaire.
L’itinéraire tortueux de Tlili, sa personnalité intrigante et ses relations troubles ne lui valent, il est vrai, de grande sympathie ni parmi les gens du pouvoir ni chez ceux de l’opposition. Quant aux chefs d’entreprise, qui n’ont jamais considéré cet affairiste ambitieux et énigmatique comme l’un des leurs, ils voient dans ses déboires actuels la confirmation de la méfiance dans laquelle ils l’ont toujours tenu.
Qui est cet homme ? Comment est-il venu à la politique ? Et aux affaires ?
Né le 30 mars 1943 à Gafsa, ville minière du Sud-Ouest, Abderrahmane Tlili est le fils aîné d’Ahmed Tlili, militant nationaliste et leader syndicaliste, auteur de la lettre historique à Bourguiba lui demandant davantage de libertés et de démocratie, mort en exil à Genève en 1967.
Étudiant à l’Institut français de presse et à la faculté de droit d’Assas, à Paris, il devient un activiste anarcho-révolutionnaire et prend part aux manifestations qui déferlent sur le boulevard Saint-Michel à Paris, un certain mois de mai 1968. Expulsé de France, il retourne à Tunis où l’attend une morne vie de chômeur. Recruté en 1973 par la Société tunisienne d’édition et de diffusion (STED), aujourd’hui disparue, il crée le premier syndicat de l’entreprise et se voit aussitôt licencié. Après un court passage par l’Office de l’emploi, il intègre l’Office national de l’huile (ONH), où il passe dix-sept ans, dont onze comme PDG. Depuis 1991, ce manager commis de l’État a présidé aux destinées de la Société de transport pétrolier saharien (Trapsa), de la Compagnie franco-tunisienne de pétrole (CFTP), de la Société italo-tunisienne de Pétrole (SITEP) et de l’OACA, depuis 2000.
En novembre 1986, Tlili crée, à la demande du pouvoir, l’UDU, une formation censée rassembler tous les mouvements d’obédience nationaliste arabe (nassériens, baasistes, etc.). Le parti ne tarde pas à trouver sa place dans le paysage politique, même si son audience reste limitée à une élite d’intellectuels panarabistes. Il dispose aujourd’hui de cinq sièges au Parlement et d’une dizaine de conseillers municipaux.
En 1999, Tlili présente sa candidature à l’élection présidentielle, non pour « affronter » le président sortant, Ben Ali en l’occurrence, mais « pour faire avancer la cause de la démocratie et du pluralisme » (sic !). Alors faux candidat ou vrai partenaire ? Aux journalistes étrangers qui lui posent cette question, il se contente d’évoquer « les impératifs de la transition démocratique ». Ben Ali remporte le scrutin avec plus de 99 % des voix. Le chef de l’UDU recueille, pour sa part, 0,02 %. Un score qui lui vaudra le sobriquet de « monsieur Zéro et des Poussières ».
Après ce revers électoral, les dissensions au sein de sa formation, qui étaient jusque-là larvées, éclatent au grand jour. Tlili parvient cependant à tenir la barque, alternant le bâton et la carotte. Les militants les plus récalcitrants sont exclus sans ménagement. Les plus conciliants ont droit aux largesses du maître. Tlili, qui n’a jamais manqué de moyens financiers, sait se montrer généreux avec ceux qui lui manifestent une allégeance sans faille.
D’où vient l’argent qu’il distribue à gauche et à droite pour « acheter » la soumission des uns et le silence des autres ? À en croire une feuille éditée à Paris par un opposant tunisien, et Echourouk, un quotidien tunisois proche du pouvoir, défendant pour la première fois la même cause, Tlili aurait amassé frauduleusement une fortune colossale déposée dans des banques étrangères, notamment en Suisse et en Italie. Il aurait aussi des biens immobiliers en France et en Suisse. Pour étayer ses accusations, la publication évoquée ci-dessus reproduit, il y a quelques mois, le fac-similé d’une copie du registre foncier de la ville de Genève prouvant ses allégations. Un homme d’affaires tunisien réfugié en France, Khémaïes Toumi, qui a engagé un procès contre Tlili pour escroquerie, n’est pas étranger à ces révélations.
« L’affaire Tlili » ne fait que commencer. On court peu de risques à avancer que ce que la justice découvrira en 2003 et 2004 dépassera de loin ce que l’opinion publique soupçonne depuis… trois décennies.
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