Rayhana : « J’utilise le langage des hommes pour les attaquer »
Originaire de Bab el-Oued, cette comédienne et dramaturge algérienne nourrit ses écrits de ses drames intimes. Et puise sa force dans le combat contre l’islamisme.
« Rayhana, l’artiste féministe, a été agressée et aspergée d’essence en plein Paris. » Les bandeaux rouges barrent la couverture de son autobiographie, Le Prix de la liberté. C’était la volonté de son éditeur, pas la sienne. Alors, dans une librairie, elle les a ôtés un à un de tous les exemplaires pour les enfouir au fond de sa poche. Le 12 janvier 2010, l’artiste franco-algérienne Rayhana a été agressée par deux hommes en plein Paris, alors qu’elle se rendait à la Maison des métallos pour y jouer sa pièce, À mon âge, je me cache encore pour fumer. Ils lui ont jeté de l’essence au visage, avant d’allumer une cigarette. « Votre chance, ce sont vos cheveux mouillés », lui a dit, plus tard, un policier. L’incident n’a pas fait d’elle une victime, mais une combattante. C’est d’ailleurs parce que, « dans la rue, [sa] pièce est devenue sa vie » qu’un an après l’agression elle est remontée sur scène, à la Maison des métallos, pour la jouer à nouveau.
« Le titre résume l’absurdité de l’interdiction faite aux femmes, même pour quelque chose d’aussi insignifiant qu’une cigarette, confie-t-elle, installée dans sa loge. Si les femmes sont mal vues quand elles fument, ce n’est pas parce que l’on s’inquiète pour leur santé, mais parce qu’elles passent pour des putains. » À la fin des années noires, une jeune fille de 16 ans, enceinte hors mariage, pousse la porte d’un hammam d’Alger. La patronne, Fatima, l’accueille et la cache. L’arrivée de l’adolescente et les lamentations d’une célibataire qui aspire au mariage orientent la discussion de huit femmes qui évoquent l’amour, les hommes, la religion, le plaisir, la guerre. Avec une grande liberté de ton. « J’utilise le langage des hommes pour les attaquer, lance Rayhana de sa voix rocailleuse. On m’a traitée de pute. J’assume ce que je dis, alors, s’ils me voient ainsi, j’en suis fière. » En écrivant sa pièce – la première en français –, elle enfreint le silence. Elle s’est beaucoup inspirée de la vie de sa jeune sœur, que ses parents ont obligée à porter le voile. « Une forte pression sociale pesait sur mes parents, explique Rayhana en portant une cigarette à ses lèvres. Ma sœur a de très belles formes. Ils avaient peur qu’on la traite de putain. » Elle a pensé à cette histoire durant ses dernières années en Algérie.
Rayhana a grandi à Bab el-Oued, « un quartier maudit qui est aussi un petit paradis », avant que le terrorisme des années 1990 vienne obscurcir son quotidien. Son père, Mansour, est un ancien combattant de la guerre d’Algérie pour qui seule compte l’instruction des enfants. « Question censure sensuelle, il nous a éduqués », écrit Rayhana dans Le Prix de la liberté. Blessé, Mansour est soigné par Connie, une aristocrate hollandaise et jeune « toubib » surnommée « Tabibouche ». Rayhana est bercée par le « militantisme radical » de la jeune femme, farouchement opposée à la guerre et devenue apatride pour avoir soutenu un peuple qui voulait l’indépendance. Plus que Zahra, la femme de Mansour, c’est Connie qui va l’élever, « à la dure ». À 17 ans, elle apprend qu’elle est née d’un adultère et que Tabibouche est sa mère… Deux autres rencontres vont aussi marquer Rayhana : Lamia, avec qui elle se lie d’amitié à 10 ans et qui lui offre ses premiers livres de Lénine ; puis celui qu’elle surnomme « le Globuleux », aux côtés duquel, à 20 ans, elle se radicalise en soutenant la lutte armée. Elle les recroisera des années plus tard : la première est voilée, le second porte la barbe, tous deux sont proches des islamistes radicaux. « J’étais prête à mourir pour n’importe quelle cause, pourvu qu’elle soit juste », écrit-elle. Connie l’a convaincue que la femme est l’égale de l’homme et que leur liberté, elles l’auraient aussi.
Rayhana a plusieurs fois payé le prix fort pour son militantisme. « Je me suis toujours fait virer. » Des Beaux-Arts, où, assise en short, elle dessinait un nu sur la pelouse de sa cité de filles. D’une école d’art dramatique, à la suite d’un mouvement de grève dont elle fut la meneuse. Au théâtre de Béjaïa, elle oublie un peu la politique qui l’a animée toutes ces années pour vivre sa première expérience de comédienne professionnelle. Elle y reste quinze ans. En Algérie, la censure est monnaie courante. Pendant les années noires, le théâtre est le refuge de la parole libre. Les mots, sa bouée de sauvetage. « Le théâtre m’a appris la fierté d’être une femme », écrit-elle. Sa force, elle la puise dans ses drames intimes : la mort tragique de deux de ses frères et un viol en prison, après une arrestation pour avoir distribué des tracts d’extrême gauche. « J’ai été obligée de me relever, assure-t-elle, les yeux brillants. Dans nos sociétés, il n’y a pas de lois pour protéger les femmes. C’est une question de survie, et non de courage. »
A l’époque, les artistes tombent : Azzedine Medjoubi, le directeur du Théâtre national algérien, Ali Tenkhi, son dernier metteur en scène (Le papillon ne volera plus ), Abdelkader Alloula, le directeur du Théâtre d’Oran… Harcelée, menacée, elle s’installe en France grâce à l’aide de l’association Aida. À 47 ans, mariée à un « Alsacien de souche » et mère d’un garçon de 15 ans, né d’un premier mariage, elle ressent toujours le poids de l’exil. « Un tiraillement perpétuel, une épreuve, un état d’incertitude majeure. » Pourtant, elle dit aimer autant l’Algérie que la France. « Je ne sais de quelle manière, je ne sais de quelle façon, revenue de cet enfer, j’ai survécu à la religion », écrit-elle. Elle est toujours en colère. « Je suis contre tous les signes religieux extérieurs dans un pays laïque et pour une loi interdisant le voile dans tous les pays du monde. Attention, je ne suis pas islamophobe, je suis d’origine musulmane ! » Elle se lève de sa chaise, la cigarette à la main : « On m’a reproché de jouer le jeu des islamophobes, alors je devrais m’autocensurer ? Les femmes occidentales qui revendiquent la liberté de revêtir le voile ne le porteront jamais. Elles ignorent tout de sa symbolique : le porter, c’est ne pas sortir, ne pas faire l’amour, oublier son identité. » La « norme sociale » la révolte, et, elle l’assure, c’est la hogra (« mépris ») qui fait que « l’on va vers le plus extrémiste ».
Son combat en faveur des femmes a trouvé un écho en l’épouse du réalisateur Costa-Gavras, Michèle Ray-Gavras. Celle-ci lui a proposé d’adapter À mon âge, je me cache encore pour fumer au cinéma et cela « bien avant l’agression ». Rayhana, qui réalisera là son premier film, ne sait pas encore où le tournage aura lieu. Ce sera en avril, « au Maroc, en Syrie ou à Paris ». Ses figurantes seront des femmes anonymes qui ont fait de leur vie un combat. Pour l’instant, elle écrit : une pièce de théâtre, Leila, dans laquelle monologuent trois prostituées. « J’écrirai toujours pour les femmes. Je ne suis pas une femme politique, mais une artiste. Mon combat, je le poursuis dans l’art. »
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