Thierry Tanoh : « Nous devons apporter plus de valeur ajoutée aux produits africains »

La Société financière internationale devrait investir plus de 1 milliard de dollars dans les infrastructures africaines en 2012. Un motif de satisfaction pour l’économiste ivoirien, qui, avant de terminer son mandat au sein de l’institution, nous livre sa vision pour l’avenir du continent.

Thierry Tanoh est le vice-président de la Société Financière Internationale. © Vincent Fournier/J.A.

Thierry Tanoh est le vice-président de la Société Financière Internationale. © Vincent Fournier/J.A.

Publié le 16 avril 2012 Lecture : 8 minutes.

« La nouvelle Afrique est en train d’émerger. » Pour Thierry Tanoh, ce n’est pas qu’une figure de style qu’il emploie de colloque en colloque. C’est l’analyse qu’il tire de son poste d’observation privilégié depuis 2008, en tant que vice-président de la Société financière internationale (SFI, filiale de la Banque mondiale pour le secteur privé) chargé de l’Afrique subsaharienne, de l’Amérique latine et Caraïbes et de l’Europe de l’Ouest. Premier Africain francophone – il est Ivoirien – à occuper un poste opérationnel au sein des institutions de Bretton Woods, il est entré à la SFI en 1994, à la sortie d’études qui l’ont notamment mené à Harvard. En juillet, une nouvelle page s’ouvrira, puisqu’il rejoindra le groupe panafricain Ecobank.

Pour lui, l’Afrique reste bien calée sur une perspective de croissance de 5 % à 6 % par an. Mais, insiste-t-il, le défi majeur consiste à bâtir une industrie africaine qui démultiplie la part de valeur ajoutée locale. Un objectif qui ne pourra voir le jour que si l’Afrique dispose d’infrastructures propices à l’essor du secteur privé et inscrites dans une vision d’intégration régionale. Dans ce but, la SFI devrait investir 1 milliard de dollars (750 millions d’euros) dans les infrastructures africaines, sur un montant total attendu à 3,5 milliards de dollars sur le continent en 2012.

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Jeune Afrique : À l’automne dernier, la Banque mondiale et le FMI annonçaient une croissance de 5 % à 6 % pour l’Afrique en 2012. Cette perspective paraît aujourd’hui moins sûre…

Thierry Tanoh : Je ne pense pas qu’il faille minorer les perspectives de croissance pour l’Afrique. Je pense en revanche que les observateurs avaient envisagé un impact beaucoup plus élevé de la crise européenne. Aujourd’hui, avec les derniers plans de sauvetage, notamment celui de la Grèce, ils estiment que la zone euro va peut-être mieux résister. En conséquence, ils prévoient une moins grande réorientation de certaines ressources vers les pays émergents, dont l’Afrique.

Profil

Né en 1962 à Abidjan

Diplômé de l’Institut national polytechnique (Yamoussoukro) en 1985

Début de carrière à la Direction et contrôle des grands travaux (Côte d’Ivoire)

MBA de la Harvard Business School (Etats-Unis) en 1994

Nommé vice-président de la SFI en 2008 après quatorze ans en son sein

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Ce n’est donc pas une bonne nouvelle pour l’Afrique ?

Ce qui est bon pour l’Europe n’est pas mauvais pour l’Afrique, car malgré la période de crise c’est de ce côté qu’il y a les meilleures perspectives. De fait, les prévisions de croissance pour l’Afrique restent de 5 % à 6 %. Ce qui est important, c’est de voir sur quoi repose cette croissance : sur le cours des matières premières, ou sur une production industrielle plus élevée, avec une hausse des exportations de produits finis ? C’est sur ce dernier point que des progrès doivent être faits pour que davantage de valeur ajoutée soit apportée aux produits africains avant qu’ils ne soient exportés.

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Comment industrialiser l’Afrique : c’est un vieux débat, mais avance-t-il ?

On constate que de plus en plus de concessions accordées à long terme intègrent un niveau minimum de valeur ajoutée apportée aux produits, ce qui implique une part de transformation locale. Mais pour y arriver, il faut au préalable donner au secteur privé les infrastructures nécessaires qui permettront cette transformation, c’est-à-dire l’énergie à un coût compétitif, une logistique efficace avec des routes, des moyens de stockage, des équipements pour l’exportation…

Quelle est votre action dans ce domaine ?

Il est très probable que nous aurons un montant d’investissement dans les infrastructures supérieur à 1 milliard de dollars cette année [le budget se calcule de juin 2011 à juin 2012, NDLR]. Ce qui serait une première dans l’histoire de la SFI. 

Mais la Banque mondiale a estimé à 93 milliards de dollars par an les besoins de l’Afrique en investissement dans les infrastructures. L’écart est considérable…

Je vous l’accorde, c’est une goutte d’eau. Mais il y a quelques années, nous avions du mal à passer le cap des 100 millions de dollars. Si nous arrivons à élever en 2012 le niveau d’investissement dans les infrastructures à 1 milliard de dollars, mines et énergie comprises, je terminerai ma carrière à la SFI sur une très bonne note. En outre, nous n’investissons pas plus de 25 % dans un projet. Donc, quand la SFI met 1 milliard, cela veut dire que l’on finance des projets à hauteur d’au moins 4 milliards. Cela représente 5 % des besoins de l’Afrique. Si nous arrivions dans les dix prochaines années à doubler ce montant, nous passerions à 10 %, et cela deviendrait vraiment très intéressant. Mais ce sera le challenge de mon successeur.

Concrètement, quels types de projets avez-vous soutenus ?

La centrale électrique de Kribi [Cameroun], le port et la centrale de Lomé, la centrale d’Azito [Côte d’Ivoire]… Et nous travaillons aussi sur les télécoms. Toutefois, nous concentrons nos efforts sur le secteur de l’énergie, dont les carences sont un frein au développement.

Vous êtes un défenseur des énergies vertes…

Je suis partisan de l’énergie hydraulique dès lors que l’impact sur l’environnement est maîtrisé. On note de fortes avancées dans l’éolien et le solaire, mais pas encore à des coûts très compétitifs. Or c’est la clé du succès. Mais pour faire de la recherche fondamentale, il faut des moyens. Qui les a en Afrique ? Aujourd’hui, la plupart des États cherchent d’abord à boucler leur budget annuel et font face à des besoins immédiats dans la santé, l’éducation, la sécurité…

Pourquoi ne mutualisent-ils pas leurs moyens ?

Cela nécessiterait la coordination et la mise en place en commun de moyens financiers et humains. Pour cela, il faudrait assurer la pérennité des ressources de ces activités. Or là où le bât blesse en Afrique, c’est que l’on fait de belles constructions mais que l’on ne prévoit pas toujours les fonds nécessaires à la maintenance. Pour développer des projets de ce calibre, il faudrait des engagements sur dix ou quinze ans, et ce n’est pas évident. Je suis allé en Asie, j’ai été très impressionné par des États comme Singapour qui ont des projets de développement sur cinquante ans. C’est une planification impressionnante. C’est ce genre de vision qu’il nous faut pour l’Afrique, mais de façon régionale.

Investissements de la SFI en 2011

Afrique du Nord et Moyen-Orient

1,6 milliards de dollars

soit 13,6% du total mondial

Afrique Subsaharienne

2,2 milliards de dollars

soit 17,64% du total mondial

Avec les infrastructures, l’agroalimentaire est-il toujours votre autre grande priorité ?

Les deux activités sont liées. Vous ne pouvez pas développer l’agroalimentaire si vous n’avez pas un minimum d’infrastructures, qui est la capacité d’un pays à collecter des produits, les transformer, les acheminer, les stocker, les distribuer et les exporter. C’est là, je pense, où une planification stratégique est importante. Tant que l’Union africaine n’aura pas une commission des ministres des Finances et du Plan très forte, afin de faire du développement du continent une priorité en mettant en place les moyens nécessaires à la collaboration des institutions sous-régionales, il sera très difficile d’avoir des solutions régionales. Et nous n’avancerons qu’à petits pas.

Pourtant, l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe ont un projet de marché commun pour 2017…

J’ai toujours constaté que ces régions sont plus agressives en matière d’intégration régionale. C’est dommage, car l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale ont une monnaie commune depuis l’indépendance. L’Afrique de l’Ouest, avec la zone franc CFA et le Nigeria, représente le plus grand marché d’Afrique subsaharienne en termes de population. Il y a beaucoup d’atouts à utiliser.

Comment expliquez-vous ce retard de la zone CFA ?

Il n’y a jamais eu un désir très fort du leadership pour un développement régional. L’Afrique de l’Est et l’Afrique australe ont compris que, pour continuer à se développer, il faut créer un marché plus grand et doper la consommation locale. Quand elles afficheront de bons résultats dans ce domaine, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale leur emboîteront le pas.

Mais pour créer les conditions d’une intégration régionale, il faut des moyens financiers. L’Afrique a-t-elle vraiment accès aux marchés de capitaux ?

C’est évident que, pour se développer, il faut avoir des ressources. Les grandes puissances économiques font appel aux marchés de capitaux, les pays les plus pauvres aux institutions de développement comme la Banque mondiale, la BEI [Banque européenne d’investissement], la BAD [Banque africaine de développement]… Dès lors que vous accédez aux marchés financiers – et c’est le cas de l’Afrique du Sud -, vous avez une plus grande marge de manoeuvre, tout est plus facile. Lorsque certains pays comme la Zambie, le Sénégal et le Rwanda accéderont de façon plus systématique aux marchés de capitaux, ils auront des réponses plus flexibles et rapides à leurs besoins.

Tant que les institutions sous-régionales ne collaborent pas plus, nous n’avancerons qu’à petits pas

Après la crise de 2008, pensez-vous que les investisseurs internationaux miseront sur l’Afrique ?

Ils commencent à réaliser que les retours sur investissement seront réalisés dans les pays émergents dans les années à venir. On constate un accroissement non négligeable des fonds, américains notamment [Carlyle a annoncé vouloir investir 500 millions de dollars en Afrique], qui commencent à regarder l’Afrique comme une zone d’investissement et veulent s’implanter, y établir des bureaux. Ce n’est pas un changement de cap mais une orientation de plus en plus forte vers des pays qu’ils anticipent à forte croissance et donc susceptibles de bons retours sur investissement.

Pourtant, le fonds Kingdom Zephyr Africa Management, du prince saoudien Al Walid Ibn Talal, a brutalement suspendu ses activités en Afrique en février. N’est-ce pas contradictoire ?

L’actionnaire principal de ce fonds continue à investir sur le continent. Le fait qu’un fonds cesse son activité, c’est peut-être aussi parce qu’il a fait son temps. Et de toute manière, d’autres arrivent.

Dans l’une de vos dernières interventions publiques, en janvier, à Dubaï, vous lanciez que « la nouvelle Afrique émerge ». Dans ce cas, ne partez-vous pas trop tôt de la SFI ?

D’une part, je reste en Afrique. Et, d’autre part, cela fait dix-huit ans que je suis à la SFI… Je ne travaillerai plus jamais aussi longtemps pour une autre institution. Je ne pars pas trop tôt, je pars au bon moment. Il faut donner un second souffle à nos actions, avec quelqu’un qui aura une certaine jeunesse pour remettre en question des solutions que nous avons mises en place afin de les améliorer, et faire beaucoup mieux que ce que j’ai fait. C’est mon plus grand souhait pour la personne qui me succédera, entourée de cadres extrêmement compétents et motivés, dans un environnement ou la diversité multiraciale est la clé. Cette équipe, bâtie au cours des dix dernières années, donnera d’excellents résultats dans les dix ans à venir. Permettez-moi d’ailleurs de conclure en remerciant toute l’équipe du département Afrique de la SFI, qui a travaillé avec moi afin de permettre à notre institution de faire la différence sur le continent.

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Propos recueillis par Jean-Michel Meyer

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