Rwanda : noires douleurs, blanches dérives

Photos de victimes du génocide exposées au mémorial de Kigali. © John Green/Newscom/Sipa

Photos de victimes du génocide exposées au mémorial de Kigali. © John Green/Newscom/Sipa

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 6 novembre 2014 Lecture : 4 minutes.

Qu’est-il donc arrivé à Jane Corbin, journaliste britannique jusqu’ici réputée, experte en documentaires d’investigation pour la célébrissime émission Panorama, clouée au pilori par le régime de Kigali et nombre de ses amis pour avoir réalisé un film de une heure diffusé à trois reprises ce mois d’octobre sur la chaîne BBC 2 ?

A priori, rien qui mette en cause son professionnalisme puisque son but, légitime, était de revisiter l’histoire du génocide rwandais. A posteriori, une dérive déontologique inquiétante : avoir confondu la charge du juge avec celle du procureur et fait passer un travail entièrement à charge pour une oeuvre objective.

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Le titre même de ce documentaire, qui alimente une vive polémique entre Kigali et Londres, est en soi trompeur : Rwanda’s Untold Story, ou l’histoire "jamais racontée" du Rwanda, reprend en réalité sans aucune distance les thèses et arguments révisionnistes répétés ad nauseam depuis vingt ans, notamment en France où ils se confondent allègrement avec la défense et illustration du rôle "humanitaire" de l’armée pendant l’opération Turquoise.

En résumé : Paul Kagamé aurait donné l’ordre d’abattre l’avion du président Habyarimana en sachant pertinemment que cet assassinat allait déclencher le génocide des Tutsis – lequel doit d’ailleurs être fortement relativisé puisque quatre fois plus de Hutus ont en définitive perdu la vie. Son but : s’emparer du pouvoir en marchant sur les cadavres de ses compatriotes.

À l’appui de cette "autre Histoire", passablement rabâchée mais habilement mêlée à des documents d’archives pour lui conférer une patine d’authenticité, Jane Corbin a délibérément ignoré les dizaines de rapports, témoignages, documents, ouvrages divers, travaux de recherche et enquêtes judiciaires menées sans discontinuer depuis vingt ans, pour ne s’attacher qu’à une poignée d’universitaires controversés et de dissidents du régime Kagamé.

Les chercheurs Allan Stam, Christian Davenport et Filip Reyntjens, dont les travaux sont régulièrement utilisés par les défenseurs des présumés génocidaires ; l’ancien procureur du tribunal pénal d’Arusha, Carla del Ponte, dont le Rwanda obtint le départ en 2003 et qui, manifestement, ne l’a toujours pas digéré ; le colonel belge Luc Marchal, qui ne cesse de régler des comptes avec son chef de l’époque, le général Roméo Dallaire ; ou l’inévitable juge Bruguière, dont le rapport réquisitoire est évidemment cité alors que celui de son successeur, Marc Trévidic, qui le déconstruit, est passé sous silence.

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Côté rwandais, sont appelés à la barre deux anciens dignitaires en rupture de ban : l’ancien chef de cabinet de Paul Kagamé, Théogène Rudasingwa, et son ex-chef d’état-major, Kayumba Nyamwasa. Pour ce dernier, réfugié en Afrique du Sud, le président rwandais est un "tueur en série" directement responsable de l’attentat du 6 avril 1994 : "Je le sais, dit-il en guise de preuve, j’étais en position de le savoir et Kagamé sait que je sais." Aucun de ces deux hommes ne nous dit pourquoi ils ont si longtemps été les complices zélés de celui qu’ils décrivent comme un criminel, encore moins pourquoi ils ont décidé aujourd’hui de le combattre.

Jane Corbin ne leur pose pas la question, tout comme elle s’abstient de toute relance quand une ex-réfugiée hutue en exil assure, les larmes aux yeux, que seuls 10 % des miliciens Interahamwe étaient des tueurs – une affirmation pour le moins étonnante, pour tous ceux qui ont lu les ouvrages d’Alison Des Forges ou de Jean Hatzfeld sur le sujet, et qui aurait mérité, à tout le moins, d’être discutée.

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Pour réaliser ce documentaire, Corbin s’est rendue au Rwanda en marge des commémorations du vingtième anniversaire du génocide, en avril dernier. Les images sont évidemment belles dans ce pays si photogénique – ciels orageux, collines verdoyantes, immeubles de verre de Kigali… – et l’auteure se met complaisamment en scène, avec des commentaires "live" qui tendent à démontrer qu’elle avait déjà trouvé, avant de s’y rendre, la vérité qu’elle était venue y chercher.

Comme pour démontrer son impartialité, elle souligne à deux reprises qu’elle a sollicité, en vain, un entretien avec Paul Kagamé, sans expliquer pourquoi elle n’a pas jugé utile d’interroger qui que ce soit de son entourage, de ses partisans, ni aucun des milliers de témoins de "l’Histoire racontée" du Rwanda.

Si ce documentaire, qui déchaîne les passions sur la Toile et fait couler tant d’encre, avait l’honnêteté de se présenter tel qu’il est en réalité – l’équivalent de l’histoire de la Shoah vue par Robert Faurisson ou de celle du régime de Vichy racontée par Éric Zemmour -, nul n’aurait trouvé à y redire puisque la négation, hélas fréquente, du génocide rwandais ne tombe pas, hors du Rwanda, sous le coup de la loi.

Le problème est que, produit et diffusé par ce parangon de l’objectivité qu’est la BBC et réalisé par une journaliste multiprimée, il se couvre d’un label usurpé. C’est en cela que cette "untold story" est éminemment toxique.

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