Liban : « Nos très chers compatriotes ! »

Considérés comme de « nouveaux riches » aux sympathies marquées pour le Hezbollah, les « Africains » ne sont pas toujours les bienvenus.

Publié le 13 octobre 2009 Lecture : 4 minutes.

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Les Libanais d’Afrique

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« Ce soir, je ne vais pas venir. J’organise une soirée yassa avec des amis et c’est moi qui cuisine. » Cela fait une quinzaine d’années que Ghassanet, né à Dakar il y a cinquante et un ans, vit à Beyrouth, mais son « cœur reste au Sénégal ». Il faut dire que ces « Libanais-Africains » ne sont pas franchement bienvenus lorsqu’ils rentrent au pays. « Ce sont souvent des familles d’origine modeste, sans grande culture et qui reviennent dépenser leur argent de façon ostentatoire pour étaler leur réussite. On ne les a pas beaucoup vus pendant la guerre », explique Karen, une élégante bourgeoise francophone du quartier d’Achrafieh de Beyrouth. Car, derrière le rimmel et le Botox, suinte souvent le mépris pour ces « nouveaux riches » d’Afrique, par opposition aux grandes familles chrétiennes dont les membres aventureux ont choisi l’expatriation en France, au Canada, aux États-Unis et surtout au Brésil. 

Clanisme familial

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Dans un Liban rongé par le communautarisme religieux et le clanisme familial, personne n’ignore que les Libanais-Africains sont très majoritairement chiites et issus du sud du pays. « Mon père a quitté le Liban en 1916 pour éviter l’enrôlement forcé dans l’armée ottomane, il pensait rejoindre l’Argentine au départ de Marseille, il s’est retrouvé à Dakar », explique Abdehalim Sehlab, 78 ans, originaire de la région de Tyr. « À l’époque, il y avait seulement une dizaine de Libanais au Sénégal. Il a fait tous les métiers, il a vendu du poisson, de l’indigo, du beurre de karité », raconte le vieil homme qui a poursuivi la saga familiale en se lançant dans le négoce de tissus dans les années 1960-1970.

« C’était la belle époque, il n’y avait pas de bakchichs comme aujourd’hui. Je faisais mes affaires sur les cours de tennis, et on vendait dans toute l’Afrique de l’Ouest », se souvient l’octogénaire en sirotant son expresso dans un palace climatisé du quartier Hamra. « C’est mon frère qui est le propriétaire de cet hôtel. Il a toujours des affaires à Dakar. Moi aussi, je suis toujours sénégalais à 100 %, j’ai la nationalité, je parle wolof et je veux être enterré là-bas », glisse-t-il en avalant un petit-four. C’est l’heure du bain de mer, Abdehalim se fait déposer sur la corniche de Beyrouth devant l’immeuble de neuf étages qu’il a acheté en 1969 et dont le mètre carré ne doit pas valoir moins de 7 000 dollars.

Originaire de Tyr, Wael, 37 ans, fait lui partie de la nouvelle génération de migrants. En 1989, avec en poche son BTS d’action commerciale obtenu à Strasbourg, il tente l’aventure au Nigeria, comme responsable de l’hôtel d’un cousin à Benin City. Il trouve les Nigérians « travailleurs et courageux » et a épousé une Nigériane. Père de trois petits métis, il dirige actuellement, à Freetown, la première société de pêche de Sierra Leone et exporte poissons et crustacés dans tout le continent.

En vacances à Beyrouth, Wael juge durement ses compatriotes qui se « comportent mal » avec les Africains, qu’ils appellent parfois entre eux abid (« esclaves »). Et les affaires, ça marche ? Wael sourit : « Je n’ai pas à me plaindre, mais je ne suis pas encore riche… » Il est vrai que le trésor des Libanais-Africains est aussi convoité qu’il est opaque. La déliquescence de l’administration fiscale nationale, la fluidité du système bancaire, les innombrables tuyaux du circuit de blanchiment de l’ancienne « Suisse du Moyen-Orient » contribuent à cette opacité. Selon une étude de l’université américaine de Beyrouth, les Libanais de la diaspora auraient rapatrié, en 2008, quelque 4,5 milliards de dollars, dont près de 1 milliard en provenance d’Afrique.

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La solidarité confessionnelle et familiale fait du Sud-Liban chiite, contrôlé de fait par le Hezbollah, l’une des régions les plus concernées par cet argent africain. Tyr, la capitale du Sud, porte les traces de cette tradition africaine. La corniche baptisée « avenue du Sénégal » recèle autant de banques (Fransa Bank, Mob Bank, Jamal Trust Bank, Bank of Kuwait and the Arab World…) que de palmiers. Et, entre deux barrages de l’armée libanaise, il suffit de s’aventurer dans les villages montagneux autour de l’ancien port phénicien pour découvrir les incroyables et luxueuses villas construites par les parrains de la diaspora et habitées seulement quelques semaines par an. Toits en pagode, chambres d’enfants en forme d’avion ou de yacht, façades rose bonbon, ascenseurs extérieurs : la ville de Jouaya, dont la rue principale s’appelle Nigeria, est l’une de ces capitales rurales du kitsch le plus ostentatoire qui s’affiche à proximité des portraits des martyrs du Hezbollah, de l’ayatollah Khomeiny et du président chiite de l’Assemblée nationale, Nabih Berri.

La présence des Libanais-Africains est également visible à Toura, Abbassiyeh ou encore Borj Rahal. Des centres commerciaux (Ghana Center, Ivoire Shopping) ont fait leur apparition au milieu des bananeraies et des innombrables garages installés sur la route côtière menant de Saïda à Tyr, et où l’on vend des berlines allemandes. « C’est pour blanchir l’argent. Une voiture, ça ne sert pas seulement à se déplacer, c’est aussi un compte en banque », confie Jihad, un restaurateur. Surtout que, de plus en plus, les chiites ont du mal à investir dans les juteux programmes immobiliers du centre de Beyrouth, jalousement contrôlés par les sunnites et les chrétiens.

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Depuis que le Hezbollah est devenu un acteur majeur de la scène politique et que l’Iran a engagé un bras de fer avec Israël et l’Occident sur le dossier nucléaire, l’argent chiite est sous surveillance, au moins au niveau international. Les Émirats arabes unis viennent ainsi d’ordonner l’expulsion de plusieurs centaines de Libanais soupçonnés de financer l’organisation. L’enquête menée depuis septembre par la justice libanaise sur Salah Ezzedine, un homme d’affaires réputé proche du Hezbollah, risque également de lever un coin sur l’opacité du « trésor africain ». Présenté par la presse comme le « Madoff libanais », il proposait des placements rémunérés à 40 %. Il devrait entraîner dans sa chute quelques-uns des rouages financiers de la diaspora. Les Libanais d’Afrique en sont conscients ; leur générosité confessionnelle suscite bien des convoitises dans le mikado politique libanais.

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