Ben Ali fuite et fin
La révolution tunisienne a eu raison d’un régime en place depuis vingt-trois ans et que l’on croyait inamovible. Une chute devenue inéluctable devant l’ampleur de la colère populaire. Récit de journées historiques.
Tunisie : c’est une révolution
Les Tunisiens ont écrit, avec force détermination et courage, une nouvelle page de leur histoire. Un mois après le déclenchement des émeutes, le pays du Jasmin n’a plus rien à voir avec l’image d’Épinal qui lui a longtemps collé à la peau : havre de paix et de stabilité, modèle social et économique, peuple plus soucieux de son confort que de ses droits… Les manifestations sont devenues émeutes, puis révolte, avant de se muer en véritable révolution et d’aboutir, le 14 janvier, à la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, qui a fui le pays. C’est le général Rachid Ammar, chef d’état-major de l’armée de terre, démis de ses fonctions par l’ex-président pour avoir refusé de réprimer les émeutes, qui, dit-on, aurait précipité la chute du raïs. Mais c’est Mohamed Ghannouchi, le Premier ministre, qui assurera, conformément à la Constitution (article 56), l’intérim de l’ex-chef de l’État jusqu’à la tenue d’élections anticipées. Comme souvent avec les révolutions, personne n’a rien vu venir…
Les jeunes qui ont investi les rues du pays n’ont, pour la plupart, connu de Ben Ali que son omnipotence et son autorité jusqu’ici incontestable. Leurs aînés, eux, se souviennent de la triste fin de règne de Habib Bourguiba, du salvateur sursaut qu’a constitué l’arrivée de Ben Ali au pouvoir. Tous n’en pouvaient plus d’attendre. Les promesses des zaïms n’engagent plus seulement ceux qui les reçoivent… Ironie de l’Histoire, les Tunisiens se sont lancés dans une aventure qui aurait pu ne jamais exister. Il aurait suffi que les autorités ne répriment pas avec une violence d’un autre âge les premières manifestations de soutien à Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé par le feu, le 17 décembre, à Sidi Bouzid. Il aurait aussi suffi, peut-être, que l’ex-chef de l’État tienne immédiatement un discours adapté à la situation, celui qu’il a finalement prononcé le 13 janvier, dans une tentative désespérée de reprendre la main.
Un président aux abois
Mais après ses premières interventions extrêmement maladroites au cours desquelles Ben Ali a ressorti, dans un réflexe quasi pavlovien, l’antienne de la « déstabilisation extérieure » et des « terroristes », manié une rachitique carotte et un meurtrier bâton, jeté en pâture quelques boucs émissaires – dont la liste n’en finissait plus de s’allonger –, il était trop tard. Pour les Tunisiens, le roi était désormais nu. Lâché en un tournemain par les États-Unis, il a eu beau faire des concessions inenvisageables jusque-là (promesse de s’arrêter au terme de l’actuel mandat en 2014, instauration d’une démocratie réelle, liberté de la presse et d’expression, élections anticipées en 2011, nomination d’un gouvernement d’union nationale, etc. – voir pp. 15-16), rien n’y a fait.
Pis, en lâchant autant de lest d’un seul coup sous la pression populaire, il n’a fait que renvoyer l’image d’un président aux abois, désemparé face à la révolte chaque jour plus menaçante aux portes de son palais de Carthage, et ainsi renforcer les Tunisiens dans leur conviction que, la porte grande ouverte, ils devaient aller jusqu’au bout de leur entreprise inimaginable il y a seulement quelques semaines. Il fallait voir les membres du parti au pouvoir, le 7 novembre dernier, commémorer le 23e anniversaire du « Changement » de 1987… Rien, absolument rien ne pouvait laisser présager que cet édifice en béton armé s’écroulerait comme un simple château de cartes. La gigantesque manifestation du 14 janvier, avenue Habib-Bourguiba – quel symbole ! –, atteste de l’accélération du processus de délitement du régime. Les emblèmes du pouvoir, publics comme privés (des maisons appartenant aux Trabelsi, la belle-famille de Ben Ali, ont été saccagées et incendiées), ont subi un déferlement de haine sans précédent. Le Rubicon a été franchi.
« On nous a menti », explique Hatem, jeune ingénieur tunisois de 30 ans présent lors de la manifestation du 14 janvier, devant les portes du ministère de l’Intérieur. « On nous a ressassé que tout allait bien, que nous étions les meilleurs, les plus instruits, les plus développés, les plus compétitifs et les plus libres du monde arabe. On nous a dit que la pauvreté était endiguée, que les écoles formaient chaque année des milliers de cadre compétents. On nous a abreuvés de classements internationaux et de lénifiants discours sur la démocratie en marche. On nous a pris pour du bétail, que l’on pouvait guider n’importe où, pour des gamins à qui l’on pouvait faire tout avaler… » Goutte d’eau qui a fait déborder le vase, les Tunisiens ont assisté ces dernières années à l’enrichissement météorique d’une classe de privilégiés recrutés essentiellement dans les rouages du pouvoir et, surtout, au sein de la famille présidentielle, vomie par toute une population, elle aussi aujourd’hui en fuite. « Banques, assurances, télécoms, automobile, immobilier, médias… Ils ont mis la main sur tous les secteurs de l’économie et nous, nous en sommes réduits à vendre des paquets de cigarettes ou des fruits et légumes à la sauvette, quand des policiers corrompus qui se croient tout permis nous en laissent l’occasion ! » ajoute Sabri, diplômé en lettres modernes.
La montée d’une paupérisation certaine conjuguée aux excès les plus inimaginables d’une classe de nantis qui n’hésitait plus à exhiber les signes extérieurs de leur richesse et à se vanter de leur impunité, l’absence de libertés, l’intimidation érigée en mode de gouvernance, l’injustice et la corruption… Tout cela a eu raison de la patience des Tunisiens. Cinquante-cinq ans après l’indépendance – dont plus de vingt-trois sous Ben Ali –, leur « docilité » légendaire n’est plus qu’un lointain souvenir. Ils ont pris leur destin en main et ont choisi de mener leur révolution. Ils n’ont plus aucun respect pour les dirigeants issus du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) et, surtout, n’ont plus peur. Nul ne sait sur quoi débouchera, dans quelques mois, cette révolution. Une seule chose est sûre : personne, ou presque, ne regrette Zine el-Abidine Ben Ali et sa famille. Triste fin…
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