Les excentriques dessillent la société
Briser les codes, les tabous et les usages… l’art peut tout se permettre. Une audace créatrice, rarement gratuite, souvent révélatrice, plus ou moins acceptée.
Vous avez dit excentrique ?
Bizarre ? Original ? Extravagant ? Excentrique ? Dans le monde des arts plastiques, tous les délires sont permis. Mieux : pour réussir à sortir du lot, il faut briser les tabous, ne pas respecter les usages, ne pas hésiter à arpenter des territoires que la « bonne société » préfère ignorer. S’il est un artiste contemporain qui a su mettre cet axiome en pratique, c’est bien le Belge Wim Delvoye.
Cet artiste de 45 ans a plusieurs œuvres troublantes (euphémisme !) à son actif. En 2000, il s’est fait connaître avec Cloaca, qui n’est autre qu’une « machine à digérer » de 12 m de long. D’un côté, elle reçoit des aliments et, de l’autre, elle expulse des excréments. L’œuvre – c’en est une ! – existe en huit versions différentes et a été exposée dans diverses galeries et musées du monde entier. Mais ce n’est pas là l’unique extravagance de Wim Delvoye. Il a aussi suscité l’ire des associations de protection des animaux en tatouant des cochons vivants, puis en vendant leur peau comme des tableaux…
Est-il fou ? À cette question, sans doute répondrait-il, à l’instar du peintre espagnol Salvador Dalí : « La seule différence entre un fou et moi, c’est que je ne suis pas fou. » Et, effectivement, il ne l’est pas. À la tête d’une véritable petite entreprise employant plusieurs personnes, il gagne très bien sa vie en produisant des œuvres qui ne manqueront pas de mettre les spectateurs mal à l’aise, tout en interrogeant nos sociétés contemporaines et en séduisant les collectionneurs.
Cette pratique n’est pas nouvelle. Déjà en 1917, Marcel Duchamp expose un urinoir fabriqué industriellement qu’il baptise Fontaine. Ce geste, en opposition avec tous les usages reçus – à l’époque –, modifie considérablement l’histoire de l’art. Ce qui importe désormais, c’est plus le choix de l’artiste que l’objet en lui-même. Tous les conformismes sont pulvérisés, l’art se développe sans limites et occupe les marges délaissées, il ne s’agit plus seulement de jeter des couleurs sur une toile ou de traduire un corps dans du marbre. Plus qu’avant, l’excentricité peut devenir un moteur puissant de la création.
L’Espagnol Salvador Dalí s’est fait le maître des déclarations délirantes tout en peignant à l’huile ses fantasmes sexuels et morbides. Le Français Yves Klein a demandé à des femmes nues de s’enduire de peinture bleue, de s’allonger sur d’immenses toiles et de devenir des « pinceaux humains ». Plus récemment, le Britannique Damien Hirst a plongé dans du formol divers animaux, dont un requin entier. Tous trois ont suscité des réactions d’admiration et de rejet, mais tous trois sont considérés comme des artistes incontournables.
Têtes de mort
Aujourd’hui, la quête d’originalité peut emprunter plusieurs chemins, parfois simultanément. Les tenues excentriques de certains artistes contemporains sautent aux yeux. Ainsi, le plasticien camerounais Barthélémy Toguo se balade-t-il souvent les doigts couverts de bagues représentant des têtes de mort. Son comparse béninois Romuald Hazoumé a pour sa part choisi de porter d’innombrables colliers autour du cou et un képi noir décoré de pin’s. Ces extravagances pourraient paraître superficielles si elles n’exprimaient la personnalité profonde des créateurs et n’allaient de pair avec une recherche créative singulière et, parfois, un discours politique.
Hazoumé, justement, travaille depuis longtemps sur les formes anthropomorphes des bidons d’essence que l’on trouve à profusion au Bénin. D’origine yorouba, il a créé de nombreux masques à partir de jerricanes découpés – sa quête culminant avec l’installation La Bouche du roi (1997-2005), qui représente un navire négrier. Utilisant une grande variété de supports (peinture, sculpture, installation…), Barthélémy Toguo n’hésite pas à se mettre lui-même en scène, en se présentant à l’aéroport avec une cartouchière remplie de Carambar ou en se photographiant dans une posture de « président africain »… D’autres artistes utilisent aussi des matériaux surprenants : le Congolais Freddy Tsimba réalise des sculptures avec des cuillères, des fourchettes et des douilles, le Mozambicain Gonçalo Mabunda transforme des armes en objets d’art, l’Égyptienne Ghada Amer utilise la broderie pour représenter des scènes pornographiques, le Ghanéen El Anatsui crée de grands draps avec des morceaux de métal, le Nigérian Yinka Shonibare se sert du wax et du batik dans la plupart de ses sculptures… Mieux, le Britannique d’origine nigériane Chris Ofili utilise de la bouse d’éléphant dans ses peintures…
Outre le choix du matériau, l’extravagance peut aussi, plus simplement, venir du choix du sujet traité. La Sud-Africaine Marlene Dumas s’inspire de photos de corps torturés, morts ou dans des positions sexuelles explicites pour réaliser ses peintures. Comme Shonibare, le Soudanais Hassan Musa reprend des œuvres célèbres de l’histoire de l’art et les réinterprète à sa manière, n’hésitant pas à représenter Ben Laden fesses à l’air telle L’Odalisque blonde du peintre français François Boucher… Toutes ces « excentricités », rarement gratuites, sont parfaitement acceptées par le monde de l’art – voire valorisées. « À partir du moment où quelqu’un se définit comme artiste et utilise tous les moyens possibles pour s’exprimer, je n’ai pas le sentiment que l’on puisse parler d’excentricité à propos d’une œuvre d’art », affirme Nathalie Mangeot, commissaire-priseuse de la maison de ventes aux enchères Gaïa. Au fond, tout est affaire de regard : si la société tente de s’aveugler en considérant les artistes comme des excentriques, les artistes se donnent pour fonction de la dessiller, de gré ou de force.
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