Les équilibres d’Al-Jazira sont mouvants
Claire Gabrielle Talon est politologue et journaliste. Auteure de « Al JAzeera. Liberté d’expression et pétromonarchie », elle décrypte les enjeux d’une chaîne controversée pour son rôle dans le Printemps arabe.
Printemps arabe : les médias font leur révolution
À l’heure où une vague démocratique balaie le Proche-Orient et le Maghreb, les voix les plus discordantes s’accordent aujourd’hui pour reconnaître le rôle central joué par Al-Jazira dans l’avènement des révolutions arabes. Porte-parole des contestations, la chaîne qatari a été pendant plus d’une décennie la plateforme quasi exclusive où purent s’exprimer les oppositions politiques à des régimes autoritaires soutenus par l’Occident.
Développant un discours critique sur les pratiques du journalisme occidental, ses journalistes ont contribué à renverser l’équilibre des forces médiatiques internationales, battant en brèche la domination et la légitimité de CNN et de la BBC, imposant au monde le spectacle d’une « autre scène » où se disait la violence de guerres « néocoloniales » (notamment en Irak, en Afghanistan et en Israël) et la « partialité complice » des chaînes d’information internationales.
Les conflits idéologiques internes à la famille régnante du Qatar ont assuré aux journalistes une grande liberté.
Ce qui est remarquable, c’est qu’Al-Jazira ait pu jouer un tel rôle de critique et d’opposition alors même qu’elle était financée par un régime pétrolier peu démocratique et que se développait en son sein un courant islamiste conservateur qui allait s’imposer dans la rédaction à partir de l’année 2003.
Mais ces paradoxes ne sont qu’apparents : les conflits idéologiques internes à la famille régnante du Qatar ont assuré aux journalistes de la chaîne une grande liberté d’opinion et d’expression.
Dans ces conditions, les questions qui se posent aujourd’hui avec force sont les suivantes : comment les journalistes d’Al-Jazira vont-ils se positionner sur des échiquiers politiques libérés de la dictature, où les islamistes ont des chances de se retrouver en position dominante au Parlement, et se positionnent déjà du côté du conservatisme ? Comment Al-Jazira couvrirait-elle des révoltes démocratiques qui s’étendraient massivement aux puissants voisins du Qatar, et au Qatar lui-même ?
Pour l’instant, la couverture inégale du Printemps arabe par Al-Jazira laisse planer des doutes sur la capacité de la chaîne à s’émanciper des intérêts diplomatiques de son bailleur de fonds. Si elle a soutenu avec un enthousiasme exacerbé les révolutionnaires tunisiens, égyptiens, libyens et yéménites, Al-Jazira a en effet tardé à couvrir la répression sanglante des manifestants en Syrie (allié stratégique de l’émirat) et à Bahreïn (où le Qatar a envoyé des troupes participer à la répression). Quant à l’Arabie saoudite, il y a plusieurs années que la chaîne n’est plus aussi critique à son sujet, depuis que les deux pays ont scellé une réconciliation officielle après des années d’une hostilité initiée par l’arrivée sur le trône du Qatar du nouvel émir à la faveur d’un coup d’État contre son père en 1995. Signe du conservatisme ambigu et de la crispation qui semblent gagner la rédaction d’Al-Jazira dans un contexte désormais pluraliste, la couverture par la chaîne du massacre commis par l’armée égyptienne contre des manifestants coptes dans la nuit du 9 octobre au Caire s’est distinguée par une certaine complaisance vis-à-vis des militaires égyptiens, qui reflétait bien la position des Frères musulmans égyptiens sur le sujet.
Pourtant, par le passé, Al-Jazira s’est distinguée par une remarquable liberté d’expression vis-à-vis du pouvoir qatari. Celle-ci l’a conduite à critiquer les options diplomatiques du Qatar, même si elle a pu jouer à de multiples occasions le rôle d’instrument diplomatique au service des intérêts de l’émirat.
Dans ces conditions, l’avenir de la chaîne va dépendre de quelques facteurs décisifs. Au premier rang de ceux-ci : l’évolution des rapports de force au sein de la rédaction d’Al-Jazira (qui évolue déjà à la faveur de la démission de son directeur général le mois dernier) et l’avenir des rapports de pouvoir dans la famille régnante du Qatar (entre conservateurs et libéraux). L’histoire de la chaîne a prouvé que ces équilibres étaient extrêmement labiles et mouvants. D’autre part, la montée en puissance d’une opposition politique à l’émir ou à certains représentants de la famille régnante au Qatar risquerait de limiter la marge de manœuvre des journalistes. Enfin, une modification des alliances diplomatiques de l’émirat (notamment celle entretenue avec l’axe Syrie-Hezbollah-Iran) dans un contexte géopolitique régional en mutation aurait sans aucun doute des répercussions sur le traitement de l’actualité régionale par Al-Jazira.
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